TERRE A TERRE: Vers un monde dénaturé

de Jean Duflot, FCE - France, 4 avr. 2005, publié à Archipel 123

Début octobre 2004, des agriculteurs, horticulteurs, éleveurs et autres défenseurs de la biodiversité se sont réunis en Arles. Pendant quatre jours, ils tinrent des stands sous les arcades d’un ancien cloître pour attirer l’attention sur une agriculture paysanne en voie de disparition, pour exposer leurs produits et pour dénoncer la destruction de nombreuses espèces de la faune et la flore de notre planète. Jean Duflot nous livre ici quelques réflexions en introduction à un compte rendu sur des «Rencontres de la biodiversité» que vous pourrez lire dans un prochain numéro d’Archipel.

Dans un entretien paru après la publication de son essai, «Ecocide, une brève histoire de l’extinction en masse des espèces», Franz. J. Broswimmer qualifie la dynamique actuelle du progrès de «système Ubu» . Et de citer l’utopie calamiteuse de ce despote emblématique: «Quand j’aurai volé toute la phynance, je tuerai tout le monde et je m’en irai.».

Le système Ubu L’analogie avec l’ubris 1 dévorante du capitalisme contemporain se soutient à ce détail historique près qu’au rythme de la destruction de la nature opérée par les prédateurs ubuesques, il se pourrait que personne ne survive pour en tirer profit.

A l’échelle d’une vie humaine, le péril d’une entropie capable de dénaturer irréversiblement la planète peut encore passer pour une extrapolation pessimiste. Mais dans le temps long des cycles biologiques, la dévitalisation de tous les organismes terriens, y compris de la terre elle-même, en tant que substrat matériel, condamnerait notre espèce à disparaître à plus ou moins court terme. A en croire Albert Einstein qui ne plaisantait pas avec de telles prédictions: »Si les abeilles disparaissaient, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre» .

Mathématique d’un désastre Pour l’instant, le bilan de l’érosion de la biodiversité reste flou, en raison même des approximations de l’inventaire scientifique (entre 15 et 90 millions d’espèces). Mais les recensements effectués par l’Union Mondiale pour la Nature et divers instituts internationaux de recherche commencent à circonscrire l’ampleur de l’involution. Quelques données du chiffrage en cours, pour mémoire:

11% d’oiseaux seraient menacés ou en voie d’extinction définitive, 25% de mammifères, 20% de reptiles, 27% d’amphibiens, 34% de poissons. Une récente étude réalisée par des missions européennes dans les grands biotopes forestiers (Amazonie, Bornéo) fait état d’un processus de nécrose accélérée touchant 11.050 espèces de plantes et d’animaux sauvages. Et cette enquête de 2002 sur échantillons classifiés ne prend en compte ni les dégâts de ces deux dernières années, ni ceux qui ont décimé les populations non répertoriées.

Du côté des espèces domestiques, le bilan est tout aussi alarmant. Si l’on en croit le chercheur de l’INRA, Jean-Pierre Berlan, 300 races animales auraient disparu au cours des dernières décennies de notre ère industrielle, au rythme de 2 par semaine; 1.350 espèces, tous ordres confondus, seraient en voie de disparition sous nos latitudes. En 15 ans, des centaines de plantes et d’arbres (l’arboriculture est l’un des secteurs agricoles les plus touchés) ont été rayées des territoires mis en cultures. Aujourd’hui, l’agriculture occidentale standardisée utilise massivement une trentaine de plantes vivrières et de céréales et une dizaine d’espèces animales constitue la base de l’élevage. En Amérique andine, moins de 10 variétés de maïs subsistent sur une flore évaluée à plusieurs centaines encore cultivées dans les années 50. En Chine près de 2.000 variétés de riz ont été abandonnées en trente ans. Plus de 1.000 variétés de pommes de terre étaient cultivées en France au milieu du siècle dernier, contre deux ou trois dizaines de nos jours…

Ce constat, qui s’aggrave des projections peu rassurantes de la systémique (5 à 25% de déperdition par décennie), appelle une analyse circonstanciée des différents facteurs de la paupérisation biologique.

