UKRAINE: Révolution ou Manipulation ? Pendant plusieurs semaines, l?Ukraine s?est retrouvée sur le devant de la scène internationale.

de Jürgen Kräftner, FCE - Ukraine*, 4 avr. 2005, publié à Archipel 124

Le plus grand pays d’Europe après la Russie avait si peu intéressé les médias, depuis son indépendance il y a treize ans, qu’on ne trouvait pratiquement aucun correspondants européens à Kiev.

Lors du mouvement récent, il a fallu trouver des schémas simples pour satisfaire la curiosité du spectateur pressé du journal télévisé. La «révolution orange» est ainsi devenue le soulèvement des régions de l’Ouest, «pro-occidentales, catholiques et de langue ukrainienne» contre le joug des régions de l’Est, «orthodoxes, pro-russes et russophones». Selon le point de vue, on dénonçait plutôt l’ingérence russe ou celle des Etats-Unis. Des experts annonçaient des scénarios sanglants liés à l’imminente scission du pays entre les régions russophones, à l’Est, et une nouvelle union polono-ukrainienne sous l’égide des Etats-Unis, à l’Ouest. Pour les uns, le peuple ukrainien avait enfin compris les vertus de la démocratie occidentale, pour les autres il avait été manipulé dans ce sens par l’argent et les conseils des fondations américaines.

C’est dans les rues de Kiev que j’ai perdu mes doutes sur la révolution ukrainienne. Ces trois semaines ont été parmi les plus belles de l’histoire de cette ville, comparables, selon ceux qui les avaient vécues, aux fêtes de la victoire en 1945. Dans une sorte de métamorphose magique, cette ville à l’atmosphère agressive où se côtoyaient habituellement gagnants arrogants et perdants amers, était devenue un lieu de fraternité, du cœur et du sourire. Les visages, les regards s’étaient transformés. Même les sans-abri s’y trouvaient nettement mieux lotis qu’auparavant grâce aux cuisines de camps. Soudain, on pouvait sans problème aborder le premier venu dans la rue. Tout à fait inhabituel pour Kiev, on ne rencontrait pas (ou presque) de personnes ivres en centre ville. Incroyable de se sentir aussi bien et en sécurité parmi une foule d’un million et demi de personnes, tranquillement joyeuses, déterminées et sans haine, comme ce fut le cas, ce samedi soir sur la place de l’Indépendance au centre de Kiev.

Aux premiers jours qui ont suivi les élections falsifiées, rien n’était encore joué. L’équipe du candidat d’opposition Victor Iouchtchenko et le mouvement d’étudiants PORA s’attendaient bien à ce que le clan de l’ancien président Koutchma n’accepte pas la victoire de Iouchtchenko – tout pointait vers l’épreuve de force. Lors de récents votes régionaux, toutes les règles électorales avaient été bafouées par le pouvoir en place. Des observateurs non désirés avaient été expulsés à coups de poing des bureaux de vote et lorsque le résultat indiquait quand même la victoire du candidat d’opposition, la commission électorale inversait tout simplement les chiffres. Des urnes électorales avaient même été volées sous les yeux impassibles de la police.

Le soir du 21 novembre, ni la plate-forme électorale de Victor Iouchtchenko «Notre Ukraine», ni la «campagne citoyenne» PORA ne disposaient d’une base importante et facilement mobilisable. De ce point de vue, l’appel au montage d’un camp de 1.500 tentes en plein centre de Kiev pouvait sonner aussi prétentieux que peu réaliste. Lors des grands mouvements de protestation des dernières années, notamment à la suite de l’assassinat du journaliste Guéorgyi Gongadze, Koutchma avait joué le pourrissement puis finalement utilisé la force.

Mobilisation

Durant les 48 heures qui ont suivi la soirée électorale, alors que Iouchtchenko et son équipe semblaient quelquefois assez désorientés, la réponse de la rue dépassa toutes les attentes. Au lieu des 1.500 annoncées, PORA avait monté sur le boulevard central cinq tentes et hissé ses drapeaux. C’étaient de jeunes Kiéviens, sans aucune appartenance, qui s’étaient mobilisés les premiers. N’ayant aucune expérience sur le montage de tente dans la rue, ils enfonçaient les sardines à coups de marteau dans le bitume. Rapidement plusieurs milliers de personnes occupèrent le boulevard Krestchatik et commencèrent spontanément à bloquer les entrées du palais présidentiel.

