ZONES A DEFENDRE: Défendre le massif Svydovets*!

de Groupe d’Initiative Free Svydovets, 19 févr. 2018, publié à Archipel 265

14.000 hectares de forêt dans les Carpates ukrainiennes sont menacés par un mégaprojet touristique. Un appel à les défendre est lancé au niveau européen.

Le massif Svydovets est une série de montagnes qui font partie des Carpates en Transcarpatie dans l’ouest de l’Ukraine. De nombreuses forêts font de ce massif un des plus beaux, des plus riches en flore et en faune du pays. Il est caractérisé par son aspect sauvage, ses trois lacs naturels et le fait qu’il serait au centre de l’Europe géographique. Au cœur du Svydovets naît la rivière Tchorna Tisza - la source de la Tisza, l’une des rivières les plus importantes de la région. Le massif est l’épicentre des principales pluviométries de la région (1400 mm/an). Les pentes sont couvertes de forêts d’épicéas et de hêtres.
C’est précisément ici que Guenady Moskal, le gouverneur de la Transcarpatie, compte créer un immense complexe touristique «Svydovets» avec plus de 60 hôtels, 120 restaurants, 33 remonte-pentes qui mèneront aux pistes d’une longueur totale de 230 km, le tout financé par des investisseurs dont il n’a pas voulu publier les noms. Des centres commerciaux, médicaux, de fitness, des filiales de banques, des parkings à plusieurs niveaux et même une piste d’atterrissage sont prévus. La future station pourra accueillir jusqu’à 28.000 touristes à la fois.
Le scandale autour de la construction de cette nouvelle station de ski a commencé en 2016. Elle serait plus grande et plus chic que «Bukovel», la station de ski la plus connue d’Ukraine. Le gouverneur de la Transcarpatie explique dans la presse que 5000 emplois seront créés. Pour les locaux c’est comme un rêve que d’avoir du travail près de leur maison. Dans ces régions de montagnes, cela fait des siècles que les habitants sont des travailleurs saisonniers. Au début de l’année, des audiences publiques ont été organisées par les administrations des districts (sous-préfectures) de Tyatchiv et de Rakhiv pour obtenir un accord préalable à cette base touristique dans les villages de Yassinya, de Tchorna Tisza et de Lopukhovo, les trois villages concernés.
Or, selon Vassyl Fabritsy, un des activistes du village de Lopukhovo qui proteste contre toute construction dans le massif, «nous avons appris que l’audience publique avait eu lieu à Lopukhovo, quand elle était terminée. Il y avait une annonce dans le journal mais il n’y avait pas un mot sur des votes «pour» ou «contre» Svydovets. Ainsi seules vingt personnes ont voté pour la construction de la station de ski. Ces vingt personnes, manipulées par la mairie et l’administration, ont décidé pour tout le village.»
Plusieurs citoyen·nes de Lopukhovo – ils et elles ne sont pas nombreux/ses, mais très déterminé·es – se sont regroupé·es pour porter plainte devant les tribunaux administratifs. Toutes et tous travaillent dans la filière bois, ont des scieries ou un travail lié aux forêts, comme 70% des personnes dans ces villages. Ce n’est pas la première fois qu’ils et elles protestent contre le «système d’Etat». Depuis plus de vingt ans ils et elles protestent régulièrement contre la mauvaise gestion des forêts et la corruption dans les services forestiers de l’Etat, notamment pour dénoncer les fausses coupes sanitaires.
Les villageois·es ont demandé de l’aide à des juristes, à des organisations écologiques, à des députés locaux et nationaux. Au début personne n’a voulu s’engager. Puis une jeune étudiante en droit de l’environnement a décidé d’en faire son combat et a mobilisé autour d’elle plusieurs ONG dont EPL, Zeleny Dossier et la Coopérative Européenne Longo maï. Nous avons donc créé le «Groupe d’Initiative Free Svydovets» (GIFS).
Selon une écologiste connue en Transcarpatie, Oksana Stahkevitch-Volosyantchouk: «ce massif est le territoire où se forment les affluents importants de la Tisza. On y trouve des lacs, des marécages, des ruisseaux, des prairies marécageuses qui jouent un rôle très important pour l’hydrogéologie des Carpates. Ces zones humides sont nourries par les eaux de la neige fondue, les précipitations et les eaux de surface du bassin de captage. Elles jouent le rôle de réserve d’eau pendant toute l’année en accumulant une partie importante de l’eau de pluie et l’eau du dégel. Ainsi, la probabilité de grandes crues catastrophiques baisse. Ces vallées et ces zones humides sont des écosystèmes très fragiles. Une intervention anthropique excessive dans ce système aurait des conséquences destructrices. Tous ces écosystèmes sont à la base des espèces endémiques des Carpates.
La création d’infrastructures touristiques sur ce territoire, la destruction de nouvelles forêts, la construction d’un réseau de routes, d’hôtels avec des prises d’eau et des canalisations provoqueraient très certainement des changements dans le régime hydrologique. Pour l’heure, ces écosystèmes fragiles souffrent déjà de l’installation chaotique des campements au bord des lacs: la coupe du bois de chauffage par les campeurs, la pollution de l’eau par les détergents, sans parler de ce que serait un grand chantier. Il est probable qu’une telle construction accroîtrait les changements climatiques que nous ressentons déjà. Comment ces changements vont-ils se manifester? Des crues catastrophiques, des érosions du sol, des glissements de terre, la baisse du niveau d’eau de la nappe phréatique, la pollution de l’eau, la sécheresse. Ce sont les habitants de la vallée qui les ressentiront et non pas les visiteurs».
