TERRE A TERRE: Vers un monde dénaturé (Quatrième partie) TERRE A TERRE Vers un monde dénaturé Quatrième partie

de Jean Duflot, 4 juin 2005, publié à Archipel 127

Il va sans dire que le constat panoramique amorcé dans les trois articles précédents ne donnait qu’un aperçu partiel des dégâts infligés à la biodiversité. D’aucuns leur objecteront un pessimisme susceptible d’en décourager plus d’un devant l’ampleur d’un désastre apparemment irrémédiable. Il y a pourtant de nombreuses forces qui tentent d’enrayer le désastre.

Les réseaux de contre-pouvoir

Grâce à la vigilance des militants, la protection des paysages bénéficie de quelque 1.200 règlements locaux qui soumettent la publicité et certains dispositifs de communication (Télécom, EDF, Ponts et Chaussées, SNCF, industries…) à des critères de faisabilité environnementale. A ces prérogatives, il faudrait ajouter le rôle de l’ensemble des citoyens dans la mise en place des conservatoires de l’espace littoral (300 ensembles naturels protégés, 861 km de rivages) et des Conservatoires Régionaux d’Espaces Naturels (21 CREN) qui préservent les sites, associant les habitants à la maîtrise du foncier, à la gestion conventionnelle. Faut-il rappeler aussi que 71 départements ont voté l’institution d’une taxe qui permet d’acquérir et de gérer des espaces de protection, des écomusées ou de réhabiliter d’anciens terrains communaux.

Corollaire d’une prise de conscience qui se mondialise, la multiplication des réseaux de résistances et d’alternatives civiques s’efforce de pallier les lacunes et les compromis des législations officielles.

Même si la dégradation des milieux naturels s’aggrave à vue d’œil, il faut leur reconnaître la capacité de freiner la dynamique productiviste, voire de créer un rapport de forces capable d’en inverser les tendances. Des faits d’armes pacifiques tels que les revendications des paysans sans terres brésiliens ont abouti à la décision gouvernementale de soustraire 5 millions d’ha de forêt amazonienne à la convoitise des multinationales. Dans le bassin du Congo, la pression populaire s’est concrétisée dans un accord de partenariat pour mieux gérer les forêts des pays de la zone équatoriale au sein de la COMIFAC. En Birmanie, l’opposition étayée par une campagne internationale d’un certain nombre d’ONG milite pour la suspension définitive des activités pétrolières de TOTAL. En Inde, la résistance victorieuse des millions de paysans de la province natale de Gandhi est devenue la référence de la lutte contre Monsanto et la dictature des industries agrotoxiques.

A l’échelle plus modeste des régions, les collectivités locales et les associations ne sont pas en reste d’initiatives. On leur doit la création et la gestion d’espaces de conservation (arboretums, réserves terrestres et marines, parcs régionaux naturels) et des actions décisives pour la réglementation et la sauvegarde de la biodiversité. Autour de ces pôles se développent des synergies qui permettent souvent de concilier les impératifs économiques et les équilibres des écosystèmes. Comme on a pu le constater lors de la 9ème édition de la Journée mondiale des zones humides (février 2005) sur le site du Parc naturel régional des marais du Cotentin et du Bessin, il est possible d’harmoniser la production agricole et la préservation de la faune et de la flore. Gestion de l’eau, réduction maximale des rejets, contrôle draconien des produits phytosanitaires et de la chasse, fauchage des prairies adapté aux cycles de l’avifaune, toutes ces mesures de prévention associent en permanence l’équipe du parc aux usagers des communes du biotope. Et le modèle semble convaincre d’autres régions où l’économie et l’écologie sont en situation conflictuelle (Baie de la Somme, Marais Poitevin, Camargue…).

A l’origine de la plupart des zones classées humides, lagunes, marais littoraux, tourbières, vallées fluviales ou mares et mouillères, il y a l’initiative des collectivités locales et parfois celle de groupements d’individus soucieux de faire pression sur les pouvoirs publics.

