TITANIC : Un nouveau front climatique

de Paul Sumburn, 9 mai 2010, publié à Archipel 154

L’année dernière, le monde a enfin pris conscience de la possibilité d’un changement climatique catastrophique. Le débat a dépassé le cercle constitué d'une poignée d'écolos radicaux et de scientifiques prédisant l’apocalypse, pour être repris par les politiciens et les multinationales qui proclament un besoin d’action – d’action radicale. Nous avons traduit et réactualisé un article de Paul Sumburn * qui analyse ce nouveau paysage.

Après des années de mises en garde sur la réalité du changement climatique, tout d’un coup le thème est partout, et tout le monde, semble-t-il, appelle à l’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. D’une certaine manière, ceci est une rare victoire, une réaction à la pression des activistes et au consensus scientifique initié par le GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’Evolution du Climat). Mais bien sûr, certains y voient un potentiel d’expansion de l’influence du capitalisme: la plupart des mass media ne parlent que de solutions technologiques favorables au marché telles que la bourse d’échange des droits à produire du carbone ou la ruée des compagnies pétrolières sur les énergies renouvelables.

Cette nouvelle donne pose des questions importantes en termes de stratégie. Il ne s’agit plus de faire du bruit sur ce sujet, il s’agit de s’attaquer au problème fondamental. Au Royaume-Uni, le mouvement grandissant contre l’économie basée sur les énergies fossiles a tenté de dépasser ces discours creux en agissant pour arrêter ou réduire les émissions de dioxyde de carbone, tout en promouvant des solutions écologiques réalisables, et en remettant en question les structures de pouvoir dominant.

Le Camp d’action pour le climat

En août 2007, près de 2.000 personnes se sont réunies pour un camp de deux semaines près d'Heathrow (GB), l’aéroport le plus fréquenté d’Europe, l’avion représentant le moyen de transport producteur de CO2 qui se développe le plus rapidement. Comme en 2006 près de la centrale thermique de Drax, le camp incarnait trois éléments clefs. D'abord, un engagement en faveur de l’action directe, motivé par la certitude que les solutions au problème du changement climatique ne se trouvent ni dans les gouvernements ni dans les multinationales mais dans les mouvements de base. (…) Le camp climatique s’est ainsi engagé à 24 heures d’action directe visant les compagnies impliquées dans la future expansion d’Heathrow.

Ensuite, un engagement en faveur de l’éducation populaire. Le camp a été le cadre de plus de 100 réunions et d’ateliers sur des thèmes liés au climat.

Pour terminer, nous avons expérimenté des alternatives aux relations sociales induites par le capitalisme. Le camp était organisé comme un espace autonome, de la nourriture aux spectacles, où les décisions étaient prises grâce à des méthodes de consensus non-hiérarchiques et un engagement à limiter notre impact environnemental. (…)

Le camp fut à maints égards un véritable succès, mais tout rassemblement a ses limites et d’importantes questions stratégiques demeurent. Nombre de ceux qui ont participé à l’organisation du camp reconnaissent que les contre-sommets (tel que le G8) répondent à notre besoin de nous regrouper pour agir ensemble. Nous sommes également tombés d’accord pour rejeter la tendance actuelle à mettre en avant la responsabilité individuelle et nous voulions attirer l’attention sur les multinationales dont les gigantesques émissions de CO2 ne peuvent être attaquées que par un effort collectif. Il est important de modifier les comportements individuels, mais changer de type d’ampoules ne fait pas nécessairement prendre conscience que les causes réelles du changement climatique sont le système politique et économique actuel. Nous pensions que le camp climatique pouvait apprendre des contre-sommets, mais avait aussi le potentiel d’aller plus loin. Premièrement, c’est nous qui en avons choisi le lieu et la date. Un des dangers des rassemblements anti-G8 est que nous devenions un miroir symbolique institutionnalisé. Ils ont leur sommet; nous essayons de l’arrêter. Le camp climatique représentait pour certains une tentative de casser ce cycle. Deuxièmement, le camp visait à s’opposer à quelque chose de concret, en 2006, une centrale électrique et ses émissions de CO2, en 2007, un aéroport. Les actions symboliques sont, et ont été, très importantes, mais au fil du temps, le symbolisme de notre lutte a perdu de sa portée. (…) Enfin, le camp tentait aussi de s’attaquer au pessimisme généré par ce thème. Confrontés aux faits concernant le changement climatique et à la nécessaire réduction massive des émissions sur une durée très courte, il est bien trop tentant de renoncer, de conclure qu’il est trop tard, que c’est tellement grand et ancré dans le système actuel qu’il n’y a aucune solution. (…) Nous voulions éviter cette attitude négative. Nous voulions affirmer que l’avenir est littéralement entre nos mains.

