TERRE A TERRE: Réflexions sur l?action politique du CODETRAS(1). Résister aujourd?huivaincre dans dix mille ans

de Loubret, 23 sept. 2005, publié à Archipel 129

Violence, misère, injustice... Ces mots résument les nombreux articles d’Archipel qui, depuis plusieurs années, décrivent l’exploitation subie par les travailleurs salariés de l’agriculture productiviste, notamment les étrangers dans le secteur des fruits et légumes en Europe du Sud.

Présentées en amalgame, les causes sont accablantes: racisme, productivisme agricole, tyrannie de la grande distribution, gestion mafieuse de l’immigration...

Peu de choses sont dites sur les forces qui tentent de s’y opposer.

Lorsqu’ils concernent la Provence, les articles évoquent un collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture (CODETRAS), réunissant des organisations (dont le FCE) concernées par les causes ci-dessus.

Il est apparu utile de présenter ici, non seulement une information factuelle sur ce collectif (son histoire, sa stratégie, ses activités) mais également, quelques réflexions «derrière le miroir»2 sur le sens global et la portée réelle de ces actions.

Fruits et légumes, ordres de grandeur3, similitudes et différences

En Europe, les principaux pays producteurs de fruits et légumes sont l’Italie et l’Espagne (plus de 20 millions de tonnes chacun), suivis de la France (10 MT).

Dans chaque pays, la production est concentrée dans quelques régions parmi lesquelles se distinguent:

  • en Espagne, la région d’Almeria avec 32.000 hectares de serres et 40.000 salariés (dont plus de 90% d’étrangers avec ou sans papiers);

  • en France, le département des Bouches-du-Rhône avec 1.600 hectares de serres et, parmi les salariés (en majorité étrangers), plus de 4.000 saisonniers sous contrat «OMI» (voir encadré).

Ces indicateurs numériques sont à garder à l’esprit lorsqu’on examine les similitudes et les différences de situation et de comportement des protagonistes.

Dans les deux régions, les employeurs sont simultanément fauteurs et victimes de la guerre économique pour la conquête du marché européen des fruits et légumes. Une fois engagés dans l’agriculture intensive pourvoyeuse des centrales d’achat de la grande distribution à l’échelle européenne, les producteurs n’ont qu’une alternative: rechercher les salariés les plus soumis pour les exploiter «à mort» ou disparaître eux-mêmes. Pour minimiser le coût de l’heure de travail4, le facteur déterminant est la précarité du statut des travailleurs au regard de la législation du séjour et du travail. La xénophobie et le racisme ne sont que des facteurs auxiliaires de légitimation idéologique de cette précarité.

Abolir toute forme de protection économique constitue l’axe stratégique majeur du capitalisme contemporain. Il a déjà gagné sur le plan commercial et financier en imposant la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux; il ne lui reste qu’à détruire toute forme de législation protectrice des salariés lorsqu’elle existe (en France) ou à en empêcher le développement lorsqu’elle est faible (en Espagne).

Dans la région d’Almeria, la victoire est presque acquise. Comme le décrivent les articles sur El Ejido, l’exploitation des travailleurs s’y exerce avec une sauvagerie qui n’a pas (encore) son égal dans les Bouches-du-Rhône.

Dans les deux cas, la défense des exploités – SOC5 Almeria en Espagne, CODETRAS en France – s’inscrit donc nécessairement dans la perspective d’abolition du système capitaliste, bien loin d’une gentille contestation «citoyenne» contre les excès de «l’ultra-libéralisme». Mais l’heure n’est pas à l’offensive générale; dans l’état actuel des rapports de forces, il s’agit plus de guérillas défensives à faible intensité, voire d’ultimes résistances «le dos au mur».

Celle que tente d’organiser le SOC-Almeria doit être soutenue en priorité mais pour autant, il faut éviter la situation de l’imbécile qui, selon le proverbe (forcément chinois), regarde le doigt quand on lui montre la lune.

En d’autres termes, la situation catastrophique dans les zones de production intensive du sud de l’Espagne (Almeria, Huelva) illustre l’horizon du processus de déréglementation à l’œuvre dans l’agriculture productiviste des Bouches-du-Rhône; ce processus lui-même constituant un banc d’essai de l’abolition du code du travail et d’une instrumentalisation totale de la législation des étrangers.

Un collectif comme tant d’autres?

Le CODETRAS est né au cours de l’année 2001 de la rencontre de personnes impliquées à divers titres dans le soutien aux travailleurs agricoles étrangers: syndicalistes ouvriers, travailleurs sociaux en milieu rural, militants des Droits de l’Homme, défenseurs de l’agriculture paysanne, acteurs du mouvement social européen, etc.

Les premières activités furent la mise en commun des constats dans un «mémorandum» largement diffusé dans la région et, ce texte à l’appui, l’organisation de plusieurs débats publics et expositions pour déjouer la conspiration du silence.

Organisé en réseau informel6, le CODETRAS s’est alors trouvé saisi, via certains de ses membres, de situations d’urgence: reconduites à la frontière d’ouvriers «sans papiers», ruptures de contrats abusives, menaces d’expulsion d’habitats précaires...

Il y a répondu par l’interpellation des pouvoirs publics via des conférences de presse sur le terrain correctement relayées par les media.

Ces actions ont créé la nécessité de leur suivi et donc de la pérennité du collectif. Sans tomber dans l’institutionnalisation, il est apparu utile de formaliser dans une «charte» l’analyse de situation, les revendications et la stratégie partagées par les membres du collectif.

