UKRAINE: Révolution ou Manipulation? Deuxième partie

de Jürgen Kräftner (FCE - Ukraine *), 10 avr. 2005, publié à Archipel 125

Depuis quelques semaines, l’Ukraine est dirigée par le nouveau président Iouchtchenko et sa première ministre Youlia Timochenko. Les priorités du nouveau pouvoir se dessinent: lutte contre la corruption et la fraude fiscale, réexamen des privatisations et des distributions de terres usurpatrices, enquêtes sur les crimes politiques des dernières années – assassinats de journalistes et de dirigeants de l’opposition, empoisonnement du candidat à la présidence, détournement de biens publics et fraude électorale à grande échelle.

La plus grosse ambition politique de Iouchtchenko se trouve pourtant dans une future adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne. C’est à l’un des ses plus proches conseillers que le président a confié le poste de vice-premier ministre chargé de l’intégration européenne. Une demande formelle d’adhésion sera adressée à l’Union dans à peine six mois. La première étape sur ce long chemin sera la reconnaissance de l’Ukraine en tant qu’économie de marché, reconnaissance octroyée à la Russie dès 2002 en procédant à des aménagements taillés sur mesure. L’Ukraine ne profitera pas forcément des mêmes faveurs. Après une attitude très défensive de l’Europe de l’Ouest face aux premières déclarations d’intention du nouveau pouvoir ukrainien, des négociations concernant notamment l’allègement du régime des visas pour les citoyens ukrainiens pénétrant dans l'espace Schengen ont tout de même commencé. L’Ukraine quant à elle serait prête à abolir les visas pour les ressortissants européens dans un proche avenir.

Les scénarios pessimistes de certains observateurs ne semblent pas se réaliser. Les régions du sud-est de l’Ukraine, a priori hostiles au nouveau pouvoir, sont calmes et il n’y a plus de force sérieuse qui parle du partage de l’Ukraine. Malgré la nomination de Youlia Timochenko, très peu appréciée par le Kremlin, au poste de premier ministre, un nouveau courant normal diplomatique s’est installé entre les deux voisins. Le candidat malheureux aux élections présidentielles Victor Yanoukovitch a reconnu pour la première fois sa défaite lors d’un entretien avec Vladimir Poutine. L’opposition dure, annoncée par Yanoukovitch, se fait pour le moment assez discrète et, lors de l’intronisation du gouvernement Timochenko, 373 des 450 députés nationaux ont voté pour elle. Ce phénomène s’explique surtout par le fait que le parlement est composé largement de riches hommes d’affaires qui jouent de leur influence dans leur propre intérêt.

Des voix critiques

L’on peut observer que les voix critiques par rapport aux premières mesures du nouveau pouvoir sont les mêmes qui étaient fortement engagées dans le mouvement qui a provoqué la chute du clan Koutchma. Internet, outre des téléphones portables, a rendu un service décisif pour la diffusion horizontale et rapide de l’information et la capacité d’organisation de l’opposition pendant la révolution. Par exemple le site militant www.maidan.org.ua a été créé lors du mouvement «L’Ukraine sans Koutchma» à partir de l’année 2000. Plus de 60 journalistes y participent en écrivant des articles à titre bénévole. Il n’y a pas d’infrastructure centrale ou commune, il n’y a que le coût du serveur. Ce site fonctionne donc avec un budget d’environ 1000$ par mois, collectés essentiellement par des sympathisants ukrainiens à l’étranger.

La tendance militante de PORA et quelques-uns de ces médias indépendants exercent une pression notable sur le nouveau gouvernement, lui rappelant ses promesses et criant au scandale chaque fois qu’il y a arrangement avec les anciens bonzes corrompus et autocratiques. Cette opposition militante trouve notamment chez Iouchtchenko des oreilles ouvertes, ce qui constitue en soi un grand changement par rapport à l’ancien régime.

