TURQUIE: L’impasse turque

de Nicolas Bell, Radio Zinzine, 28 févr. 2016, publié à Archipel 245

Je me suis rendu fin décembre pour une semaine à Istanbul, mon premier voyage en Turquie depuis 2010. Pendant ces cinq ans et demi, le pays a traversé une période marquée par un fort mouvement social et par une vague d’ouverture et d’espoir qui aujourd’hui semblent quasiment anéantis par le climat de violence, de répression et de tensions qui règne depuis l’été.

En 2010, l’ambiance politique était marquée par des gestes envers les Arméniens, suite aux déclarations d’intellectuels turcs demandant pardon à cette communauté, par la volonté du gouvernement de l’AKP de fortement réduire l’emprise des militaires et de mener des négociations avec les Kurdes.
En 2013, le mouvement autour du Parc Gezi à Istanbul1, suivi du succès du parti HDP aux élections de juin 2015 avaient soulevé une vague d’enthousiasme. Mais aujourd’hui toutes les personnes que nous avons pu rencontrer expriment leur désarroi, leur sentiment d’impuissance face à ce qui se passe dans leur pays.
Tout a dérapé suite aux élections du 7 juin qui n’avaient pas accordé la majorité absolue à l’AKP, empêchant ainsi Recep Tayyip Erdoðan d’obtenir, grâce à un changement constitutionnel, la mise en place du système présidentiel fort qui lui donnerait tous les pouvoirs. Les attentats de Suruç et d’Ankara, la relance de la guerre dans les villes kurdes du sud-est du pays, une propagande féroce diffusée par des médias contrôlés par le parti au pouvoir… tout cela a permis à Erdoðan de gagner son pari lors des élections du 1er novembre.
Ferhat Kentel
Pour ce professeur de sociologie à Istanbul, «L’AKP a changé. Au début, c’était un parti représentant une politique civile, un aspect démocratique, essayant d’élargir l’autonomie de l’espace public, en dehors des militaires, de cette mentalité putschiste. Mais depuis, la nouvelle bourgeoisie liée à l’AKP a réussi à installer un pouvoir fantastique, ils sont entrés dans l’Etat, mais l’Etat est aussi entré dans l’AKP. L’AKP agit aujourd’hui comme le kémalisme d’antan. Il veut des citoyens conformes, dociles, il ne veut pas entendre parler de dynamiques sociales.
Un enfant qui avait dix ans quand l’AKP est venue au pouvoir ne connaît pas d’autre parti, d’autre vie ou culture politique. Les choses ne se passent pas bien, car il a une autorité sacrée, charismatique, qui commande, qui décide, qui interfère dans tout, donnant des ordres qui viennent d’un patriarche qui se sent le père de tous les Turcs.
Par le biais de Gezi, un symbole, une occasion, ces jeunes ont trouvé un moyen de s’affirmer, de trouver une confiance et un respect de soi. Ils sont descendus dans la rue, c’était une vague de démocratisation de la société, des nouveaux citoyens qui entraient dans la sphère publique et qui disaient quelque-chose de nouveau. Je compare ça à 1968 en France qui n’était pas un parti politique, qui n’était pas une victoire totale, mais une culture s’est propagée à partir de là, une expression multiple, une prise de parole. A Gezi, énormément de gens se sont exprimés, pas du tout de façon unanime, mais c’était contre cette mainmise venant de l’Etat, contre la violence de l’Etat.
Cette façon plurielle, multiple, d’exprimer les choses s’est consolidée dans le vote pour le HDP, la coexistence, le vivre ensemble, les musulmans anticapitalistes, les jeunes, les écologistes, les gens de gauche qui veulent un renouvellement de la société. Un mouvement populaire démocratique qui avait une composante musulmane. Le HDP de Selahettin Demirtas était un concurrent énorme face à Erdogan. Pour lui, c’était insupportable. C’est pour cela que l’AKP a ouvert la guerre totale contre tout ce qui risquait de remettre en question son pouvoir. La guerre, le conflit, la violence ont de nouveau énormément joué pour recréer la division, surtout entre les Kurdes et les Turcs. En quatre mois, entre les élections du 7 juin et celles du 1er novembre, avec la violence et une propagande énorme monopolisant l’opinion publique turque2, les Kurdes, le PKK et surtout le HDP ont été diabolisés.»
Asli Dogan
Selon cette chanteuse du groupe stambouliote «Kolektif Istanbul»: «Les gens se sont beaucoup politisés après ce qui s’est passé à Gezi. Moi je suis née juste après le dernier coup d’Etat, en 1981. Avant Gezi, on nous appelait la génération apolitique parce nous étions élevés pour être apolitiques, et pour la plus grande majorité, nous l’étions.
C’était un moment magique, c’était la première fois que des gens d’âges et de convictions politiques très différents se réunissaient pour une cause, avec des valeurs internationales. Beaucoup de gens se sont rencontrés pour la première fois, des athéistes ont protégé des musulmans pendant qu’ils faisaient leurs prières, des Kurdes se sont battus côte à côte avec des Turcs contre la police. C’étaient des choses que nous ne pouvions même pas imaginer. Au niveau personnel, il y a des gens qui ont changé, il y a des ponts qui ont été construits pour de vrai.
Selahettin Demirtas et le HDP ont fait un énorme pas en avant. Si on s’était arrêté au 7 juin, et si on avait continué avec ce parlement et le même climat social, les choses auraient pu aller vraiment beaucoup mieux, mais tout ce qui s’est passé entre les deux élections a forcé Demirtas et son équipe à se radicaliser. Maintenant leur voix pour la paix a perdu sa force.
Demirtas disait que nous sommes la dernière génération avec laquelle vous pouvez faire la paix. Je n’avais jamais eu d’espoir pour ce pays, mais le mouvement avec le HDP était mon premier espoir. Je pense qu’on est arrivé à la fin de ça. Quand il y a la guerre, la parole perd tout son sens.
Ce qui se passe actuellement et le silence du reste de la Turquie brise les ponts, le cœur des Kurdes et ils se sentent seuls. Je ne peux pas accepter qu’une armée, l’une des plus grandes du monde, attaque des civils de mon pays. Nous sommes assez désespérés, nous ne savons pas quoi faire.»