La première finalité du CODETRAS y apparaît clairement: «En ce qui concerne le champ spécifique de la défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture qui les réunit, les membres du Collectif visent à faire cesser le processus de déréglementation sournoise qu’opère l’introduction de travailleurs étrangers par le biais de l’OMI; lequel processus s’inscrit dans une stratégie globale de libéralisation (déréglementation) totale du marché international de la main-d’œuvre compatible avec un contrôle policier renforcé de la liberté de circulation et du séjour des travailleurs étrangers.» .

Elle s’inscrit explicitement en opposition frontale au libre-échangisme, ce dogme très actuel qui exige l’abolition de toutes les législations et réglementations protectrices au nom de la liberté du «Kapital» et avec la complicité de millions (milliards?) de consommateurs aliénés, des Etats et de toutes les institutions7.

Quant à la stratégie, en plus des actions classiques de tout collectif (dénonciation publique des situations scandaleuses, sensibilisation du grand public à leurs causes structurelles...), elle comprend un volet d’appui aux travailleurs victimes d’illégalités ou d’injustices pour leur permettre d’organiser efficacement leur défense juridique.

Ce type d’action peut apparaître comme un SAMU légal8 voué à l’urgence et à la réparation des accidents individuels avec ses connotations humanistes de bienfaisance et de neutralité9. En réalité, il se situe dans une perspective politique globale de lutte contre l’ineffectivité du droit.

Actuellement, plusieurs «fronts» sont ouverts qui concernent les travailleurs étrangers saisonniers sous contrat «OMI»:

  • maintien du droit au séjour et au travail pour les salariés «naufragés» en fin de contrat;

  • maintien des droits aux prestations sociales pour ces mêmes personnes;

  • paiement des primes d’ancienneté conformément à la convention collective.

En définitive, si le CODETRAS, comme la plupart des collectifs, est né de la nécessité ponctuelle de protester à plusieurs voix, il présente aujourd’hui des spécificités singulières:

  • il est particulièrement composite: syndicats ouvriers, associations de défense des droits humains, organisations de promotion de l’agriculture non productiviste, mouvements de solidarité internationale...

  • il a une durée de vie active exceptionnelle: quatre ans déjà;

  • il s’assigne des tâches pérennes.

Est-il viable dans la durée, à quelles conditions?

Ici et maintenant

A défaut d’une réponse complète aux questions ci-dessus qui nécessiteraient un long débat, on peut souligner quelques éléments nécessaires à la poursuite du combat du CODETRAS.

En premier lieu, une exigence de lucidité. Soutenir les salariés étrangers de l’agriculture pour que les tribunaux leur accordent une réparation des préjudices subis et sanctionnent leurs exploiteurs directs ou indirects, ne constitue pas une grande menace pour le capitalisme agricole. Au mieux, c’est un grain de sable dans les rouages d’un système dévastateur; au pire, un lubrifiant qui légitime ce système en stigmatisant ses éléments les moins présentables.

Ensuite, une conscience exacte des rôles de chaque protagoniste. Dans la construction de rapports de forces favorables aux exploités, c’est leur engagement qui est déterminant. Pour le dire schématiquement, une grève généralisée des ouvriers agricoles à une période cruciale du cycle de production aurait probablement plus d’effets concrets que les actions d’un groupe de soutien «périphérique».

Or, la mobilisation collective des travailleurs semble bien improbable dans l’immédiat, les rares révoltes sont le fait d’individus poussés à bout.

Via un soutien pragmatique à ces révoltés, le rôle majeur du CODETRAS ne serait-il pas de soutenir l’insoumission, la quête de la dignité et de l’autonomie des personnes écrasées par la collusion des appareils économiques, administratifs et politiques.

Enfin, pour conserver l’opiniâtreté dans des actions peu stimulantes visant uniquement à limiter les dégâts, ne faut-il pas nourrir cette forme suprême du désespoir optimiste qu’exprime la folle conviction du poète: «nous aurons tout... dans dix mille ans»10 .

Loubret

CODETRAS

  1. «Il n’y a plus rien», Léo Ferré

  2. Collectif de Défense des Travailleurs étrangers dans l’agriculture des Bouches-du-Rhône

  3. Qui n’engagent que leur auteur

  4. Sources:

«Projet de création de locaux syndicaux dans la province d’Almeria» , SOC-Almeria, Août 2004; «Migrants occupant un emploi irrégulier dans le secteur agricole des pays du sud de l’Europe» , Rapport de la Commission des migrations, des réfugiés et de la démographie, Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Doc. 9883, 18 juillet 2003; Recensement agricole 2000, Premiers résultats, Agreste Bouches-du-Rhône, juillet 2001; Introduction de salariés agricoles par le biais de l’OMI, Bilan de l’année 2004, DDTEFP, janvier 2005

  1. Formulation technicienne de l’impératif central du mode de production capitaliste: maximiser la plus value par l’exploitation maximum de la force de travail.

  2. Sindicato de Obreros del Campo

  3. A tel point informel que sa composition est donnée ci-après «sous toutes réserves»:

A.S.T.I de Berre, Association de coopération Nafadji Pays d’Arles, ATTAC Martigues Ouest étang de Berre, Cimade, Confédération Paysanne, CREOPS, Droit Paysan Aureilles, Espace-Accueil aux étrangers, Fédération du MRAP 13, FGA CFDT, FNAF CGT, Forum Civique Européen, FSU 13, Ligue des Droits de l’Homme du Pays d’Arles.

  1. «Trafics de main-d’œuvre couverts par l’Etat», Patrick Herman, Le Monde Diplomatique, Juin 2005

  2. Par analogie avec le SAMU social, lui-même inspiré du SAMU médical

  3. A l’instar de la Croix-Rouge