PORA…

Le mouvement PORA («il est temps») a suscité un vif intérêt et bon nombre de spéculations. PORA est constitué de deux tendances remontant à la naissance simultanée de deux regroupements du même nom à Kiev 1. Dans le reste du pays, les différences n’avaient pas d’importance puisque les militants se servaient du nom et des symboles du mouvement tout en menant des actions autonomes, sans recevoir de directive ou d’argent d’une centrale. Lors d’une rencontre commémorative pour le journaliste Guéorgiy Gongadze, assassiné en l’an 2000, les délégués se sont mis d’accord sur le fait que PORA devait rester une «campagne civique» sans structure hiérarchique ni de représentant officiel.

PORA n’avait pas pour vocation de soutenir l’une ou l’autre candidature mais de veiller au bon déroulement du scrutin. Quelques-uns des activistes kiéviens de PORA forment en même temps le noyau d’une «plate-forme d’ONG» du nom «Liberté de choix» qui fonctionne grâce à des contributions de fondations étrangères, notamment des Etats-Unis. L’un des responsables de cette organisation a essayé pendant quelque temps de prendre le rôle de porte-parole du mouvement PORA. Vers la fin du processus électoral, son cercle avait convoqué à Kiev une assemblée des délégués dans le but de transformer PORA en parti politique. Malgré une bonne préparation, ce fut l’échec et une majorité des délégués devait refuser la création d’un parti. Les militants de PORA qui ont pris souvent des risques importants, voient le rôle futur du mouvement dans le travail de dénonciation des abus de pouvoir et de corruption. Ce n’est pas le travail qui manque. La proposition de transformer PORA en agence qui participerait, au niveau international, aux processus de démocratisation n’a pas été prise au sérieux par la majorité des délégués.

Selon toute vraisemblance ces propositions avaient pour objectif principal de servir les ambitions carriéristes des quelques leaders autoproclamés du mouvement.

… et l’oncle Sam?

PORA a fréquemment été présenté comme la 5ème colonne ukrainienne des Etats-Unis, qui auraient mis en scène la révolution orange selon l’exemple donné par OTPOR en Serbie et Khmara en Géorgie. Face à cette thèse, je brosse une autre image. Plusieurs grandes fondations nord-américaines distribuent depuis des années des millions de dollars en Ukraine. De cet argent vivent très bien des fonctionnaires et des experts américains ainsi que bon nombre d’Ukrainiens et Ukrainiennes suffisamment intelligents pour créer au bon moment une ONG et présenter les projets qui conviennent. Il s’agit en général de séminaires, de voyages et de formations. Les experts étrangers tout autant que les représentants des ONG ukrainiens ont tout intérêt à faire valoir l’efficacité des programmes, face aux financeurs. En réalité l’impact de la plupart des projets reste très limité.

Pendant les six mois précédant les élections, les militants de PORA ont été invités à participer à des séminaires sur la résistance pacifique, les moyens de faire peser l’opinion publique sur les potentiels fraudeurs et d’autres formes d’activités civiques. L’un des activistes raconte une action proposée par les conseillers de la fondation «Freedom House» (proche de la CIA). Tous les membres des commissions électorales devaient recevoir des lettres les mettant en garde qu’en cas de falsification, ils seraient tenus pour responsables. La campagne prévoyait aussi des graffitis près des domiciles de ces mêmes personnes.

Les finances et le matériel de cette action devaient être fournis par Freedom House. Sous prétexte de ne pas disposer de la liste des membres de la commission électorale, la centrale de Kiev avait refusé de lancer l’action et finalement certains militants se sont débrouillés sans le soutien étranger.

Au moins en Transcarpatie, je sais qu’aucune des actions de PORA n’a bénéficié d’argent étranger. Des entrepreneurs locaux par contre ont largement soutenu toute la campagne. Ils fournissaient argent et matériel, organisaient des minibus pour acheminer des manifestants et du matériel vers les villes, etc.