Des journaux ont commencé à parler du projet en pointant le revers de la médaille. A travers plusieurs articles et les réseaux sociaux est née une polémique sur le nombre d’hectares de forêt qu’il faudrait couper pour réaliser un tel complexe touristique. Dans les informations officielles de l’administration données lors des audiences publiques et inscrites dans le protocole, le chiffre de 14.000 hectares de forêts a fait forte impression. Puis les services du gouverneur se sont rétractés et ont expliqué que cela avait été une faute de dactylographie, qu’il ne s’agissait que de 1400 ha. Pour les activistes de Lopukhovo et les écologistes, cette polémique sur les surfaces est ridicule et ne sert qu’à embrouiller les esprits. De toute façon, il n’y a pas de plans architecturaux précis qui permettraient de comprendre comment sera le futur complexe touristique. Pour eux, il est clair que si une construction, même petite, est autorisée, c’est ensuite tout le site qui sera morcelé et détruit.
La question des coupes de bois est très sensible dans la région ainsi que dans toute l’Ukraine. Après la révolution de Maïdan en 2014, beaucoup ont cru que la corruption et la surexploitation des forêts allaient diminuer. Valera Pavlouk, activiste, rappelle: «nous avons déjà connu de grosses inondations en 1998 et 2000 avec de grandes coulées de boue qui ont emporté plusieurs maisons et couvert le village. Déjà à l’époque il était clair que c’était les conséquences de la surexploitation forestière. Les dernières années ça n’a fait qu’empirer. Par exemple en 2005, dans la forêt d’Etat de Lopukhovo on a coupé 50.000 m3 de bois et en 2016 sur la même surface c’était 240.000 m3. La situation est devenue catastrophique et désespérée».
Les nombreuses coupes rases favorisent l’érosion. Quand on descend le bois par débardage, la longueur du treuil influe directement sur le coût du bois à l’achat. C’est pourquoi les coupes se font souvent le long des chemins forestiers parce qu’en période hivernale les camions ne peuvent pas monter les côtes raides. Ce type de coupe mène au ravinement, diminue la biodiversité, provoque des glissements de terre.
Il existe en Ukraine un petit mouvement d’activistes qui s’appelle «La garde forestière» qui exerce un contrôle civique sur les coupes illégales. Les activistes font des photos et rédigent des rapports documentés. Ils organisent des ateliers de travail pour apprendre à repérer les coupes illégales. Mais en Transcarpatie le mouvement est peu actif. Il faut aussi dire que les dénonciations de ces coupes illégales ne portent à aucune conséquence et que même les médias ne veulent plus les signaler tant il y en a: c’est devenu banal.
A vrai dire, nous les activistes, nous ne comprenons pas l’intérêt de cette urbanisation en plein cœur de Svydovets. A quoi bon créer une infrastructure là-haut sur les alpages, quand il n’en existe pas en bas dans les villages où il n’y a pas de route, pas de canalisation ni de station d’épuration, pas de système de tri de déchets, pas d’hôtel, pas de supermarché ou de restaurant de bon niveau, de banque et de centre médical? Alors depuis le mois de juillet nous nous sommes mis en lutte.
Les forestiers d’Etat de Lopukhovo ont commencé à construire une nouvelle route à travers le massif pour aller au cœur de la future station de ski et pour réunir les deux districts de Tyatchiv et de Rakhiv.
Nous avons invité des journalistes locaux, des télévisions et des écologistes pour dénoncer l’absurdité de ce projet en les emmenant au sommet du massif (cinq heures de tout-terrain), ce qui les a fortement impressionnés.
Nous avons déposé un recours au tribunal pour vice de procédure. Nous avons également déclaré une fraude aux obligations de «tourisme durable» lors de la rencontre de la Convention-cadre sur la Protection et le Développement Durable des Carpates (Lillafüred, Hongrie). Nous avons demandé une commission d’enquête au ministère de l’écologie, pour l’heure sans réponse. De nombreuses personnes ont manifesté leur soutien sur facebook. Au point que le gouverneur s’est rabaissé à faire un communiqué officiel demandant de ne pas croire les activistes. Le lendemain du dépôt de la plainte au tribunal, les trois principaux leaders de Lopukhovo ont subi chacun un contrôle des services de l’inspection du travail. Ils reçoivent aussi régulièrement des menaces par téléphone pour les pousser à se retirer de la lutte.
Pour l’instant la mobilisation est forte et le GIFS rassemble chaque jour de nouvelles personnes, mais il est clair qu’au niveau des populations locales nous restons minoritaires. Même si certain·es sont d’accord avec nous, beaucoup ont peur d’aller contre le pouvoir ou sont sous l’influence de leurs employeurs, voire craignent la puissance de l’investisseur caché. C’est pour toutes ces raisons que nous faisons appel aux citoyen·nes de tous pays, à toutes organisations nationales et internationales, toutes organisations non gouvernementales à soutenir notre action pour un massif «Svydovets» libre.
Le GIFS demande l’annulation des avis préfectoraux permettant la construction, exige du Conseil des ministres de ne pas donner l’autorisation de changer l’utilisation des terrains, de protéger les sommets et les lacs naturels du massif Svydovets par un agrandissement de la zone de la réserve naturelle voisine, exige une diminution des rendements de coupe de bois à l’hectare, un contrôle renforcé de l’exploitation forestière du massif par des organisations civiques telles que la garde forestière.
Qui sommes-nous?
Des activistes du village de Lopukhov, des organisations écologistes de la Transcarpatie, de Lviv et de Kiev, des juristes, la Coopérative européenne Longo maï, des volontaires amoureux de la nature - tous et toutes réunies dans le Groupe d’Initiative Free Svydovets. Rejoignez-nous!
Groupe d’Initiative Free Svydovets
free.svydovets(at)gmail.com

