UKRAINE/RUSSIE: Journalisme en zone de conflit

de Eliane Fitzé, swisspeace*, 12 nov. 2015, publié à Archipel 242

Une rencontre entre des journalistes renommés russes et ukrainiens, qui ne se connaissaient pas encore personnellement, s’est tenue à Budapest dans le but de faire un point sur la situation de la couverture médiatique dans ces deux pays. Cette réunion était organisée par le Forum Civique Européen (FCE) et Le comité d’Aide Médicale en Transcarpatie (CAMZ), établi dans l’ouest de l’Ukraine.

Aux quinze journalistes russes et ukrainiens s’étaient ajoutés d’anciens journalistes de l’ex-Yougoslavie qui, avec l’aide du FCE, avaient créé pendant la guerre en Yougoslavie un réseau de médias alternatifs (AIM).
Des représentant·e·s du FCE, un délégué du «Community Media Forum Europe» (CFME) et une déléguée de la fondation pour la paix Swisspeace étaient également présent·e·s.
L’influence croissante des médias sur l’opinion publique ne fait aucun doute. Durant un conflit ouvert, les médias se voient confrontés à des thèmes et des obstacles auxquels ils doivent faire face. Les discussions ont rapidement mené vers des thèmes tels que la recherche de la vérité, de l’objectivité et de l’éthique professionnelle. Où puiser ses informations? Comment peut-on faire un rapport objectif tout en se positionnant pour la justice? La censure ou l’autocensure, la responsabilité des journalistes, les autorités arbitraires et menaçantes pour l’intégrité physique furent des points également abordés. Les journalistes de l’ex-Yougoslavie ont pu faire part d’expériences concrètes vécues durant la guerre en Yougoslavie. Ces derniers, avec les membres du FCE, du CFME et de Swisspeace ont constitué un groupe apportant son soutien dans un cadre neutre.
Contre la liberté de pensée
En temps de guerre, dans une société polarisée, être un média indépendant comporte des risques. Ainsi, les journalistes russes et ukrainiens sont tombés d’accord sur bon nombre d’obstacles auxquels ils sont confrontés, la diabolisation de «l’Autre», entre autres. Autant en Russie qu’en Ukraine, les grands médias se vouent à une véritable campagne de diffamation à l’encontre de l’autre pays et ont une lecture simplificatrice des processus en cours. De ce fait, la rencontre représentait un danger potentiel pour les participant·e·s des deux pays – dans les deux camps, une rencontre avec des membres de l’autre pays, même dans un cadre officiel, éveille des soupçons. Un autre problème relevé par les deux partis était le manque de professionnalisme de nombreux journalistes et leur inaptitude à se positionner de manière critique face au sujet à traiter. Ceci peut s’expliquer par une culture du silence datant de l’URSS, qui empêche l’émergence d’un débat d’opinions. Ainsi, nombre de journalistes s’autocensurent par peur de la répression gouvernementale ou des conséquences négatives potentielles provenant de leur entourage social.
Certaines problématiques spécifiques auxquelles sont confrontés les journalistes en Russie ou en Ukraine diffèrent. Alors qu’en Ukraine, la guerre est omniprésente, en Russie, ses conséquences directes restent invisibles dans les grandes villes et l’arrière-pays. Par contre, dans l’opinion publique, les conséquences de la guerre sont, pour les deux pays, comparables. Pour faire simple, chacun se voit dans le rôle de David contre Goliath. Du côté de l’Ukraine, on aimerait une bonne fois pour toutes se débarrasser de l’influence russe; du côté russe, on veut défendre son intégrité face à l’Europe de l’Est et à l’Amérique. Ainsi, chaque pays a ses tabous lorsqu’il s’agit d’écrire ou de parler du gouvernement et de sa politique intérieure et extérieure. Les journalistes critiques doivent souvent essuyer des conséquences négatives provenant de leur entourage social: «Autrefois, c’était le KGB, aujourd’hui on doit se méfier de tout le monde», déclare un des participants russes. Les poursuites juridiques et les menaces à l’intégrité physique font aussi partie du prix à payer, surtout en Russie, lorsqu’on travaille pour un média indépendant. Ceci est confirmé par les expériences de certain·e·s des participant·e·s.
Ensemble contre les abus
Le groupe, constitué de quinze personnes, était très diversifié. Quelques journalistes travaillent pour de grands organes médiatiques indépendants (journaux, radios, télévisions), d’autres travaillent en indépendant·e·s et certain·e·s encore publient continuellement sur des blogs et des réseaux sociaux. Le groupe se distinguait par son hétérogénéité également au niveau des âges et de l’expérience professionnelle. Si, d’un côté, cette configuration était enrichissante, de l’autre, elle entraînait aussi quelques difficultés, du fait de la différence d’expérience entre les participant·e·s. Malgré cela, tous et toutes s’élèvent avec véhémence contre la diffamation médiatique et contre la propagande et s’accordent sur l’importance de l’éthique professionnelle. En dépit de quelques tensions et mésententes, tou·te·s tirent sur la même corde.
Echange de savoirs transfrontières