Depuis juillet, l’armée turque a commencé à faire des frappes au-delà de ses frontières, notamment en Syrie, mais aussi dans les montagnes du nord de l’Irak. Tout en déclarant qu’elle s’est jointe à l’alliance contre l’Etat Islamique, tout le monde sait que les principales cibles en sont les Kurdes, dans le but d’empêcher toute tentative de créer de nouvelles zones autonomes3.
Cette reprise de la guerre, après une longue période de trêve, a poussé des jeunes Kurdes révoltés à riposter dans de nombreuses villes du sud-est du pays4. Ils ont déclaré leur intention de transformer certains quartiers en «zones libérées». Il est quasi impossible d’obtenir des informations ou des chiffres fiables sur ce qui se passe dans cette région qui n’est pas officiellement sous loi martiale mais est soumise à un très grand flou juridique et au bon vouloir des administrations des provinces. De nombreux maires kurdes ont été emprisonnés ou destitués5. Selon le quotidien turc Hurriyet, des couvre-feux ont été imposés dans 17 districts de sept provinces depuis le 22 juillet. Certains endroits sont véritablement sous état de siège, c’est le cas du quartier de Sur à Diyarbakir et de la ville de Cizre. Sur les 24.000 habitants de Sur avant la reprise de la guerre, il n’en reste plus que 2000 aujourd’hui. Plus de 100.000 personnes ont été contraintes de quitter leur maison, des centaines de personnes ont été tuées, dont au moins 50 enfants. Ces chiffres sont probablement bien inférieurs à la réalité. Dans ses vœux pour le Nouvel An, Erdogan a promis de «nettoyer» son pays des rebelles du PKK en se targuant d’en avoir «éliminé» plus de 3000 en 2015.
La violence actuelle n’est pas cantonnée aux régions kurdes. Toutes les manifestations à Istanbul sont sévèrement réprimées et un climat de forte tension commence à s’installer entre les communautés. Pendant notre séjour à Istanbul, des amis se sont retrouvés par hasard parmi un groupe de manifestants kurdes chassés par la police vers le quartier de Tophane. Des commerçants et habitants du quartier sont sortis dans la rue et ont tabassé des jeunes, devant les yeux de nos amis qui ont essayé d’appeler une ambulance pour évacuer des manifestants gravement blessés.
Cengiz Aktar, politologue:
«Il y a trois millions et demi ou quatre millions de Kurdes qui vivent à Istanbul, mais au total probablement la moitié de la population kurde du pays vit à l’Ouest. Je ne sais pas comment ça va évoluer, cette pacification de la question kurde avec une main de fer. Tout peut arriver, mais la frange radicale du mouvement politique va rester, ça peut se transformer en terrorisme urbain ou en une sécession, c’est tout à fait possible. Il y a un divorce évident entre Kurdes et Turcs qui ne va pas se résoudre comme ça. Je fais toujours le parallèle avec les Albanais du Kosovo et les Serbes. Ca finit par une séparation. Cette séparation se ferait surtout du fait des Kurdes. Leur assimilation a échoué en Turquie, on ne peut plus les amadouer avec des supermarchés où ils peuvent tout acheter et avec des buildings dans lesquels ils auront une vie moderne, ce n’est pas faisable ça. Le gouvernement n’est pas constitué de lumières politiques, ils peuvent être des animaux politiques, mais ils n’ont aucune vision, ils ne savent rien de la résolution de conflits, de la sociologie.
En cas de sécession, ça risque de devenir comme en Yougoslavie avec des pogroms antikurdes. Les Kurdes ne sont pas appréciés dans beaucoup de villes de l’Ouest, ils font profil bas, certains n’osent pas exprimer leur kurdicité.
Ce régime prétend tout savoir et dit qu’il va régler le problème kurde à sa façon. En même temps, il continue de distribuer des mannes, toutes sortes d’avantages matériels sous forme d’aide directe aux familles ou alors des contrats publics pour les plus gros. Il s’agit d’un clientélisme démesuré mais qui crée un système très efficace en fin de compte. Je crois que de pays phare, de pays étoile, de pays modèle pour le réveil arabe, la Turquie aujourd’hui est devenue une espèce de dictature moyen-orientale où le mot d’ordre pourrait être ‘tais-toi et consomme’. Une société de consommation qui fait fi de toutes considérations environnementales, une espèce de furie consumériste et un système économique complètement bancal basé quasi uniquement sur le bâtiment.
Est-ce que ce système est soutenable, viable, pérenne? Je ne le pense pas. Comme toutes les dictatures ou les régimes autoritaires, ça va finir par se casser la gueule, mais nul ne sait quand ni comment.
Ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre, la manière forte où le pouvoir impose ses vues. Ca ne marche jamais ça, on est au 21ème siècle. Donc tôt ou tard, ça va voler en éclats. C’est pourquoi je dis que le pays a des mois, des années très noires devant lui. Il y a beaucoup de gens qui partent de la Turquie, des gens qui ont les moyens, les jeunes partent, il y a une fuite de cerveaux. Les gens sont très inquiets, le climat politique est totalement délétère et malsain, le climat économique n’est pas mieux.»
Les événements en janvier ne font que confirmer la dérive autoritaire d’Erdogan et de l’AKP. Ils ont réagi avec une rage féroce à une pétition signée par 1128 intellectuels turcs et internationaux, surtout du monde universitaire. Celle-ci demande au gouvernement de cesser ses opérations militaires contre les villes kurdes; elle dénonce ce «crime» et le «massacre» de civils kurdes. Le président a immédiatement accusé les signataires de «propagande terroriste» et de «haute trahison». Selon le Hurriyet du 16 janvier, 130 intellectuels et universitaires seront inculpés et 18 sont déjà détenus.
Ferhat Kentel
«Ce qui m’incombe, à moi et à des gens comme moi, c’est de parler de l’espoir que nous avons ressenti. OK, il y a les fascistes, les tabasseurs de l’extrême droite ou de la police, mais il y a aussi une population, des associations, des individus, qui veulent vivre et s’exprimer d’une autre manière, qui veulent renforcer le langage de la paix. Essayons de les protéger. Je n’ai pas envie de tomber dans la fatalité.»