Confrontée à la double émergence concomitante de la mondialisation économique et de la décentralisation induite par le désengagement des Etats, la société civile organise des structures locales de contre-pouvoir. Partout où les modes de vie et de production menacent l’environnement, dans les secteurs de l’industrie, des transports, de l’aménagement du territoire, de l’urbanisation, du tourisme ou de l’agriculture, des citoyens usent de leur droit d’ingérence dans les affaires publiques. C’est le cas des réseaux militants qui contestent le tout nucléaire et le monopole énergétique d’EDF (Sortir du nucléaire…), des groupes d’innovations en matière d’énergies renouvelables (solaire, éolienne, biomasse), des ligues de protestation contre les pollutions marines (marées noires), contre les nuisances des infrastructures (cols, autoroutes, aéroports, annexions de terres agricoles); ils se sont constitués en observatoires et en structures d’intervention, voire de désobéissance civile et contestent au jour le jour les décisions contraires à l’intérêt général et les abus de pouvoir. Affiliées à des organisations syndicales (Confédération Paysanne), politiques (mouvement altermondialiste, Attac…), ou autonomes (fondations type Tour du Valat en Camargue, associations de défense des sites, réseaux d’échanges équitables ou écovillages), une multitude d’instances contestataires militent contre les ravages de l’agro-industrie, contre la mainmise des biotechnologies sur la production agricole et le brevetage génétique du vivant. On les retrouve à la pointe des luttes contre les OGM (ex. faucheurs volontaires), contre les trusts semenciers, contre les nuisances industrielles et agricoles (cf. Le monde poubelle de Roger Cans) et dans toutes les alternatives culturales qui s’opposent à la mise en valeur systématique des espaces résiduels de la nature.

Etant donné l’impact des activités primaires sur l’ensemble des éléments de la biodiversité, c’est tout naturellement dans l’agriculture que l’on peut évaluer l’efficacité effective ou possible des options portées par les réseaux bio ou les associations paysannes qui résistent à la standardisation industrielle. Désormais leur maillage est omniprésent et se manifeste à longueur d’années à travers la réactivation de filières traditionnelles (marchés locaux, foires, salons) ou dans des espaces rituellement consacrés à l’information et à la promotion d’espèces et de variétés en voie de disparition ou de savoir-faire injustement tombés en désuétude.

La fête, pour l’exemple

En région Paca, ceux qui ont eu le plaisir de participer à des manifestations telles que les Journées méditerranéennes du bio à Marseille, les marchés de PaïsAlp organisés par l’Association des producteurs fermiers paysans de Haute Provence, les Rencontres de la biodiversité d’Arles ou les Journées de l’arbre de la plante et du fruit de St Jean-du-Gard savent que cette mise en réseau peut prendre des formes festives de résistance; que les luttes politiques qui s’y expriment, les débats pédagogiques et l’exposition proprement dite des ressources variétales et des produits de l’agriculture paysanne ainsi popularisés y gagnent en efficacité exemplaire. Lors des rencontres de Forcalquier (février 2003), co-organisées par le Forum Civique Européen et la Confédération Paysanne une centaine d’agriculteurs de 16 pays européens de l’Est et de l’Ouest 1 avaient élaboré une définition commune d’une agriculture soucieuse de qualité, de diversité et respectueuse de l’environnement et de la santé des citoyens. Malgré la diversité des milieux et des pratiques un consensus s’était cristallisé autour de la charte et du cahier des charges de PaïsAlp. Les clauses du contrat passé entre les producteurs provençaux avaient fait l’unanimité. Le refus d’une mise aux normes fixées par la PAC, le rejet total d’une agriculture industrielle de profit à court terme, la production d’une nourriture saine, la transformation autonome des productions locales, la limitation des tailles des exploitations, (hectares, cheptel, quotas), l’amélioration des rapports sociaux avec la main-d’œuvre (souvent immigrée), la commercialisation directe, relationnelle, sans intermédiaires, et la diffusion de cette «philosophie», autant de principes dont le rayonnement dépasse aujourd’hui les frontières d’une région. On en a eu la confirmation aux Journées fermières d’octobre 2004. A en juger par la communauté de vues exprimées entre des associations affinitaires telles qu’Idoki du Pays basque et Coppla Kasa d’Autriche, à voir comment les producteurs de la région Rhône-Alpes fraternisent avec des paysans slovènes, des viticulteurs italiens ou des maraîchers madrilènes, on se prend à espérer dans une autre Europe que celle de la Politique Agricole Commune. En tout état de cause, ce genre de manifestations démontre que l’intérêt porté à la richesse variétale correspond bel et bien à une demande sociale. Devant les présentoirs de produits rustiques, la gamme des fromages, miels, légumes, volailles, conserves de viandes, céréales, vins, fleurs, plantes aromatiques, médicinales, etc., offerte au plaisir des sens donne concrètement à réfléchir; le monde agricole se ré-enchante et la biodiversité perd son caractère abstrait de concept. La politique n’est plus seulement le discours distant que l’on plaque sur une réalité qui se détériore, sans trop y croire. Elle a l’urgence d’une démarche indispensable à notre existence.