* Le Svydovets est une chaîne de montagnes dans l’ouest de l’Ukraine, qui accueille l’une des dix forêts primaires de hêtres des Carpates, reconnue comme site du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2007.

L’Ukraine, une économie en récession:

  • salaire moyen en Ukraine: 195 €
  • salaire moyen dans une scierie: 250 €
  • une retraite moyenne: 73 €
  • 1kg de pain: 0,36 €
  • 1 kg de viande de porc: 3,20 €
  • 1m3 de grume: 45 €
  • 1m3 de bois de charpente ou de planches: 100 €

Le fléau des coupes illégales
Selon Andriy Pliga du WWF, les coupes illégales ont une influence énorme sur l’exploitation forestière ainsi que sur la situation écologique, sociale et économique du pays. Pour mieux comprendre l’état actuel de l’industrie forestière en Ukraine, il faut prendre en considération les éléments suivants:

  • Presque toutes les forêts en Ukraine sont la propriété de l’Etat
  • Il existe aussi des forêts communales et privées, mais leur part est minime.
  • Le Comité d’Etat de l’industrie forestière est l’organe central du pouvoir exécutif dans le domaine forestier. C’est lui qui gère la majeure partie des forêts en Ukraine.
  • L’âge moyen des forêts ukrainiennes est de 55 ans. Les vieilles forêts et les forêts vierges sont conservées dans des réserves naturelles et dans des zones de montagnes éloignées. L’accès à ces forêts pour les entreprises forestières est compliqué.
  • Une bonne partie des forêts est plantée et demande donc des soins intensifs.
    On entend par coupes illégales:
  • les coupes sans autorisation;
  • les fausses déclarations de volumes et de la valeur du bois coupé;
  • les coupes hors du territoire autorisé;
  • l’obtention des autorisations à travers des schémas corrompus;
  • les coupes sanitaires non justifiées;
  • l’occupation illégale des forêts pour la construction ou pour l’extraction des matières premières qui implique la coupe de la forêt.
    Raisons sociales: Dans une région où le chômage et la pauvreté sont importants, certaines coupes illégales, peu significatives, ont pour but la satisfaction des besoins individuels. Une des raisons des coupes est le prix du bois de chauffage qui est considéré comme trop élevé par les gens. Les petites coupes pour les besoins familiaux sont coutumières et traditionnelles.
    Raisons économiques: c’est la principale raison: l’enrichissement personnel. Généralement, ces coupes sont bien organisées avec fabrication de faux documents et représentent souvent toute une chaîne d’activités: depuis la coupe de bois dans la forêt jusqu’à l’exportation du bois en rondin, planches, etc. Il est évident que cette activité est protégée par le pouvoir corrompu. L’existence d’une demande pour le bois illégal sur le marché international stimule les transgresseurs de la loi à l’intérieur du pays.
    Raisons juridiques et administratives: il y a des lacunes dans la législation forestière. Les procédures juridiques concernant la gestion forestière sont vagues et compliquées. Le système judiciaire est faible et peu efficace, il y a un manque de transparence dans les organismes gouvernementaux.
    La lutte contre les infractions dans la forêt est presque inexistante. Les infractions dans le secteur forestier se terminent rarement par une décision judiciaire exécutée. La participation des citoyens et des communes dans le domaine forestier est plutôt symbolique car il n’existe pas de système efficace de diffusion de l’information, ni de consultations publiques.