(…) Nous devons nous rendre compte que le capitalisme n’a pas forcément à résoudre les problèmes liés au changement climatique pour survivre. (…) Il est important de se rappeler que le capitalisme fonctionne en se divisant et en s’effondrant. Il se contracte grâce à la guerre, la dépression, ou la restructuration de façon à permettre une nouvelle phase de croissance. En effet, il a déjà abandonné de larges portions de la population mondiale comme population en surplus. Le scénario le plus probable est une version de «les affaires continuent» avec la préservation des conditions pour une minorité de privilégiés, protégés du reste du monde dans des enclaves sur-sécurisées. La seule limite à ce cauchemar est ce que nous, en tant que population locale et globale, acceptons de supporter. Nous pourrions même dire que la température de la terre sera une mesure de notre capacité d’autogestion, d’auto-organisation. Littéralement, maintenir la terre dans des conditions de température vivables sera le critère de notre succès ou de notre défaite.

Il y a une différence fondamentale entre les niveaux de changement climatiques que sont prêts à accepter ceux qui établissent les règles et prennent les décisions d’investissement, et les niveaux que les paysans, les habitants des bidonvilles, les travailleurs d’usine, peuvent tolérer. Ce qui est «dangereux» pour les premiers, ce sont les changements climatiques qui entraînent des problèmes de sécurité internationale (comme le gouvernement du Royaume-Uni l’a clairement présenté au Conseil de Sécurité des Nations-Unies) et les changements qui, par un effet domino, provoquent une contraction massive de l’économie (comme le prédit le rapport Stern pour le gouvernement du Royaume-Uni). Ce qui est dangereux pour les seconds, ce sont les mauvaises récoltes et les famines, les maisons détruites par les tempêtes, et partout dans le Tiers Monde, l’épuisement et la canicule, affectant surtout les jeunes, les vieux, et les malades.

Conflit riches/pauvres

(…) Au début du XXIème siècle, la météo délimite la ligne de front entre les riches et les pauvres, entre Ouest et Sud, entre une classe et l’autre. Vous vous rappelez de Katrina? Des gigantesques bouchons, pendant que les riches fuyaient la ville, laissant les pauvres derrière pour faire face à l’ouragan? Des prévisions scientifiques crédibles suggèrent qu’à moins de réduire nos émissions de manière radicale, l’interaction entre l’augmentation globale de la température et de la précarité entraînera des migrations massives de centaines de millions de personnes et des pénuries de nourriture dans les pays riches. Compte tenu de notre monde interconnecté socialement, ceci pourrait ou bien provoquer une révolution, ou faire paraître les tragédies du XXème siècle comme insignifiantes. Encore une fois, ce sera aux gens de choisir. (…)

Où va-t-on?

Pour avoir prise sur ce gâchis, nous devons dépasser la tendance du mouvement écolo à construire l’environnement comme une sphère séparée, ou comme un Bien moral idéalisé. (…) Nous pouvons aussi être conscients du fait que le changement climatique, de même que les Droit humains, peut être retourné contre nous. Tout comme l’intervention humanitaire a été utilisée pour masquer les politiques de pouvoir – la justification de l’invasion en Irak, par exemple – l’environnementalisme pourrait subir le même sort. En fait, ce processus est déjà bien entamé. Dans la forêt Lacandone du Chiapas, dans le Sud du Mexique, le gouvernement tente de «déplacer» des communautés qui sont maintenant en zone désignée pour la conservation parce qu’il y a un plan grandiose, le plan Puebla Panama, pour «développer» (ou enfermer) l’Amérique Centrale. Les conservationnistes se sont mobilisés et ont obtenu le «Corridor Biologique Mesoamericain», une initiative de conservation. Ce qui fait que la population locale est maintenant au «mauvais» endroit. Ceci n’est pas seulement une manipulation du gouvernement mexicain: l’un des principaux responsable est la gigantesque Eco-ONG américaine, Conservation International, qui travaille main dans la main avec le gouvernement mexicain et les forces militaires pour délimiter les zones de réserve naturelle. Les peuples indigènes ont travaillé dur pour préserver leur environnement. Si bien qu’il est maintenant d’une importance majeure de le conserver. De fait, si l’on considèrait seulement l’environnement, nous nous retrouvrions à devoir prendre parti pour l’armée mexicaine, contre les zapatistes. (…)