Les premières nuits, des rumeurs sur l’intervention imminente de l’armée circulaient sans cesse. Plus de 10.000 hommes en armes avaient été regroupés aux abords de la ville. On voyait dans la rue des gens d’âge respectable se «promener» en tournant autour des campements de manifestants, pour les protéger par leur simple présence. Mes amis kiéviens appellent ce moment le «soulèvement de l’intelligentsia russophone de Kiev» 1.

La créativité et les actions spontanées innombrables marquaient le mouvement. Des médecins et des infirmières volontaires installaient plusieurs points de secours, des pharmaciens envoyaient des médicaments, des artistes décoraient les places et les barricades de la police, des entrepreneurs de toute l’Ukraine envoyaient de l’argent et des vivres (dans le chaos des premiers jours, tout le monde envoyait du pain – il y en avait beaucoup trop), des vielles dames apportaient aux manifestants du thé chaud et des pâtisseries maison, des vêtements chauds et des couvertures arrivaient de partout – fort utiles, la nuit, les températures descendaient à moins quinze degrés et il neigeait. De nombreux Kiéviens proposaient d’héberger les manifestants arrivant des autres régions. Par centaines, des manifestants se réchauffaient dans l’ancien musée Lénine, dormant assis sur les marches d’escalier.

Quelques-uns des groupes de musique les plus populaires d’Ukraine ont joué un rôle très actif. Quotidiennement, ils organisaient des concerts sur la place de l’Indépendance, en soutien à la révolution. Soir après soir, la foule assistant aux meetings et aux concerts grandissait. Oleg Skrypka, chanteur emblématique du groupe rock VV et initiateur principal des concerts, utilisait la tribune pour lancer les appels pour une Ukraine fraternelle et plurilinguistique, unie entre Est et Ouest, tout en refusant tout compromis avec le pouvoir criminel.

Sous l’impulsion du mouvement populaire, des centaines de journalistes télé et de la presse écrite trouvaient enfin le courage de dénoncer la censure avec une grève illimitée. Une interprète pour les sourds est devenue le symbole de l’insoumission des journalistes. Lors des nouvelles télévisées, elle s’est démarquée du texte officiel qui annonçait le décompte frauduleux des élections. Pour un public, estimé à 100.000 personnes, elle dénonça la falsification: «Ne croyez rien de tout cela. Notre président, c’est Iouchtchenko. Cela me fait beaucoup de peine d’avoir traduit tous ces mensonges jusqu’à ce jour. Dorénavant, je ne le ferai plus. Je ne sais pas si nous nous reverrons.»

Le troisième jour du mouvement, les manifestants affluaient toujours plus nombreux de toutes les régions. C’est alors que le mouvement a été gagné par un sentiment de confiance et de détermination tranquille. Personne n’abandonnerait avant la capitulation de l’ancien régime. Malgré toute l’habileté et la ruse du président, le pouvoir de Koutchma et de son clan était brisé par la volonté du peuple.

Oujgorod - Transcarpatie

Les gens sont descendus dans la rue dans presque toutes les villes importantes de l’Ukraine. A Kharkiv, ville russophone à l’Est, ils étaient des dizaines de milliers. Même sur la presqu’île de Crimée 2, territoire à la nostalgie «grand-russe» où l’opposition avait été pratiquement interdite de campagne électorale et où Iouchtchenko avait été présenté, comme à Donetsk, comme nationaliste anti-russe, on trouvait quelques téméraires pour protester contre les fraudes.

La région de Transcarpatie, située à la frontière Sud-Ouest de l’Ukraine, n’est pas une terre révolutionnaire et le nationalisme n’y a guère d’adeptes. C’est une région peuplée de multiples ethnies dont la population a su s’adapter, au cours d’une histoire complexe, aux changements aléatoires de régime et d’appartenance étatique. Les décisions étaient toujours prises ailleurs, loin d’ici. Depuis que l’on procède à des élections, on y a appris à voter correctement, c’est-à-dire pour le candidat proposé unanimement par le pouvoir et par les popes. Dans les villages, cette tradition a de nouveau été respectée largement lors des élections présidentielles, le score de Iouchtchenko étant loin des autres régions de l’Ouest. Afin d’être sûr du «bon» résultat, il fait aussi partie des traditions de bourrer les urnes, une activité qui a dû apporter, en Transcarpatie, entre 5 et 10%3 des voix au candidat du pouvoir.