En Arles, à St Jean-du-Gard comme dans la plupart des lieux de célébration de la biodiversité, l’engouement d’un public de plus en plus nombreux est un indicateur encourageant. Les exposants et les associations qui y participent ont compris les opportunités politiques que leur offrent ces tribunes conviviales. Outre leur fonction de conservatoires de la richesse exponentielle de la nature (familles, tribus, genres, espèces, variétés), de tels espaces théâtralisent les enjeux de l’agriculture et permettent des débats croisés, parfois contradictoires, sur les moyens à mettre en œuvre pour enrayer la machine infernale d’une économie productiviste dévastatrice.

On y retrouve la plupart des militants de la mouvance citoyenne ouvertement en conflit contre les nuisances de la société propulsée par le néo-libéralisme: la Confédération Paysanne, les CIVAM 13 ou 30, le CIRRPDF (recherche pomologique), les comités de soutien aux faucheurs volontaires d’OGM des départements limitrophes, le Collectif rhodanien contre les déchets nucléaires, Sortir du nucléaire, Nature et Progrès, Simples, Kokopelli, Les réseaux Semences paysannes, Mémoire de la vigne, Fruits oubliés, les Coopératives Longo maï, Radio Zinzine, Silence, etc. Des stands où les transactions se font à l’ancienne, de vive voix, souvent à l’amiable, aux conférences animées par des chercheurs, des agriculteurs, des paysans-céréaliers, des vétérinaires, des éleveurs, le public est convié à des bilans et des alternatives que les stratégies de l’agro-industrie et de la grande distribution escamotent derrière les paravents de l’abondance industrielle et de la propagande publicitaire. Dans ces espaces où tout est mis en scène pour célébrer une abondance possible, parfois reconstituée à partir d’un héritage séculaire en friches, les transactions humaines prennent naturellement la tournure d’une fête exemplaire. Il s’agit de rassembler et d’engager le plus grand nombre de citoyens possible dans un travail de mémoire et d’émancipation pratique.

De la mémoire à l’utopie

Le public oublieux des méfaits d’une production agricole sous perfusion chimique, dopée par les techniques et les biotechnologies, y découvre un certain nombre de vérités particulièrement indigestes. En deux décennies, des centaines de végétaux ont été rayés des biotopes mis en cultures; l’arboriculture a été amputée de dizaines d’espèces tombées en désuétude. Selon J.-P. Berlan, chercheur à l’INRA, les recensements de cet organisme font état de la disparition de 300 races animales; 1350 seraient menacées d’extinction. Aujourd’hui, l’agriculture standardisée utilise massivement une trentaine de plantes vivrières et de céréales, et une quinzaine d’espèces animales constituent la base de l’élevage. Les biotechnologies produisent des chimères et la génétique soi-disant au service du rééquilibrage alimentaire de la planète risque de ruiner les économies des 2 ou 3 milliards de personnes qui vivent du travail de la terre. La promotion des OGM par un cartel de multinationales (Limagrain, Dupont-Pionneer, Novartis, Monsanto…) vise la sélection artificielle des espèces et des variétés, stérilise leurs appareils de reproduction et accélère ainsi la réduction de la biodiversité. Le cas du colza transgénique résistant au Roundup® est caractéristique de l’escroquerie profitable réalisée par les bio-industries. A raison de 7 kg par hectare, et du coût du quintal de semences de ferme (22 euros), l’hectare en culture traditionnelle revient à 1,54 euros. Chez Monsanto, le coût des semences est de l’ordre de 60 euros/ha (prix semence 33,3 euros/ha +coût de la licence d’utilisation 25 euros/ha) auquel il faut ajouter le surcoût d’utilisation du glyphosate de la marque Roundup ® par rapport au glyphosate générique. Tout compte fait, le coût des semences transgéniques est 40 à 50 fois plus élevé que les semences conventionnelles, le plus souvent avec des rendements inférieurs. Face à cette puissante conjuration, des réseaux se fédèrent pour contrecarrer l’hégémonie des profiteurs de guerre économique. Ils portent des noms qui dénotent leurs origines de terroir ou leurs traditions artisanales: Ferme de Sainte Marthe, Biau Germe, Le potager du curieux, Kokopelli, Semences paysannes, pour la France, Zollinger (Suisse), Dreschflegel (Allemagne)… Ce sont les pionniers du retour à l’autonomie paysanne, et parfois de la transgression des privilèges réglementaires en matière de reproduction du vivant (tri, utilisation du patrimoine traditionnel); ils travaillent à la reconnaissance scientifique, technique et réglementaire des variétés de pays; ils coordonnent les échanges, se réapproprient la richesse génétique et les savoir-faire, diffusent l’information et mettent en marché des semences et des plants en marge des monopoles mercantiles. Au stand Kokopelli, par exemple, les gammes «boutique» ou »collection» de semences potagères ouvrent des perspectives réjouissantes de réhabilitation du potentiel variétal. Producteur et conservatoire de plantes en voie de disparition, ce réseau accumule un patrimoine biologique considérable (2500 variétés, dont 600 de tomates, 400 de piments, 250 de courges, 130 de laitues, 80 de melons, etc. Il est actuellement l’un des sanctuaires de biodiversité culturale en lutte ouverte avec la législation sur le commerce des semences. Même combat pour le réseau Simples qui doit affronter la réglementation française, l’une des plus dures d’Europe, en matière de commercialisation des plantes médicinales 2. Dans un domaine où l’herboristerie et les formations professionnelles afférentes ont été abolies par le régime de Vichy, au profit de la synergie médecins/pharmaciens, la France veut renforcer le monopole actuel des firmes pharmaceutiques. Bien que signataire de la Convention sur la biodiversité, elle veut réviser la pharmacopée marginale à la baisse: sur les 34 plantes libérées par le décret de juin 1979, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé voudrait en écarter une dizaine de l’autorisation de mise en marché. Là aussi, la résistance à une rationalisation purement économique s’oppose à la déperdition de la diversité végétale.

