UKRAINE: Nouvelles de Transcarpatie

de Jürgen Kräftner, 10 nov. 2022, publié à Archipel 319

Salut, chères ami·es, proches et lointain·es,

Après une longue pause, voici une autre lettre d’Ukraine, en guerre depuis 7 mois et demi. C’est une drôle de vie.

Quelques nouvelles locales

Le refuge au village est en construction, au mois de novembre il doit accueillir ses premières personnes déplacées. Deux amis arrivent ce week-end d’Allemagne pour construire un poêle de masse dans la vieille maison retapée par nos ami·es de Louhansk qui y habitent déjà et sont de bonne humeur. C’est urgent que le poêle soit construit rapidement car les températures commencent à baisser.

En général, on n’observe guère d’arrivée de nouveaux réfugié·es, mais cela pourrait changer, avec l’arrivée du froid justement. Il y a toute une série de reconstructions dans la région pour en accueillir davantage pendant l’hiver, et les administrations scolaires sont avisées de se préparer à l’arrivée de milliers de réfugié·es. Actuellement, trois établissements scolaires de notre communauté de communes hébergent encore 58 réfugié·es, contre 800 au printemps dernier. Les gens qui restent sont les plus démunis, vieux, malades, etc. Seules deux personnes parmi eux travaillent, dans une usine de câbles à Khoust. Notre jeune verger (plus de 10ha de pommiers haute-tige, encore petits) a survécu à la plus grande sécheresse des dernières décennies. Mais ici aussi, la guerre se fait sentir. Plusieurs spécialistes qui nous aidaient dans ce projet ne sont plus disponibles. Notre ami expert des sols et un technicien d’embouteillage du coin sont au front, un agronome-pomologue est parti comme volontaire à Poltava. Il faut se débrouiller.

Peu importe, une bonne récolte de pommes s’annonce. Notre saison commence le 18 octobre et jusqu’au 12 novembre à peu près, nous allons produire le plus possible de jus et de cidre. Quant aux bouteilles, nous avons la chance d’avoir un stock suffisant, car c’est actuellement impossible d’en acheter. L’usine qui se trouvait à Hostomel (une banlieue de Kyiv) a été entièrement détruite au mois de mars.

Une des rares cidreries d’Ukraine, Berryland près de Kyiv, a été également détruite en mars, l’entrepreneur et sa famille ont trouvé refuge en Slovaquie. Information pas du tout locale mais proche, N., notre amie tatare de Russie, a réussi à aider son frère qui habite Moscou à quitter le pays avec le dernier vol possible vers Bichkek, capitale du Kirghizistan. Sa femme et les deux enfants doivent suivre. La perversité de la mobilisation russe ne connaît pas de limites. Particulièrement révoltante est la mobilisation forcée des Tatares de Crimée. Il faut craindre le pire pour eux, suivant l’exemple du sort des recrutés du Donbass occupé, envoyés immédiatement au front comme chair à canon. Cela ne changera pas le cours de la guerre mais c’est une méthode supplémentaire pour terroriser des populations indociles.

Les médias internationaux ont pris note...

... de l’avancée de l’armée ukrainienne dans les régions de Kharkiv (Izioum, Koupiansk, Lyman), et plus récemment encore à Kherson et dans la région région de Louhansk, de la libération de 215 prisonnier·es de guerre ukrainien·nes, cette fois-ci assez favorable à l’Ukraine qui a réussi à monnayer à très bon prix l’oligarque le plus détesté du pays, Victor Medvedtchouk, et de la «mobilisation partielle» en Russie qui provoque l’exode de plusieurs centaines de milliers d’hommes et de familles entières de la Fédération Russe, surtout vers l’Asie centrale.

Par contre, il semble que les massacres des civil·es par des tirs de missiles délibérés suscitent de moins en moins l’attention des médias occidentaux, tout comme les récits sur la torture et les exécutions sommaires pendant l’occupation, dans les territoires récemment libérés. À l’Est, rien de nouveau?

Et encore

Poutine et ses acolytes menacent d’utiliser l’arme nucléaire ici en Ukraine, et nos médias donnent des conseils sur comment se comporter dans ce cas-là. Or il me semble que nous sommes trop occupé·es pour y prêter attention. En plus, nos gens aiment l’humour noir. En cas d’une explosion atomique, disait un ami hier, il ne suivra pas les instructions de se coucher à terre ou de se cacher dans un abri. Au contraire il se tiendra bien droit et regardera en face le champignon nucléaire pour bien profiter du spectacle avant de mourir de toute façon. Quel privilège!

Notre ami défenseur des droits humains, Maxime Boutkevitch, est emprisonné depuis plus de trois mois. Début septembre, on lui a enfin permis d’appeler ses parents pendant quelques minutes. Les militaires russes sont en train de monter contre lui une procédure criminelle dont il ne connaît pas les détails. Il a appris qu’ils voudraient l’échanger contre l’un de leurs officiers, capturé pendant l’offensive russe vers Kyiv au début de la guerre. Au téléphone, Maxime disait qu’il ne se plaignait de rien, ce qui ne veut pas dire grande chose évidemment, mais au moins il est vivant et ses proches ont retrouvé un peu d’espoir. À l’instant, j’apprends qu’une amie à Berlin a eu l’occasion de parler de Maxime au président allemand Frank-Walter Steinmeier et il semble que celui-ci veuille prendre l’initiative pour sa libération. Toutes les initiatives du réseau de solidarité se font en concertation avec les parents et les proches. Le chef du renseignement militaire de l’Ukraine, Kyrylo Boudanov a récemment informé qu’un échange de «tous contre tous» serait en négociation. La libération de 215 soldats ukrainiens fin septembre a suscité une vague d’enthousiasme dans le pays, peut-être même plus que la libération des territoires occupés dans le Nord-Est. C’était d’autant plus important que beaucoup avaient ressenti l’emprisonnement des défenseurs d’Azovstal comme une trahison du sommet de l’État. Je n’ai pas trouvé d’informations fiables sur le nombre d’otages ukrainiens actuel.