La Transcarpatie se trouvait depuis plusieurs années sous la coupe d’un groupuscule de milliardaires déguisé en parti politique qui s’était assuré une grande influence auprès du président Koutchma. Cette mainmise a empoisonné le climat politique dans la région. Pendant les préparations de la campagne électorale, la pression à l’intérieur de l’appareil administratif et émanant de celui-ci a pris des dimensions de plus en plus criminelles. Le candidat de l’opposition n’était visible dans les médias que lorsqu’il s’agissait d’annoncer un nouveau «scandale». Toutes les administrations, les universités, les écoles et les hôpitaux faisaient campagne, bon gré mal gré pour Ianoukovitch. Pour combler les coûts énormes de la campagne électorale du premier ministre, la police fiscale a été «priée» d’augmenter les rentrées de 60% pour l’année 2004. Quelques semaines avant le premier tour, dans la seule Transcarpatie, plusieurs centaines de milliers de dollars US étaient distribués, au nom de ce candidat, aux membres des commissions électorales.

Face à une usurpation du pouvoir de plus en plus brutale, la population citadine – mis à part la clientèle directe du système – était profondément dégoûtée. L’opposition est à peine structurée en Transcarpatie. Les deux militants principaux du mouvement PORA avaient été arrêtés une semaine avant les élections pour détention d’explosifs et fausse monnaie. Les pièces à conviction avaient été déposées dans leur appartement tandis qu’ils étaient interrogés par le service de renseignements intérieur SBU. Pourtant, le lendemain du deuxième tour et pendant une dizaine de jours, des manifestations quotidiennes d’ampleur historique ont rythmé la vie d’Oujgorod, chef-lieu de la région. Les premiers à descendre dans la rue étaient les étudiants qui exigeaient le respect de la volonté de l’électorat et une véritable enquête judiciaire sur les circonstances de la mort de l’ancien recteur de l’université d’Oujgorod. Ce dernier avait été trouvé mort poignardé de nombreux coups de couteau dans sa maison au mois de mai dernier. L’enquête, bouclée en quelques jours, concluait sur la thèse du suicide. Son successeur était le directeur de campagne de M. Yanoukovitch pour la circonscription électorale d’Oujgorod.

Surpris par l’ampleur des manifestations, le préfet de la région et ses amis jugèrent bon de préparer un coup de force à l’aide des gros bras auxquels ils avaient déjà fait appel lors de précédentes élections. Ils ont regroupé une centaine d’hommes armés dans le stade de football de la ville d’Oujgorod. Des officiers subalternes de la police ont alors pris l’initiative, contre la volonté de leur hiérarchie, de procéder à un contrôle d’identité. Une trentaine des bandits a été arrêtée, un nombre important d’armes à feu confisquées. Le jour même, le préfet de région s’offusquait: «à quoi bon arrêter une équipe de foot?». Son ami, le chef de la police de Transcarpatie, ordonnait la libération de ces malfrats la nuit suivante; ils se sont volatilisés depuis. Le lendemain, une centaine d’officiers des différents corps de la police se sont réuni et ont publiquement déclaré la défiance à leur chef, au préfet de la région et au procureur.

En Transcarpatie, ce n’est pas tellement l’enthousiasme pour le candidat Iouchtchenko qui a animé le plus grand mouvement populaire depuis au moins cinquante ans mais plutôt que les méthodes de l’ancien pouvoir étaient devenues insupportables pour une partie importante de la population. Les Transcarpatiens vivent près des frontières et aspirent à une société plus ouverte.

Deux camps?

L’explication des événements récents en Ukraine par la présence de deux camps bien distincts est néanmoins renforcée par les personnalités des deux principaux candidats en lice.