Peu à peu, au fil de ces forums rustiques, le public de plus en plus sensibilisé aux dangers de la mal-bouffe et des dérives agro-alimentaires (salmonellose, listeria, EBS, peste porcine) se met à associer la biodiversité à son équilibre vital. Les débats sur la nécessité du principe de précaution ne restent plus confinés dans les cercles d’experts. L’urgence d’enquêtes épidémiologiques commence à préoccuper de larges couches d’usagers. La comparution devant le tribunal de grande instance de l’Union des Industries de la Protection des Plantes (UIPP) sur plainte d’Objectif Bio 2007 3 pour diffamation et apologie mensongère des pesticides risque de faire jurisprudence. Des enquêtes comme celles que diligente la revue française Que Choisir (52% des produits testés dans les grandes surfaces contiennent des résidus chimiques dangereux) confirment le sursaut de vigilance civique qui se généralise.

Il existe aujourd’hui une nostalgie plus ou moins fondée et, en tout cas, l’attente d’un retour à une simplicité, à une hygiène de vie qui ne peut qu’être bénéfique au rapport que nous pourrions entretenir avec la nature. C’est à quoi rêve le flâneur de ces jardins de cocagne, les sens émerveillés par la profusion de couleurs, de senteurs, de saveurs qui émanent de ces produits de la terre et dont les noms vont enchanter longtemps son esprit: noms de céréales, de fleurs, de légumes, de fruits surgis d’un profond humus historique: blés poulards, touzelles, pétanille noire, épeautre roux… angelica, desmodium, amaranthe, helianthus, solidago, valeriana… habanero, antares, patisson, rose de Berne, noire de Crimée, grosse mignonne, drap d’or, museau de lièvre, postophe d’été, chat brûlé, cuisse madame, pucelle de Saintonge, etc. Luxuriance sémantique, beauté des formes, loin du discours de plus en plus virtuel de l’industrie agricole qui stérilise l’imaginaire, ici la poésie du réel réconcilie avec l’espoir de l’éternel retour de la vie. La biodiversité est une utopie à remettre en actes à chaque instant.

Jean Duflot

  1. voir Archipel no 103

  2. L’Espagne, l’Allemagne, la Belgique, la Grande-Bretagne et l’Italie ont affranchi respectivement 96, 341, 366, 400 et 1034 plantes médicinales

  3. Regroupement de défenseurs de l’agriculture bio où militent WWF, Greenpeace, la Fondation Nicolas Hulot, le Mouvement pour le respect des générations futures et des producteurs certifiés