Les journalistes yougoslaves ont été confrontés aux mêmes problèmes dans les années quatre-vingt-dix. La couverture médiatique propagandiste fut un des facteurs principaux d’accélération de la montée du «sentiment nationaliste» dans chacune des républiques fédérées de Yougoslavie: «Les stylos et les microphones s’étaient fait entendre avant les armes», a déclaré un des représentants présents à Budapest. A cette époque, le FCE avait initié et soutenu un réseau de médias alternatifs composé de journalistes de toutes les républiques de l’ex-Yougoslavie, dont le but était de lutter contre la radicalisation dont les médias de masses se rendaient coupables. Ce réseau d’informations alternatif AIM (Alternativna Informativna MreŽa) fut actif entre 1992 et 2002 et regroupait, en fin d’activité, 120 personnes.
Certain·e·s des participant·e·s à la rencontre étaient, dès le départ, quelque peu sceptiques par rapport à la présence de collègues d’ex-Yougoslavie. Il est difficile de parler de manière abstraite d’un conflit dont on subit quotidiennement les conséquences et, en plus, d’accepter la comparaison avec un contexte étranger et antérieur. De même que les autres représentant·e·s internationaux, les membres d’AIM n’étaient pas là pour imposer leur aide, mais plutôt pour faire part, en cas de besoin, de leurs expériences. Concrets, encourageants et circonspects, ils ont pu contribuer à de nombreux apports sur la thématique. Il ne s’agissait pas de comparer le conflit des Balkans et celui d’Ukraine. La rencontre se voulait être un lieu d’échange sur les conséquences de ces conflits respectifs sur les journalistes ainsi que sur les stratégies à adopter. Les journalistes de l’ex-Yougoslavie ont pu répondre à de nombreuses questions, autant sur le fond que sur la réalisation pratique de tels réseaux.
Les autres représentants internationaux ont aussi apporté leur soutien, notamment ceux du FCE, qui sont également actifs dans les médias et qui ont pu faire des apports enrichissants. A lui seul, le choix du lieu s’est avéré pertinent. Au départ, la rencontre était prévue en Transcarpatie (Ukraine) mais le choix du lieu s’est finalement porté vers Budapest, au vu de nouveaux troubles récents en Ukraine et aussi afin d’éviter aux participant·e·s des conséquences négatives éventuelles lors de leur retour chez eux. Personne n’aurait pu prévoir la crise des réfugié·e·s, qui s’est révélée être pour les journalistes une opportunité de couvrir en direct un événement, ce qui a tissé un lien entre eux.
Quelle suite?
De nombreuses discussions ont révélé des décalages entre les participant·e·s par rapport à leurs attentes sur la rencontre et à leur vision pour les actions futures. Tous et toutes étaient d’accord pour dire que les échanges avaient été enrichissants. Ils et elles étaient satisfait·e·s de leurs nouvelles connaissances personnelles. Cependant, après des discussions sur les désirs et représentations de chacun·e sur la forme d’éventuelles futures collaborations, il n’a pas été possible d’établir un plan de marche définitif. Les participant·e·s se sont mis d’accord pour réaliser des échanges en ligne. La première pierre de l’édifice a été posée lors de cette rencontre – la forme définitive de l’ouvrage se décidera dans un futur proche.
«Même si tout n’est plus que ruine, nous restons voisins». Cette phrase fut lâchée par une représentante d’AIM. Au moment où le réseau subissait des pressions énormes et que les membres auraient jeté l’éponge sans le soutien international du FCE, cette pensée s’était imposée comme motivation pour continuer. De même, dans le contexte Ukraine/Russie, personne ne doit oublier que les deux pays partagent une large partie de leur histoire et qu’ils ne pourront pas entrevoir un futur l’un sans l’autre. Alors que les relations diplomatiques se sont tues déjà depuis un long moment, il ne faut guère oublier que certain·e·s citoyen·ne·s et corps de métier jouissent d’une place importante dans la société et sont prêt·e·s au dialogue. Ceci fut démontré lors de la rencontre à Istanbul organisée par Swisspeace, où deux de ces groupes se sont retrouvés (des psychologues et des femmes ayant une fonction de cadres dirigeants), ce qui a permis de nouer des liens et d’amorcer un échange. Les journalistes représentent eux aussi un groupe cible prometteur. Lors de tels événements, ils peuvent créer des réseaux, rassembler des expériences, dans certains cas initier une collaboration et faire profiter des résultats positifs à leur entourage professionnel. Pour ce faire, les groupes pertinents seront encouragés et soutenus, afin qu’ils puissent, au travers de leur influence, impliquer une part croissante de la population dans des activités de promotions de la paix, et ce, jusque dans les rangs des autorités gouvernantes, où un effet boule de neige est escompté. C’est pourquoi il est primordial de renforcer la société civile en Russie et en Ukraine, au moyen d’activités multiples, rassembleuses et coordonnées, comme, par exemple, cette rencontre.

Swisspeace*
* Swisspeace est un institut de recherche sur la paix orienté vers la pratique, qui observe les conflits brutaux et développe des stratégies possibles pour une transition vers la paix. En ce moment, l’institut réalise un projet de dialogue pour la promotion de la paix civile en Ukraine et en Russie et a soutenu le FCE pour la concrétisation de cette rencontre de journalistes.