L’industrialisation contre la nature Les causes en sont multiples et leurs interactions négatives produisent ce que certains chercheurs n’hésitent pas à stigmatiser comme «effets logarithmiques de destruction» . Outre l’usure intrinsèque des organismes, toute une gamme de mécanismes délétères contribue à anémier la puissance vitale de la nature. Dans la majorité des cas, ils sont le fait des activités humaines. Toutes les investigations écologiques les mettent en cause dans la transformation des terres, la destruction des habitats et des terroirs, la déforestation, les pollutions, la surexploitation des sols, le surpâturage, la chasse et la pêche à visées commerciales, l’intensification de l’agriculture industrielle, l’aménagement du territoire, le transfert de technologies et l’introduction ou l’invasion d’espèces nouvelles. On peut même imputer à l’intervention de l’homme les changements climatiques induits par l’ensemble de ses pratiques productives: aujourd’hui, nul n’est censé ignorer le rôle des gaz à effets de serre dans le réchauffement de la planète, ni l’impact de l’altération des flux atmosphériques et des courants marins sur les grands équilibres terrestres. Là encore, le tableau quantifié des déprédations et des dommages infligés aux écosystèmes s’avère redoutable.

Un groupe de recherche statistique de la WCMC 2 estime que la destruction des habitats, la surexploitation et les introductions d’espèces sont responsables d’un tiers des extinctions dans le règne animal. Pour d’autres chercheurs, c’est la synergie à l’œuvre dans les métamorphoses des milieux qui entraîne le dépérissement des biotopes végétaux et l’éclipse plus ou moins rapide des faunes qu’ils abritent. Selon les calculs du biologiste Thomas Lovejoy, le taux d’extinction des espèces serait environ mille fois supérieur à ce qu’il était avant le développement des sociétés humaines.

En tout état de cause, c’est d’abord l’altération fonctionnelle des terres qui provoque une érosion massive de la richesse biologique. Les «fronts pionniers» , autrement dit le recul des forêts devant l’expansion des activités agricoles, elle-même liée à la croissance démographique, ont entamé, parfois sans espoir de régénération, le capital bioénergétique de la Terre. La mise en cultures des milieux naturels a une incidence directe sur la mécanique aléatoire des précipitations et perturbe gravement les régimes pluviométriques. De surcroît, comme cela se passe en Amazonie, le défrichement de milliers d’hectares par des multinationales de l’industrie agroalimentaire procède à un mitage catastrophique des écosystèmes forestiers. De 1700 à 1980, ce sont 15 millions de km2 (soit 20%) de la couverture boisée, qui ont disparu au profit des terres arables ou pâturables. En 1990, les seules forêts tropicales humides ne couvraient plus que 8 millions de km2, soit la moitié de la superficie qu’elles occupaient au début de notre ère. En 1993, un expert du World Resources Institute (WRI), Edward O. Wilson, a estimé que le rythme de destruction de ces immenses réserves de biodiversité équivalait à la superficie d’un terrain de football toutes les secondes. Cibles privilégiées de cette dévastation systématique, les trois zones sauvages (Haute Amazonie-Guyane, Bassin équatorial du Congo, Nouvelle Guinée-Mélanésie) ont subi d’énormes ponctions, alors que leurs peuplements (75 millions, soit 1,3% de la population mondiale) ne justifient en rien une telle exploitation intensive. Résultat de ces coupes aberrantes, 2/3 des espèces végétales et animales sont en déclin, dont 69% d’oiseaux migrateurs particulièrement déboussolés par la suppression de leurs sites de transit et de nidification annuelle. A des degrés divers, le même sort est réservé à d’autres régions telles que les ghâts, ouest et sud de l’Inde, le Sri Lanka, les Philippines, Les Caraïbes, les Andes tropicales, Madagascar et jusqu’aux aires deltaïques d’Europe (Danube, Rhin, Rhône, Ebre) où les observatoires enregistrent les mêmes processus de régression.

Brésil et Madagascar, biotopes ravagés Deux cas symptomatiques parmi ces biotopes ravagés par leur «mise en valeur» économique: Madagascar n’a conservé que 17% de ses forêts primitives et le Brésil 2% de sa forêt atlantique qui recouvrait jadis la presque totalité de l’Etat de Sao Paolo. Si les projets de développement du gouvernement brésilien voient le jour, les chercheurs du Smithsonian Institute panaméen et de l’Institut brésilien sur l’Amazonie prédisent qu’en vingt ans, le bassin forestier serait réduit à 28% de sa superficie actuelle. Il y a là, réunis sur un territoire crucial pour l’équilibre vital d’une grande partie du globe, toutes les interventions nocives du système capitaliste: on y construit 10.000 km de routes goudronnées, pour un quadrillage de la forêt »en toile d’araignée» nécessaire à l’exploitation des ressources de l’Eldorado brésilien (or, diamants, minerais, bois, terres défrichées). On y projette l’installation d’une dizaine de ports fluviaux et d’aéroports, on y met en chantier plusieurs barrages hydroélectriques et un réseau ferroviaire de 2.000 km. La déforestation qui était de l’ordre de 14.000 km2 dans les années 90 a presque doublé en l’an 2000. Pour peu que l’on y ajoute la transformation du Nordeste en gigantesque plantation de canne à sucre ou de café, la perspective d’une catastrophe écologique risque sérieusement d’hypothéquer l’avenir de ce futur géant industriel.