D’un côté, le banquier Iouchtchenko, qualifié il y a quelques années de l’un des «meilleurs directeurs de banque centrale du monde» par le journal américain Global Finance et qui a abandonné femme et enfants pour se remarier avec une américaine d’origine ukrainienne. Son alliance électorale regroupe des tendances assez différentes: depuis des hommes d’affaires comme le fabricant de chocolat Petro Porochenko, jusqu’au nationaliste Andréï Shkil, qui s’était distingué auparavant par la propagation de théories racistes, en passant par le socialiste Oleksandr Moros qui bénéficie d’une renommée d’homme intègre et qui combat depuis des années le système Koutchma. Mais la personne la plus controversée est sans doute Youlia Timoshenko. Difficile de se faire une idée. Sa carrière était brillante jusqu’au jour où elle s’est attaquée, en tant que vice-premier ministre chargée des questions d’énergie, aux intérêts du clan Koutchma. Il ne fait aucun doute qu’elle a rendu un service énorme à Iouchtchenko pendant les jours de la révolution par sa capacité de sentir et de mobiliser les gens sur la Place de l’Indépendance. Jusqu’aux élections, tous ces gens n’avaient en commun que leur adversaire: Leonid Koutchma et son clan de milliardaires.

En face du banquier chic (jusqu’à son empoisonnement), l’apparatchik Victor Yanukovitch, issu de la région minière et industrielle du Donetsk, qui avait réussi à grimper tous les échelons du pouvoir après une jeunesse de petit délinquant. Chez lui à l’Est, il a reçu le soutien quasi unanime de la population, de l’homme le plus riche de l’Ukraine, Rinat Akhmetov, jusqu’aux gens simples. Koutchma l’avait désigné comme son successeur car il avait démontré à Donetsk qu’il était parfaitement capable d’instrumentaliser l’ensemble de l’appareil administratif pour gagner des élections. Il a la réputation de savoir régler des différends politiques à coups de poing. En tant que dauphin de Koutchma, il partageait aussi son entourage: notamment le beau-fils du président M. Pintchuk, devenu milliardaire lors de la privatisation des aciéries les plus performantes d’Ukraine, puis le duo d’hommes d’affaires-politiciens Surkis et Medvedtchouk. Ceux-là détiennent le Dynamo de Kiev (football), les médias les plus importants plus un bon nombre d’entreprises lucratives. Jusqu’en décembre, ils jouaient un rôle prédominant auprès de l’administration du président qui dirige tous les leviers de l’Etat.

Les raisons pour le soulèvement ukrainien ne se trouvent pourtant pas dans ces différences. Le ras-le-bol du système Koutchma, éhontément corrompu, mensonger et autocratique, a poussé les gens dans les rues. Par la majeure partie des intellectuels, Koutchma était considéré comme une honte. Une série d’assassinats politiques non élucidés ont marqué son règne, jusqu’aux tous derniers jours. Son successeur désigné Yanoukovitch se préparait selon toute vraisemblance à faire durer ce système avec des méthodes encore plus brutales. Auparavant, une certaine sécurité matérielle aidait à supporter un système opaque et arbitraire, de non-respect du citoyen. La couche de la population profitant de cette sécurité-là s’est amincie d’année en année sous le régime Koutchma. Pour le reste de la population qui doit gagner sa vie en dehors ou contre les rouages de l’Etat, ce système n’a plus de sens. Au contraire le racket et l’humiliation systématique par les représentants de l’Etat, accompagné par la censure des principaux médias, devenaient insupportables. Même parmi les fonctionnaires, nombreux sont ceux qui ne veulent plus se laisser instrumentaliser pour les basses besognes de leur hiérarchie.

La jeune génération notamment était sensible aux différences d'attitude des représentants du pouvoir et de ceux de l’opposition pendant la campagne électorale. Alors que les hommes (il n’y a que très peu de femmes) de l’ancien pouvoir ainsi que leurs financiers ne se montraient en public qu’entourés par un service de sécurité impressionnant, il était tout à fait possible à l’une ou l’autre occasion de sentir les gens de l’opposition de tout près.

Note finale

En tant qu’Européens critiques et avertis, nous avons du mal à partager la vague d’espoir de millions d’Ukrainiens. Toute «renaissance nationale», vu les expériences du XXème siècle, nous laisse sceptiques. Nous avons vu la suite des mouvements civiques d’Europe de l’Est de la fin des années 1980. Exclusion sociale, pillage des secteurs stratégiques par le capital étranger grâce à l’ouverture ultralibérale de certains marchés, etc.