Lutte commune

Les liens entre les campagnes radicales sur le changement climatique et d’autres champs de lutte sont tellement forts qu’ils pourraient à terme devenir indivisibles. La migration est un exemple type: la plus grande cause des migrations dans les années à venir proviendra des sècheresses et des désastres «naturels» provoqués par le changement climatique. Nous devons lutter pour un monde sans frontières, mais aussi pour un monde où les gens ont un environnement hospitalier, là où ils choisissent de vivre. Nous négligeons parfois de considérer les causes des migrations pour ne pas détourner l’attention de l’injustice des contrôles aux frontières et des lois racistes sur l’immigration. A moins que nous n’agissions maintenant, l’avenir proche verra un monde dans lequel des personnes seront obligées de migrer en nombre de plus en plus élevé et dans lequel les législations sur les frontières, induites par la peur, deviendront de plus en plus draconiennes.

Tandis que la lutte contre le travail précaire et aliénant est une part essentielle de notre lutte contre le capitalisme, elle est aussi essentielle pour s’attaquer au problème des émissions de carbone. Les moyens principaux qu’utilise le capitalisme pour s'imposer sur les lieux de travail sont soit d’attaquer, restructurer et augmenter la précarité, soit d’acheter la paix sociale avec des augmentations de salaire. (…) Dans le premier cas, le capital est globalisé pour affaiblir la position du travailleur. Dans le second cas, le travailleur fait un pacte avec le diable et accepte une augmentation du niveau de consommation en échange de la poursuite de son aliénation. Et les deux options exacerbent les changements climatiques.

Dans un marché de plus en plus globalisé, il est très probable que ce que nous produisons ait une relation de plus en plus éloignée avec nos besoins réels. Une croissance de la consommation est à la fois la solution du marché et sa raison d’être. Mais comment les travailleurs peuvent-ils retrouver le sens et reprendre le contrôle de ce qu'ils font? Une partie de la réponse implique l’autonomie mais une autre veut aussi dire relocalisation. Bien sûr produire localement n’est pas une réponse suffisante pour résoudre le problème de l’aliénation et de l’exploitation (nombre d’entreprises locales exploitent tout autant et sont tout aussi corrompues que celles qui travaillent pour le marché mondial). Mais l’autonomie seule ne suffit pas. Bien qu’il y ait un monde de différence entre le contrôle ouvrier et le contrôle capitaliste, une production polluante reste une production polluante, peu importe qui est propriétaire de la chaîne de production. Notre défi consiste donc à s’attaquer parallèlement aux relations sur le lieu de travail et au type de travail qui s’y fait. En d’autres termes, si on veut enrayer le changement climatique, il faut aussi s’attaquer aux conditions de travail: non pas plus de consommation et d’exploitation mais moins de travail et de marchandises et plus de temps libre et de bonheur.

Par ailleurs, le changement climatique nous met tous potentiellement en situation précaire en ce qu’il sape les méthodes utilisées par les gens pour obtenir une certaine sécurité au sein du capitalisme. Un crash économique lié au changement climatique est de plus en plus probable, étant donné l’augmentation d’événements météorologiques extrêmes et leur impact sur les infrastructures et sur l’industrie des assurances. Ce crash seul ne suffira pas pour provoquer l’effondrement du capitalisme mais certainement celui des caisses de retraites, de l’épargne, etc. Nous avons vu avec l’Argentine à quel point ces formes de «sécurité» sont fragiles.