En fait, force est de constater la corrélation entre le saccage de la ressource végétale «naturelle» et les difficultés économiques de la plupart des pays concernés. Depuis 1es années 70, les 15 pays les plus endettés ont triplé leur exploitation forestière. En Indonésie, au Bangladesh, au Cameroun, par exemple les taux de déforestation oscillent entre 80 et 120%, au Brésil on atteint aujourd’hui les 245%. Une étude menée en 1991 par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et l’International Soil Reference and Information Center sur la dégradation des sols a évalué à 580 millions d’hectares la déforestation dans le monde depuis 1945. Elle se poursuit aujourd’hui au rythme de 20 millions d’hectares chaque année. Dans les 15 dernières années du XXème siècle, ce sont 180 millions d’hectares qui ont été prélevés dans des zones tropicales et équatoriales. Les climatologues y voient de plus en plus la cause d’un certain nombre de bouleversements néfastes pour l’environnement (El Niño, effets de serre, inondations, désertifications, etc.); les politologues et les économistes, la main de plus en plus en plus visible du grand marché libéral qui redouble de férocité depuis les années 80.

Démographie et

alimentation

Tout se tient dans la concaténation des chaînes biologiques et l’une des équations que l’homme doit résoudre d’urgence s’il veut éviter les pires avatars, c’est le rapport entre une démographie qui ne cesse d’augmenter et la production alimentaire qu’elle doit fatalement induire.

En ce sens la mise en cultures des espaces forestiers répond à cette nécessité vitale de conquérir de nouvelles terres agricoles. Dans son essai, «Bataille pour la planète» 3, Bertrand Charrier résume cette quadrature de l’environnement et de la mise en valeur des terres »Si la tendance de ces dernières années se poursuit, à savoir que la production céréalière mondiale croît légèrement tout comme la production de viande et que le tonnage de poisson pêché stagne, comment arriverons-nous à nourrir les 8 à 11 milliards 4 d’habitants de la planète? L’augmentation massive de la production de nourriture ne peut venir que de l’accroissement des surfaces agricoles, de l’augmentation des rendements, et de la diminution des pertes» . De là toutes les stratégies et les politiques imposées par l’agriculture intensive et les dégâts environnementaux et humains qu’elles provoquent inévitablement.

Un premier constat s’impose, sur les 3,5 milliards d’hectares cultivables (22% des terres émergées), 11% à peine sont fertiles. D’après une étude du pédologue Michel Robert, compte tenu des énormes quantités de matières organiques qu’il accumule, le sol stocke trois ou quatre fois plus de gaz à effet de serre que la végétation (carbone organique). Une manipulation intensive de ce substrat risque donc de perturber l’équilibre des écosystèmes et de renforcer la destruction de la couche d’ozone. D’autre part, toutes les expertises s’accordent à avancer que 36 à 60 % des surfaces utiles seraient dans un état de dégradation inquiétant. Les défrichements en surface et l’utilisation massive d’intrants (engrais, pesticides, fongicides, insecticides, etc.) modifient en profondeur et durablement l’écorce terrestre susceptible de pourvoir à l’alimentation, notamment dans les pays les plus pauvres. En 2002, plus d’1 milliard d’hectares de terre étaient dégradés dans le monde, dont 70 millions de façon irréversible. L’Institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires (IFPRI) signale qu’une telle dégradation aura un impact dramatique sur la production alimentaire des pays en voie de développement et qu’un seuil pourrait être atteint avant 2020 qui marquerait le début d’une catastrophe humanitaire aux conséquences imprévisibles.

