Dans quelques semaines, ça fera vingt années que j'ai été libérée de prison. C'était juste après le massacre dans les prisons. Juste après que j'ai vu mourir mes ami·es, entendu leurs cris dans le feu. Ma libération ne mettait pas fin à ce cauchemar. Ni au mien, ni à celui que j'ai partagé avec les autres prisonnier·es. Le 22 décembre 2000, j'ai été libérée au vingt-huitième jour de la grève de la faim que nous, des milliers des prisonnier·es menions pour résister à notre transfert dans les "nouvelles prisons" qui allaient nous offrir des conditions de détention plus contrôlées et inhumaines, et davantage d'isolement. Le 19 décembre dans la nuit, nous avons été réveillé·es par les bombes et le feu des armes. C'était l'opération "Retour à la vie" qui visait notre transfert de force vers ces nouvelles prisons. Le cauchemar a duré un jour et deux nuits, dans la prison où j'étais, nous avons compté trente-huit morts et des centaines de blessé·es. Ils ont emmené les rescapé·es que nous étions, dans une prison intermédiaire avant le tri. Notre grève de la faim continuait. Notre résistance. Dans cette prison, il y avait une télévision sur le mur, nous écoutions les informations qui n'étaient que des mensonges cruels.
Tout d'un coup j'ai entendu le cri d'une amie… "Pinaaar! On parle de toi à la télé, tu vas être libérée". Moi j'avais cru entendre "Tu vas nous quitter!" J'ai voulu dire "Non! Je ne vais pas vous quitter. Nous allons continuer à résister ensemble…" Je n'ai rien dit. J'étais muette. La télé disait que les expertises officielles avaient démontré que les accusations qui me concernaient étaient fausses. Mes avocats avaient obtenu ma libération et il y avait du monde devant la prison qui m'attendait. Soudain les gardien·nes ont tapé à la porte en fer de notre dortoir: "Pinar Seleeeek. Prépare-toi, tu vas être libérée. Allez…Dépêche-toi". C'était impossible de se dépêcher. Libération. Séparation. Par réflexe, on s'est échangé des cadeaux: "tiens ma bague", "tiens mon écharpe". Je n'ai rien pris d'autre. Tout ce que j'avais écrit durant deux années et demie avait été brûlé ou confisqué, j'avais laissé mes vêtements aux copines, je n'avais que les petits cadeaux et un manuscrit rédigé dans un petit cahier. Je l'ai mis sur mon ventre.
Je réfléchissais très rapidement, j'étais consciente de ce qui m'attendait devant la prison: un public qui espérait entendre ma parole. En utilisant cette médiatisation, je pouvais fendre le mur des mensonges. Mais comment? Par quels mots? Personne ne m'avait rien dit mais je voyais dans leurs yeux une sorte de… confiance. En embrassant mes amies, avec des larmes, je me suis préparée à un beau discours, pas agressif mais créatif, qui pouvait toucher les cœurs. Je l'ai fait. Entourée des enfants de rue, des ami·es, des collègues, des militant·es, des artistes, des journalistes, de plusieurs personnes inconnues, j'ai décrit la violence extrême avec des mots forts. Je ne sais pas d'où venait cette force mais je me souviens comment j'étais remplie d'une puissance magique. Dans ce contexte d'une violence extrême, j'étais arrivée à faire entendre une voix antimilitariste. Ma déclaration publique était en effet une promesse. La promesse d'une lutte contre tous les systèmes de domination, contre toutes les formes de violence et de discrimination. J'ai tenu ma promesse, jusqu'à aujourd'hui.