La ville de tentes à Kiev

Vers la fin des grandes manifestations, la mairie de Kiev et l’état-major de Iouchtchenko ont commencé à faire pression sur les activistes vivant toujours dans des tentes sur le boulevard central de Kiev et près du palais présidentiel, pour qu’ils lèvent les blocus. Des «représentants» de PORA se sont alors mis d’accord avec les autorités de la ville et ont signé la «démobilisation». Mais faute d’avoir consulté les principaux concernés, les habitants des tentes les ont renvoyés dans leur bureau. «Nous ne faisons pas partie de PORA et nous allons rester ici jusqu’à ce que le président élu de notre pays soit entré en fonction.»

Finalement les représentants de PORA se sont distancés des militants.

De la province: Khust, Transcarpatie

Le directeur de l’éducation nationale au niveau du district de Khust2 en Transcarpatie, M. Rusyn, est un homme honnête. Depuis plusieurs années il fait un travail important et engagé; les enseignants et les directeurs des établissements l’estiment. Il y a trois ans, le représentant local du Parti Social-Democrate Unifié (SDPUo) l’avait invité à prendre sa carte de membre, ce qui faciliterait son travail. M. Rusyn sentait aussi que, sans son adhésion au parti, il aurait du mal à rester en poste. Il est donc devenu membre et a rapidement été élu député à l’Assemblée de Transcarpatie. Le SDPUo est un véritable parti oligarchique, il a soutenu la candidature de M. Yanoukovitch. Les principaux responsables de ce parti ont su jouer une grande influence sur les grands médias et l’appareil administratif.

Tout ceci n’intéresse guère M. Rusyn. Il s’engage pour le bon fonctionnement des écoles et des activités périscolaires. Le fait d’être membre d’un parti constitue pour lui une sorte de continuité de l’ancien système. Le serviteur de l’Etat ne met pas en question les rapports de force. Sans enthousiasme, il a participé à la campagne électorale du candidat du pouvoir, M. Yanoukovitch. Tous les élèves recevaient des cahiers arborant l’effigie du candidat et étaient obligés de les utiliser. Puis les enseignants devaient remettre de la propagande électorale aux enfants qui étaient tenus de la remettre à leurs parents et de la ramener signée à l’école. M. Rusyn n’a participé à aucune des tentatives de pression ou d’intimidation alors qu’un de ses collègues faisait le tour des écoles du district en menaçant les directeurs: si leurs villages ne votaient pas «comme il faut», ils pourraient se chercher un autre travail.

Aux premiers jours de la révolution orange, alors que des centaines de milliers de manifestants affluaient vers Kiev, les directeurs des écoles ont été «priés» de fournir des contingents de contre-manifestants payés. C’est le moment que M. Rusyn a choisi pour prendre ses vacances et il n’était plus joignable. De la Transcarpatie il n’y a pas eu de contingent.

Avec la répétition du second tour des élections et la déclaration de la victoire de M. Iouchtchenko, les manifestations se sont terminées. M. Rusyn n’arrive toujours pas à comprendre ce qui s’est passé. Comment «ces enfants» ont-ils pu affronter l’Etat, digne et adulte ? M. Rusyn n’était pas à Kiev lors des manifestations et peut-être ne sait-il pas que parmi les manifestants, il y avait – jour et nuit – beaucoup d’adultes et même de personnes âgées dans la rue. M. Rusyn défend le point de vue que l’Ukraine n’est pas prête pour la démocratie. Un parti fort «étatique» doit se faire respecter et, fort de son autorité, faire le bien du peuple. Que ce peuple se mêle tout à coup des affaires de l’Etat lui semble un cauchemar. Il observe aussi avec dégoût le spectacle de ses collègues, politiciens et fonctionnaires, qui tentent de tourner leur veste avant la redistribution des postes sous les nouvelles autorités. Le système politique ukrainien est très centralisé et, selon la tradition, Iouchtchenko sera obligé de récompenser ses alliés dans la région…

Jürgen Kräftner

FCE - Ukraine *

* L’auteur de ce récit vit depuis huit ans en Transcarpatie, une des régions d’Ukraine

  1. District de Khust, env. 100.000 habitants et 40 villages. Ecoles de langues ukrainienne, russe, roumaine et hongroise