UKRAINE: Une semaine à Kiev

de Michael Rössler FCE, 26 mai 2016, publié à Archipel 248

Nos ami-e-s d’Ukraine, Natacha Kabatsyi du Comité d’Aide Médicale en Transcarpatie (CAMZ), notre organisation partenaire à Oujgorod, et le journaliste Maxime Butkevych du No Borders Project de Kiev, avaient invité le Forum Civique Européen au festival de films documentaires pour les droits humains «docudays»1 qui se tenait du 25 mars au 1er avril 2016: une bonne occasion de s’informer sur place sur les initiatives de la société civile et de participer à ses manifestations.

Sans hésiter, j’ai décidé d’y aller, pour retrouver nos amies et amis là-bas et représenter le FCE dans ces rencontres. Une raison supplémentaire: je n’étais encore jamais allé à Kiev, bien que cette ville m’intéressât depuis longtemps. J’ai finalement saisi l’occasion.
Après avoir été pendant plusieurs mois au hit-parade de la presse, surtout en 2014 pendant la révolution de Maïdan, puis à l’annexion de la Crimée par la Russie et lors de la guerre du Donbass, Kiev est aujourd’hui une destination presque oubliée. Le calme règne. Pourtant l’Ukraine de l’Est ne connaît pas la paix, seulement un cessez-le-feu fragile, ponctué de coups de feu et de morts.
Briser les illusions
Le festival a pour titre A travers les illusions, et dans son texte de présentation, le comité d’organisation évoque les désillusions actuelles après la révolution de Maïdan de 2014: «Les révolutionnaires de Maïdan, comme tous les révolutionnaires de tous les temps, espéraient des changements rapides dans le pays. Mais cela n’a pas marché, les assassins des victimes de Maïdan sont restés impunis, et aux élections locales, les corrompus contre qui le peuple s’était soulevé ont pris leur revanche. Les révolutionnaires parlent d’un 3ème Maïdan2, mais va-t-il vraiment résoudre les problèmes ou est-ce une illusion de plus? Dans un même contexte, la question se pose: ne serait-il pas temps pour les autorités et la société de se débarrasser des illusions que le pays peut être réformé sans un changement dans les relations au travail et à la propriété, dans l’intérêt de l’ensemble? S’opposer au régime des oligarques sera une priorité pour notre conscience civique afin de poser les fondements d’une véritable démocratie et du respect des droits humains. Pour le festival de cette année, nous proposons que les réalisateurs, les experts des droits humains de différents pays, les représentants des autorités ukrainiennes et les révolutionnaires de Maïdan percent intellectuellement le brouillard des illusions».
Pendant le festival, plus de 90 films du monde entier sur les thèmes des droits humains, de la migration, de l’égalité, de la guerre et de la paix seront montrés dans plusieurs cinémas et des salles de projection. En tant qu’un des rares visiteurs occidentaux, j’ai été surpris de voir que les salles étaient toujours bien remplies d’un public d’âges très mélangés, dont la plus grande partie était composée de jeunes très réceptifs. Ce public participe assidûment aux débats suivant les films, avec les réalisateurs ou les activistes des droits humains. Cet intérêt et cette ouverture sont-ils une conséquence de la révolte de Maïdan? Tout n’était donc pas qu’illusion?
Crise des réfugiés?
Maxime Butkevych m’invite à faire part de nos expériences en Europe de l’Ouest dans la réunion publique «crise des réfugiés ou crise de la solidarité». Pour commencer, un activiste croate parle de la solidarité spontanée au sein de la population croate quand, à l’automne dernier, les réfugiés traversaient leur pays en direction de l’Europe de l’Ouest, après la fermeture de la frontière avec la Hongrie. Il décrit la situation actuelle non comme «une crise des réfugiés ou crise de la solidarité» mais comme une «crise de la politique». J’enchaîne en insistant dans ma déclaration sur l’importance du contact direct entre population locale et réfugiés, que malheureusement les autorités empêchent souvent, et le fait que les réfugiés se retrouvent ainsi isolés pour pouvoir être expulsés à nouveau plus facilement. Je raconte l’exemple «places gratuites pour les réfugiés chiliens» en Suisse en 1973 après le putsch du général Pinochet, quand s’était constitué un mouvement populaire d’accueil malgré l’opinion des cercles gouvernementaux suisses selon laquelle ces «communistes» pourraient détruire notre démocratie.
Je cite le maire d’une petite commune près de Bâle qui avait alors accueilli cinq réfugiés: «Si cinq communistes chiliens menacent la démocratie dans notre commune, c’est qu’elle ne vaut pas grand-chose».
Je transpose cet exemple aux réfugié-e-s d’aujourd’hui, cinq musulmans d’une soi-disant autre culture considérée comme porteuse de séparatisme, arrivant dans un petit village chrétien… Les exemples sont reçus avec intérêt par le public, sans doute parce qu’un centre d’accueil pour les réfugiés syriens doit être ouvert près de Kiev et qu’il faut trouver des arguments pour cet accueil et contre les peurs de la population attisées par l’extrême droite et une partie des médias. Une journaliste assistant à la discussion nous invite, Maxime et moi, à participer le lendemain à une émission sur la deuxième chaîne de la radio d’Etat. Alors que nous sommes assis dans le studio, ces peurs sont confirmées par les appels des auditeurs et nous avons l’occasion de les aborder et de développer des arguments en faveur de l’accueil. Un auditeur intervient pour dire qu’on devrait d’abord s’occuper des nombreux réfugiés de l’Est de l’intérieur, plutôt que de ceux d’autres pays.
Les réfugiés de l’intérieur