Sortie de la prison
Durant quelques jours, j'ai été à la une de tous les médias. Malgré la répression de l'Etat profond, les juges, convaincu·es de l'absurdité et de la cruauté des accusations, m'avaient libérée. J'étais victime d'un acharnement sans fond. Un symbole de toutes les injustices dans le pays. La solidarité importante des enfants de la rue, des prostitué·es, des transsexuelles et d'autres groupes sociaux qui, jusqu'alors, ne se montraient jamais autour des procès politiques, renforçait la dimension émo-tionnelle de mon procès qui était déjà présente avec mon père qui me défendait, ma sœur qui a changé de vie pour devenir avocate, ma mère qui construisait un mur de solidarité autour de sa fille. Une popularité forte. Une popularité qui m'a permis de tenir ma parole et de porter d'abord la parole des prisonnier·es, de me lancer dans les actions populaires antimilitaristes, féministes et autres…
Très vite, nous avons compris que le cauchemar allait continuer. De nouvelles accusations, sans fonde-ment. Les audiences se sont poursuivies à un rythme soutenu. En 2006, premier acquittement. Le procureur fait appel et en 2007 la Cour de cassation casse l'acquittement. L'affaire est à nouveau jugée au tribu-nal. En 2008, deuxième acquittement. Le procureur fait de nouveau appel. La Cour de cassation casse de nouveau l'acquittement. Ensuite… Cour d'assise, Cour pénale, Cour de cassation, la procédure est devenue de plus en plus complexe… J'ai résisté, pour rester en Turquie et pour continuer mes luttes. Je ne me suis pas arrêtée deux minutes, j'ai écrit, j'ai milité contre la guerre, contre le militarisme, le sexisme, le nationalisme, l'hétéronormativité et contre toutes les dominations, sans les hiérarchiser. Je n'étais pas seule, j'étais enchantée de faire partie d'un mouvement qui, malgré le contexte autoritaire, révolutionnait par le bas mon pays. En avril 2009, à la suite d'une décision de la Cour de cassation, j'ai dû préparer rapidement un petit sac… pour m'exiler. D'abord en Allemagne, depuis 2012, en France. Le procès a continué. Jusqu'à aujourd'hui.
En 2014, j'étais à Lyon quand je fêtais le quatrième acquittement. Mais la fête n'a duré que quelques heures: le procureur a refait appel. Depuis, cette affaire a été renvoyée dans les méandres de la justice. Le 25 janvier 2017, après une attente infinie, le procureur de la Cour de cassation a donné son avis: condamnation à perpétuité. Et nous attendons toujours la décision de la Cour suprême qui sera définitive. Pendant ce temps, ma famille reçoit régulièrement des avis émanant d'un équivalent de Tribunal des Affaires Sociales leur signifiant qu'en cas de condamnation par la Cour suprême, je serai condamnée à payer de lourds dommages. En attendant le verdict final, ma famille restée en Turquie et moi, nous sommes donc aussi sous pression sur le plan financier. C'est difficile de résumer tous les acharnements que je subis autour de cette affaire, miroir de la continuité des violences structurelles de ce pays, qui ne sont devenues visibles que depuis quelques années, dans l'espace public européen.
J'ignore la décision à venir, je pense juste à ma libération de prison il y a vingt ans. Je regarde ma photo devant la prison: amaigrie par la grève de la faim, terrifiée de tout ce que j'avais vu, mais forte face à ce qui m'attendait. J'étais plus jeune, certes accompagnée d'un lourd bagage que je portais avec tou·tes les autres résistant·es, je n'imaginais pas que je resterais encore 20 ans dans ce cauchemar. Je n'imaginais pas que je serais si loin, que je ferais du monde mon pays, en suivant Virginia Woolf, que je multiplierais mes luttes. Je continue à tenir ma promesse et à résister. Cela me coûte cher: les menaces, les violences de toutes sortes qui me mettent souvent dans une situation de "demandeuse" de soutien. Aujourd'hui, je ne demande rien. A personne. Juste… j'ai voulu partager un souvenir. Un souvenir qui demeure mon présent.
- Pınar Selek est sociologue, militante antimilitariste féministe et écrivaine turque. Elle vit en exil en France et a obtenu la nationalité française en 2017.