Mais en dehors du passage d’un système post-soviétique féodal et clanique vers une société plus ouverte, la révolution laisse encore un autre héritage. Tout une génération a eu le sentiment de pouvoir participer à changer la société. Et même si elle a, pendant quelques semaines, porté des drapeaux oranges, je doute qu’elle avalera toutes les couleuvres du nouveau pouvoir, et quelles que soient leur couleur.

Jürgen Kräftner

FCE - Ukraine*

Suite au prochain numéro

* L’auteur de ce récit vit depuis huit ans en Transcarpatie, une des régions d’Ukraine. Un voyage en train de la Transcarpatie à Donetsk prend environ 36 heures. Ce sont deux mondes à l’histoire et au développement récent différents, je n’ai donc pas une explication pour tout. Il existe des préjugés de part et d’autre. Je préfère écrire ce que j’ai vécu et ce que j’ai appris de source fiable

  1. On oublie souvent de dire que Kiev est une ville majoritairement russophone par sa population

  2. En Crimée, l’ukrainien est perçu comme une langue étrangère. Jusqu’en 1954, elle faisait partie de la Russie. Pourtant, en 1991 une majorité de la population a voté pour l’indépendance de l’Ukraine. Depuis quelques années, la Crimée vit dans l’angoisse du retour des Tatares déportés par Staline et d’une politique d’assimilation forcée qui n’est pourtant pas prévue et qui serait très mal vue par Moscou. Le président Koutchma entretient des relations privilégiées avec cette république autonome et prétend terminer sa carrière politique en tant que maire de la ville portuaire de Sebastopol

  3. A ce sujet, j’ai reçu de nombreux témoignages directs. Les fraudes sont souvent à peine voilées puisqu’il s’agit de fraudes souhaitées par le pouvoir

A propos du conflit Est-Ouest

Aucun partage de l’Ukraine n’est sérieusement envisagé par quiconque sur l’échiquier politique ukrainien. Mais la «fédéralisation», sous-entendu l’affaiblissement de l’Etat central dans les régions plus industrialisées et riches de l’Est, reste un moyen de chantage utilisé par le camp du candidat perdant Yanoukovitch. L’union des entrepreneurs des régions orientales s’est exprimée contre toute forme de «séparatisme».

L’influence des églises a été régulièrement exagérée par les médias occidentaux. L’église orthodoxe du patriarcat moscovite compte largement le plus de fidèles en Ukraine. Le patriarche Alexeï II s’est aligné comme à l’accoutumée sur le Kremlin et a soutenu la candidature de Yanoukovitch. Pourtant Iouchtchenko est membre de la même église. Les médias évoquaient quelquefois l’église catholique, qui ne compte qu’une infime minorité en Ukraine. Il s’agit d’une confusion avec l’église greco-catholique, de rite orthodoxe, interdite par Staline pour collaboration. Elle a connu une forte renaissance depuis l’indépendance de l’Ukraine. De même que l’église orthodoxe, elle suit la tendance générale: implantée presque exclusivement à l’ouest de l’Ukraine, sa hiérarchie a appelé à voter pour Iouchtchenko. Ces fidèles comptent pourtant moins de 20% de la population ukrainienne.

Le partage des candidats et de leurs électeurs en deux camps, pro-occidental et pro-russe, est également une simplification grossière. La population de l’est de l’Ukraine se considère ukrainienne et ne souhaite pas vivre en Russie. La guerre en Tchétchénie et le terrorisme qui en résulte suffisent dans ce sens comme motivation. Le sentiment par rapport aux Etats-Unis est un mélange d’admiration et de réprobation. L’invasion en Irak est très mal perçue, d’ailleurs l’une des premières résolutions du nouveau pouvoir a consisté à rapatrier les 1.600 soldats ukrainiens de l’Irak.

D’un autre côté, la crainte de certains hommes d’affaires de l’entourage proche de Koutchma pour leurs relations commerciales avec les USA a sans doute été l’une des principales raisons pour laquelle l’armée n’est pas entrée à Kiev.