Et le désert avance

A l’origine de cet appauvrissement des sols, plusieurs facteurs déterminants qui résultent des activités humaines: les défrichements abusifs qui fragilisent la terre, perturbent les précipitations, détraquent la capacité de filtrage des eaux et accélèrent l’érosion; l’irrigation et le drainage avec des eaux plus ou moins salées qui, associées à l’évaporation, provoquent la salinisation des terres et une concentration de sodium toxique pour les plantes vivrières. Les cultures irriguées (5,5% des surfaces cultivées) ont augmenté de plus de 70% depuis 1970, surtout en Asie du Sud-Est et en Chine. En 1950, on comptait quelques 5.300 barrages de 15 mètres et plus dans le monde, en 1985 il en a été recensé environ 37.000; dans la même période, la Chine est passée de 2 à 18.820 ouvrages destinés au stockage des eaux d’irrigation. A ces processus de valorisation agricole, il faut ajouter le surpâturage des régions steppiques et des hauts plateaux (Asie centrale, Maghreb, Afrique sahélienne), ainsi que les pratiques culturales impropres aux terroirs (ex: transferts d’espèces en Indonésie, en Amérique andine) qui aggravent la détérioration et la désertification de zones déjà handicapées par leur faible pluviométrie (moins de 5 à 600 mm /an). C’est ainsi que les déserts sont partout en progression (de 5 à 10 km par an) et que le Sahara a gagné 240 km vers le Sud entre 1970 et 1985. A coup sûr, la baisse des précipitations dans la bande subtropicale qui traverse d’Est en Ouest le globe terrestre, des déserts d’Asie centrale au Mexique, entre pour beaucoup dans le processus de stérilisation des sols. Mais les mauvais choix d’exploitation et, en premier lieu, les options de l’agriculture céréalière et de l’élevage intensif sont responsables de la moitié des causes humaines de cette régression. En Afrique du Nord la désertification des hauts plateaux (Aurès, Moyen Atlas) touche de 0,5 à 1% des surfaces par an. Les camions de bétail et de fourrage ont remplacé les caravanes et les grandes transhumances de Bédouins. Les gros éleveurs ont agrandi leurs troupeaux de moutons et de chèvres et les cultivateurs, encouragés par les gouvernements et la Banque Mondiale, se sont lancés dans des cultures de blé dur irriguées, bien plus gourmandes en eau que les cultures pluviales traditionnelles. Aggravé par l’érosion due à l’utilisation massive du bois de chauffage des massifs montagneux, dans plusieurs régions le processus de latérisation 5 est pratiquement impossible à enrayer à court terme. En Asie centrale, la culture intensive du coton inaugurée dans les années 50 par l’URSS a modifié de fond en comble les bassins fluviaux de l’Amou-Daria et du Syr-Daria. De plus, d’immenses kolkhozes d’élevage ont pratiqué le surpâturage des steppes pour produire de la viande de mouton et des peaux d’astrakan importées massivement par les ports de la Caspienne. Résultats de ce forcing productiviste, dans ces contrées où les précipitations tombent souvent en dessous de 250 mm par an, le déséquilibre des écosystèmes a atteint un stade souvent irréversible. Assèchement des rivières et des nappes phréatiques, pollution des terres, salinisation (la peau de chagrin de la mer d’Aral), destruction des forêts ripicoles 6 et de leur avifaune sauvage, désertification de centaines de milliers d’hectares, pour au bout du compte, avec la disparition de l’Union Soviétique, en arriver à la perte de 30 à 40% du cheptel ovin, entre 1991 et 1996. Partout, la grande offensive libérale déclenchée au début des années 80 agresse de plein fouet les équilibres de la planète. Si l’on en croit les estimations de bon nombre d’observateurs scientifiques, la Terre perd environ 1% de son capital sol par an. Un rapport de la FAO prévoit que la détérioration en cours des terres à vocation agricole se solderait dans deux siècles par un désastre écologique sans précédent. Il y est écrit, noir sur blanc, qu’il n’ y aurait plus un seul hectare de terrain cultivable «pleinement et normalement productif»

L’industrie, coupable d’écocide A l’évidence, l’agriculture actuelle des pays riches est directement impliquée dans cette involution générale de la richesse biologique. D’abord, par l’effet destructeur des intrants qu’elle utilise pour doper la productivité, elle participe à l’écocide provoqué par la fuite en avant de l’industrie. Ensuite, en imposant aux pays pauvres la dictature du marché et des politiques agricoles axées sur la rentabilité maximale, elle les entraîne dans la spirale de la déprédation des ressources (monoculture, déboisement, surpâturage) sous le joug de l’endettement.

Jean Duflot

FCE - France

  1. Organisme international de recherche et de sauvegarde de la biodiversité

  2. Ed. Economica, Paris 1997

  3. NDLR: estimation pour les prochaines décennies

  4. processus de transformation des roches de surface

  5. forêts situées sur les rives des rivières ou des fleuves