  1. Gezi est un petit parc arboré à côté de la célèbre Place Taksim, au centre d’Istanbul, une ville qui possède très peu d’espaces verts. Le président Erdogan avait décidé de le détruire et d’y construire un centre commercial. Une vague de protestation, démarrée en mai 2013, avait rapidement embrasé tout le pays, avant d’être sauvagement réprimée.
  2. Selon Le Monde, voici les chiffres pour le temps d’antenne sur les chaînes de la TRT (Télévision-Radio turque) pendant le mois d’octobre qui a précédé les élections du 1er novembre: le parti AKP: 30 heures, président Erdogan personnellement: 29 heures, CHP (sociaux démocrates kémalistes, principal parti d’opposition): 5 heures, MHP (parti ultranationaliste): 70 minutes, HDP: 18 minutes.
  3. La complicité de l’armée et du gouvernement turcs avec l’Etat Islamique est bien documentée. Récemment, le rédacteur en chef et un collègue du journal Cumhuriyet ont été arrêtés et emprisonnés après avoir révélé des informations et des photos montrant un camion de l’armée turque transportant des armes pour l’EI. Des conversations entre officiers turcs et membres de l’EI ont pu être enregistrées. Rappelons que la Turquie est l’un des pays au monde qui emprisonnent le plus de journalistes. Plus généralement, le jeu très trouble de la politique étrangère turque renforce l’instabilité domestique et régionale. Le récent attentat à Istanbul en est la preuve.
  4. Dans les médias et les déclarations officielles turques, ce conflit est toujours présenté comme une guerre contre le PKK et les morts kurdes ne sont que des terroristes du PKK. Il semble cependant que cette organisation, généralement cantonnée aux zones rurales et montagneuses, ne contrôle guère ce qui se passe dans les villes, où il s’agirait plutôt de réaction spontanée de populations locales outrées par la répression violente. Parmi les victimes se trouvent de nombreuses personnes âgées, femmes et enfants.
  5. Voir le bulletin pour le mois de janvier d’Info-Turk à Bruxelles <www.info-turk.be>.

A écouter ou télécharger sur Radio Zinzine: une série de trois émissions intitulées «L’impasse turque», la première avec Ferhat Kentel, la deuxième avec Asli Dogan et la troisième avec Cengiz Aktar. <www.radiozinzine.org>.