Et encore à ce sujet, avez-vous vu ce militaire libéré, tout maigre et avec le bras droit nettement plus court que l’autre? Alors imaginez que ce type, dans le civil, est musicien, il joue de la guitare basse, et il est d’un optimisme indécrottable. Il y a vraiment beaucoup de gens ici qui donnent du courage et de la confiance en l’avenir de l’humanité.

Au front et dans les territoires libérés

Pour comprendre ce qui se passe au front, il s’avère que les blogueurs russes sont nettement plus rapides et loquaces que les sources ukrainiennes. Aussi ça devient rigolo de regarder les extraits des talkshows russes. Mise à part l’hystérie habituelle «Massacrons-les tous!», on voit qu’iels perdent petit à petit leur contenance: «Où sont nos tanks? Où était notre aviation?!» et «Il faut envoyer tous ces généraux incapables, pieds-nus au front!»

Est-ce qu’un jour ces gens vont se retrouver devant un tribunal, comme les fanatiques de la Radio des 1000 Collines du Rwanda?

Il n’y a pas que le front. Les massacres de civil·es continuent sans cesse. Un ami qui travaille pour une organisation de soutien aux réfugié·es à l’Est a été particulièrement révolté par le tir de plu-sieurs missiles sol-air (!) sur un convoi humanitaire près de Zaporijjia, qui a tué plus de 30 per-sonnes et blessé un grand nombre de civil·es. Ce qui est commun à ces tirs de missiles, c’est qu’ils n’apportent strictement rien à l’occupant en termes militaires, le seul but étant de terroriser la population. Nous avons plusieurs ami·es qui enquêtent dans les territoires récemment libérés et rassemblent les témoignages sur les tortures, les assassinats, les viols, les vols, etc. Le photographe Sasha Glyadyelov revient de l’est de Kharkiv. Il a été choqué par la quantité de matériel militaire aban-donné, par le paysage rempli d’objets dangereux, et par toutes les destructions.

Le social

La Hryvna a perdu 30 % de sa valeur depuis le début de la guerre, mais ni les salaires ni les retraites n’ont suivi, sans parler des gens qui vivent de l’aide sociale de l’État. Au moins, les stations d’essence sont constamment fournies et le prix des carburants reste stable, environ 1€20.

L’État survit grâce au soutien de l’Occident et du FMI. Les ami·es dans les administrations racontent que c’est le chaos. Dans l’enseignement, par exemple, l’argent alloué depuis des mois n’arrive tout simplement pas. La guerre dévore toutes les ressources, pourtant là aussi, l’État ne couvre pas, et de loin, tous les besoins. Actuellement, les volontaires collectent notamment pour acheter des vêtements chauds pour l’armée. Il y a d’innombrables initiatives de soutien, et il n’y a aucun doute que ce n’est que grâce à elles que l’Ukraine a réussi à résister ces 7 derniers mois. Parmi les résultats des plus spectaculaires, l’un des grands fonds privés a récemment acheté un satellite turc qui permet de plus facilement discerner les positions adverses. Un blogueur collecte, à la demande de ses ami·es au front, pour l’achat de deux containers frigorifiques pour y entreposer les mort·es au combat, information ahurissante.

Dans un prochain message je vous écrirai un peu plus sur le travail fabuleux de nos amies du Comité d’Aide Médicale Transcarpatie (CAMZ) à Oujhorod. Elles ouvrent prochainement deux centres d’accueil pour personnes déplacées dans la région, dont un plus spécialement pour des personnes handicapées. Et elles ont distribué des centaines de tonnes d’aide humanitaire et d’immenses quantités de médicaments aux structures médicales dans toutes les régions du pays. Or, tout ça se fait sans le moindre contact avec les autorités de la région, déduisez-en ce que vous voulez.

Peut-être faut-il aussi que j’écrive sur la vie hors de la guerre. Il y a, pas de surprise, du bon et du mauvais: la réforme de la Justice qui fait des pas timides mais très importants, la destruction du Code du travail, absurde à mes yeux, la corruption à tous les niveaux, malgré la guerre, et la concentration du pouvoir, notamment dans le domaine énergétique, par la clique du chef de l’administration de Zelensky. Il y aura, après cette guerre, de nouveaux super-riches dans ce pays. Pourtant je reste optimiste et compte sur tous ces gens qui ne se laisseront pas abuser.

Une des innombrables initiatives

Au centre de la ville de Poltava (sud-est de Kyiv), une initiative locale a défriché une ancienne jardinerie municipale (0,6ha) pour la transformer en potager pour les personnes déplacées. S’y sont associés de nombreux volontaires et d’ores et déjà, des légumes ont été récoltés et distribués dans les centre d’accueil pour réfugié·es. La saison va vers sa fin, bien sûr, mais pour l’année prochaine, les volontaires sont bien motivé·es d’en faire plus. Poltava est une région très fertile avec des sols fabuleux. S’y trouvent des dizaines de milliers de réfugié·es.

Prochainement nous allons nous remettre en route pour rencontrer différentes initiatives au centre et à l’est de l’Ukraine.

Jürgen Kraeftner Membre FCE – Ukraine