Il y a un risque certain d’émergence d’un cercle vicieux avec l’atomisation et les conflits provoqués par une augmentation énorme de la précarité, utilisés pour justifier les lois du libre échange, l’expansion économique et les méthodes de contrôle autoritaire. A contrario, nous devons présenter la possibilité de rentrer dans un cercle «vertueux». Tout ralentissement du changement climatique augmente l’espace ou le temps dont tous les mouvements ont besoin pour agir. Plus nous gagnons de temps et d’espace pour la politique, plus nous pourrons contrôler le niveau du changement climatique et nous assurer que les mesures utilisées pour le combattre ne sont pas retournées contre nous.

Au final un mode d'organisation autonome et autogérée est le seul type de sécurité sur lequel nous pouvons véritablement compter.

Le changement climatique n’est pas un problème d’environnement, même si les ONG et les Verts libéraux l’ont proclamé jusqu’ici. C’est avant tout un problème social, et ses effets affecteront tous nos mouvements sociaux. La météo des décennies à venir va littéralement encadrer et limiter nos luttes et, si on ne s’y attaque pas, elle sapera complètement tout succès que nous pourrions rencontrer dans d’autres domaines. Nous devons nous débrouiller, au milieu de ce blizzard de discours creux sur le climat, pour mettre l’accent sur des possibilités de solutions qui mettent en avant l’être humain plutôt que la technologie, des solutions qui dépendent de ce que nous avons à portée de la main ici et maintenant, plutôt que sur ce qui pourrait se trouver, ou pas, dans le labo de recherche et développement d’une multinationale.

Au-delà du «recyclage écolo»

Il y a une remarquable disparité entre le discours et la réalité lorsqu’il s’agit du changement climatique. La tentative de reconstruire la réalité en termes de solutions du marché est plus qu’une question de présentation ou d’image, c’est un changement de comportement du marché pour se défendre contre la montée d’idées radicales et menaçantes pour lui (celles qui suggèrent que le marché est en fait le problème). Les compagnies pétrolières sont, bien entendu, au premier rang de cette nouvelle vague de «recyclage écolo». BP par exemple est en train de planifier en Ecosse une nouvelle centrale électrique fonctionnant au gaz, qui enterrerait tous ses déchets de CO2 au fond de la mer du Nord. Ils prétendent ainsi annuler l’équivalent de centaines de milliers d’émissions de gaz automobile. Un peu plus loin, on apprend que le CO2 enterré est en fait utilisé pour extraire de précieuses réserves de pétrole actuellement hors d’atteinte – des millions de nouveaux barils de pétrole qui – quelle surprise – permettront à plus de voitures de prendre la route et d’émettre plus de CO2 qu’ils n’ont pu en éviter avec leur prétendue volonté écologique. (…) Les compagnies pétrolières continueront d'extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et de gaz de cette planète à moins qu’on ne les arrête. Et pendant ce temps, le gouvernement britannique «parle vert» avec son traité sur le changement climatique (s’imposant des cibles pour la réduction des émissions) tout en continuant de promouvoir la construction de routes, l’expansion de l’aviation, le libre échange, et un assouplissement des lois sur les permis de construire en faveur des grosses entreprises de travaux publics.

Soyons clairs, ce sont les riches qui produisent le plus de CO2. C’est vrai pour les pays et les individus dans ces pays. Au Royaume-Uni (RU), nous produisons une moyenne de 9 tonnes de CO2 par personne, pour 0,1 tonne en Tanzanie. Au RU, ce sont les riches qui voyagent le plus, en voiture ou en avion. L’économie mondiale est construite sur l’auto-expansion du travail aliéné mais les carburants fossiles que nous brûlons ont aussi joué un rôle intrinsèque à l’expansion industrielle, en fournissant l’énergie nécessaire aux machines utilisées par les travailleurs. (…)

Il n’y a pas de doute qu’un mouvement social dont le changement climatique serait une des préoccupations principales est la seule façon de s’attaquer, aussi bien au changement climatique produit par l’homme qu’à l’expansion du capitalisme. Le camp climatique est partie prenante de ce mouvement et un des lieux où il peut se constituer. Le fait que le changement climatique occupe désormais le devant de la scène médiatique révèle une faille dans le système (…) et constitue une réelle opportunité d’exposer les limites des solutions technologiques et de faire prendre conscience aux gens de la nécessité d’actions plus fondamentales. (…)

* Paul Sumburn fait partie du Bloc d’Ecrivains du Camp d’Action pour le Climat <www.climatecamp.org.uk>