Dans les faits, la situation des 1,2 à 1,6 million de «Internal Deplaced Persons» (IDP), dont environ 60% de femmes et d’enfants, est souvent très difficile, comme le montre la poursuite de la discussion de la veille de l’émission de radio. Des représentant-e-s d’ONG informent sur le manque d’aide étatique, les obstacles et même la discrimination dans la recherche de travail et de logement. En effet, si l’atmosphère générale au sein de la population est positive ou neutre à l’égard des IDP, des voix négatives se font toujours entendre, que ce soit dans des récits individuels ou dans les médias. Nous rencontrons les mêmes préjugés que chez nous à l’Ouest envers les réfugiés étrangers: ils empochent passivement leur subside, leur présence fait monter les prix et les loyers, ils prennent les places de travail des autochtones. Ces opinions pourraient encore se renforcer du fait de la situation économique désastreuse. D’autres reproches touchent plus spécifiquement les hommes: ils se seraient enfuis par lâcheté, ils devraient plutôt retourner chez eux et se battre pour leur pays. On les soupçonne de sympathiser avec les séparatistes.
Malgré tout, le comportement général envers les IDP continue à être majoritairement correct et positif. Les Tatars de Crimée, bien que musulmans, sont perçus avec bienveillance pour leur fidélité à l’Ukraine, leur condamnation de l’annexion de la Crimée par la Russie et pour avoir fui la répression. De tous les IDP, les Roms sont les plus méprisés et discriminés par la population et les autorités, après avoir été chassés par les seigneurs de guerre séparatistes de la région du Donetsk et des régions voisines au début du conflit armé. Toutefois plusieurs ONG les soutiennent. La discrimination envers les Roms n’est pas nouvelle, elle touche la plupart d’entre eux, pas seulement les IDP.
Dans son texte d’invitation au festival, le comité d’organisation se préoccupait de la situation des réfugiés intérieurs: «A une immigration extérieure s’ajoute en Ukraine une immigration intérieure. Dans la société ukrainienne il y a une nouvelle catégorie de personnes: les déplacées de l’intérieur (IDP). Jusqu’à maintenant, il n’y a pas de programme d’Etat pour l’intégration de ces personnes à la population locale. L’Etat est dans l’illusion qu’elles s’en sortiront toutes seules. Les IDP vivent dans l’illusion de pouvoir retourner bientôt dans leur pays pour y vivre comme avant. Entre-temps, les problèmes augmentent: du manque d’intégration sociale à la xénophobie et au chauvinisme.»
Malgré ces mises en garde, je suis très impressionné par les nombreuses personnes et collectifs engagés pour les réfugiés de l’intérieur, qui accomplissent pratiquement les tâches que l’Etat devrait assumer.
Sur la place Maïdan
Durant tout le festival, Maxime, Natacha et les autres ami-e-s sont très occupé-e-s. J’entreprends seul un tour de la ville jusqu’au Maïdan, la place de l’indépendance, théâtre de la révolution de 2014. La rue qui relie la place au quartier du gouvernement est bordée de photos des manifestants assassinés en février 2014 par des tireurs embusqués: de nombreux visages très jeunes, ouverts et pleins d’espoir, décorés de fleurs et de bougies et entourés de pavés utilisés pendant la révolte.
Arrivé par en haut, je vois sur la gauche des «autels» de fortune avec les portraits de victimes où s’amoncellent des casques de chantier en plastique, des masques de protection bricolés et des pavés. Quelques vestiges de barricades pleins de fantaisie, principalement de pièces métalliques rouillées, érigées ici et là, l’air abandonné, sont devenus des monuments. Sur la droite se trouve le mémorial officiel pour «les héros du heavenly hundred (2013-2014), activistes de la révolution pour la dignité», qui consiste surtout en plusieurs rangées de portraits de toutes les victimes: pour la plupart des hommes, mais aussi des femmes. «Ils sont morts pour la liberté et la dignité des Ukrainiens», peut-on lire sur le fronton.
Ces femmes et ces hommes ont-ils combattu pour une illusion?
Combien de temps encore la logique de guerre des affiches de recrutement de l’armée, omniprésentes dans les rues et sur les places de Kiev, pourra-t-elle l’emporter face aux problèmes de l’Etat et de la politique?
Une démission attendue
Le 29 mars, à la moitié de mon séjour, le procureur général Victor Schokin, protégé du président Porochenko jusque-là, a dû démissionner. La colère de la population avait monté car il n’avait rien entrepris contre la corruption dans le pays, tout en s’enrichissant lui-même. Il avait bloqué dès le début – avec d’autres fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des tribunaux – l’enquête sur le bain de sang de la place Maïdan, qui avait coûté la vie à 103 manifestants et à 13 policiers. Comme est également bloquée celle sur l’incendie d’une maison des syndicats à Odessa, avec plus de 40 activistes pro-russes enfermés à l’intérieur. Cet épisode tragique demeure tabou pour le public, parce qu’il s’agit de la mort d’opposants politiques.
La vérité sur les meurtres du Maïdan est demandée depuis longtemps par les activistes, les familles et beaucoup d’autres. J’avais lu il y a quelque temps une déclaration de l’avocat Pavel Dykan, représentant les familles des victimes. Il était d’avis que faire la lumière sur les meurtres pourrait être le signe que «dans notre pays non seulement les visages ont changé, mais aussi le système.»
En tout cas je trinque avec les ami-e-s de Kiev à l’éviction du procureur général. Un visage corrompu qui disparaît, c’est toujours une lueur d’espoir.

  1. Voir Archipel No 245, février 2016, «Un Festival documentaire sur les droits humains».
  2. Le premier étant la Révolution Orange de 2004, le deuxième l’Euromaïdan de 2014.