A propos du nationalisme ukrainien

Il mériterait une étude à part entière. La double organisation UNA-UNSO à vocation provocatrice cherche en même temps la respectabilité tout en gardant des relents extrémistes dans ses textes. On y attaque au même titre «les Moscovites, les Juifs, les Européens dégénérés et l’impérialisme américain». Au cours des années 1990, UNA-UNSO était capable de mobiliser quelques centaines de nationalistes radicaux, dont quelques-uns ont participé à des conflits armés contre l’impérialisme russe en Transnistrie et en Tchétchénie puis contre l’impérialisme américain – aux côtés des frères slaves de Russie – en Serbie. Certains de ces volontaires sont même allés combattre aux côtés des Palestiniens et des Kurdes. Pendant la révolution ukrainienne, on voyait certes quelques drapeaux de ces nationalistes, mais leur rôle est resté tout à fait marginal. Le fait que ces organisations ouvertement extrémistes puissent s’exprimer dans une Ukraine bien policée devait forcément être lié à un calcul tactique du président Koutchma.

Depuis la fin de l’ère soviétique et de sa lecture de l’histoire, il n’y pas eu de réel débat sur l’histoire récente ukrainienne. En Ukraine de l’Est, on considère toujours les habitants des régions occidentales qui n’ont rejoint l’Union Soviétique qu’après la IIème guerre mondiale comme des fascistes (potentiels). On les appelle «Banderistes», d’après le nom du leader nationaliste Stepane Bandera (1909-1959), d’abord soutenu puis combattu par l’armée nazie. Le parti communiste polono-ukrainien KPZU qui était également poursuivi par Staline, est tout à fait oublié. Pendant la campagne électorale, on pouvait voir, en Ukraine de l’Est, des affiches montrant le candidat Victor Iouchtchenko portant l'uniforme SS alors que le père de Iouchtchenko a survécu à trois camps de concentration allemands.

L’antisémitisme constitue malheureusement une constante en Ukraine depuis longtemps. A ce sujet, il est intéressant de savoir qu’il y a douze députés nationaux d’origine juive au parlement à Kiev. Ils sont répartis à parts égales dans les deux camps.

A propos des financements étrangers

Pourtant interdits, il est fort probable qu’il y a eu des financements étrangers des deux côtés pendant la campagne. électorale. D’ou venaient les 2.000 euros distribués aux membres de la commission électorale de notre village au nom du candidat Yanoukovitch? Cela équivaut presque à un euro par habitant, en sachant que notre village n’a rien de stratégique… De l’autre côté, j’ai vu de mes propres yeux le soutien apporté par des entrepreneurs ukrainiens à la révolution orange à Kiev, soutien qui dépassait sans doute largement tout financement étranger.

A propos des mineurs du Donbass

Ils étaient 1,3 million à la fin de l’ère soviétique, aujourd’hui ils ne sont plus que 300.000, mais en Ukraine ils sont toujours considérés comme des héros nationaux alors que plus personne ne veut investir dans les charbonnages de l’est ukrainien. Pour chaque million de tonnes de charbon extrait, huit mineurs laissent leur vie. Depuis des années, ils se trouvaient en opposition contre le président Koutchma qui ne distribuait que des promesses. Yanoukovitch semble avoir réussi à gagner leur confiance et avec 90% de la population de leur région, ils ont voté pour lui. Les médias ont donné un petit coup de pouce dans ce sens. Alors que Iouchtchenko déclarait dans une interview qu’il était prêt à se mettre à genoux devant les mineurs du Donbass, la télévision régionale de Donetsk présentait un nouveau montage où on entendait: «Je mettrai les mineurs à genoux!».

La censure n’est évidemment pas la seule raison du rejet massif du candidat Iouchtchenko à l’Est. Mis à part les charbonnages, l’économie de l’Est se porte mieux que celle du Centre et de l’Ouest. Les nouveaux magnats collaborent avec les administrations pour assurer un niveau de vie supérieur et la continuité de certains services sociaux datant de l’époque soviétique, depuis longtemps oubliés à l’ouest du pays. Les salaires y sont plus élevés. Sans l’accord de l’homme fort de la région, Rinat Akhmetov, aucun changement de statut par rapport au pouvoir central de Kiev n’est envisageable – et Akhmetov est déjà en train de s’arranger avec le nouveau pouvoir. Les questions à négocier concernent la privatisation frauduleuse de plusieurs grandes entreprises d’Etat à son bénéfice, notamment des aciéries.