SYRIE: Témoignage

de Irène Labeyrie *, 5 nov. 2013, publié à Archipel 219

Les événements de Syrie, depuis maintenant 2 ans et demi bouleversent. 100.000 personnes tuées (estimations concordantes) essentiellement par armes conventionnelles, autant de personnes disparues (estimations), autant emprisonnées (estimations), 2 millions de réfugié-e-s dans les pays voisins (HCR) dont 4.150 enfants (HCR) arrivés sans accompagnement! , 4,5 millions de déplacés à l’intérieur du pays (HCR), fuite massive des forces vives du pays, bombardements aériens, scuds, barils de TNT, armes chimiques, phosphore, chlore, table rase de quartiers entiers... (1ère partie) Le 21 août 3.600 personnes présentant des symptômes d’empoisonnement au gaz, dont 355 décédées (chiffres à la mi-septembre 2013, MSF). Et plus le temps passe, moins les choses paraissent compréhensibles pour qui ne connaît pas suffisamment ce pays.
Les questions soulevées par cette révolution interpellent le monde entier, ne serait-ce que par l’incapacité des organismes internationaux à intervenir. L’ONU est dans une crise sans précédent déchirée entre l’exigence de réglementer la dissémination et l’utilisation des armes chimiques (mais aussi nucléaires, biologiques, etc.) et le système actuel de veto qui protège les dictatures. Les problèmes de non intervention sont en contradiction avec les nécessités humaines (mais aussi écologiques, climatiques, énergétiques...). La crise, révélée entre autres par le conflit syrien, concerne le monde entier.
L’une des choses les plus frappantes est – à écouter les médias – qu’on parle de géopolitique, mais qu’on n’entend pas les Syriens! C’est une chose extrêmement douloureuse pour ceux-ci, qui ont cru à une solidarité internationale. Et l’amertume qui en découle n’est pas sans avoir favorisé des prises de positions radicales de repli sur des valeurs dépassées.
C’est bien entendu l’explosion de la Tunisie qui a débloqué la situation syrienne: des enfants de Dera’a, petite ville provinciale du Sud avaient écrit sur les murs ce que tout le monde arabe disait haut et fort, ce qu’on voyait sur tous les écrans de télévision (sauf les Syriens), ce que leurs parents disaient avec espoir: Liberté!
Ils ont été enlevés, torturés. Leurs familles sont allées très solennellement – naïvement! – réclamer leurs enfants, et ils ont été injuriés «si vos enfants vous manquent, faites-en d’autres et si vous ne savez pas le faire, on les fera à vos femmes...», etc.
A partir de là, la colère, – trop c’est trop – a envahi le pays. Cette colère avait pour base profonde la frustration, la répression qui depuis tant d’années verrouille le pays. Des foules immenses dans tout le pays sont descendues dans les rues pour crier «Liberté, liberté, liberté!», et aussi «Le peuple syrien est un!», et encore «Nous sommes pacifistes».
Très rapidement est apparu face à une répression hors du commun, le slogan «A bas le régime», chacun comprenant que c’était la condition incontournable d’un changement.
Le régime syrien: depuis 29 ans (le père) + 13 ans (le fils), soit 42 ans une famille, un clan, consolide son pouvoir en s’appuyant sur un système fermé, tout en affichant les discours les plus «progressistes». Ces gens sont des virtuoses de la duplicité.
Les outils sont la répression policière, le non-droit, l’absence de liberté d’information et d’expression, le clientélisme.
En 1982, un soulèvement avait eu lieu dans la ville de Hama au centre du pays. A l’initiative des Frères Musulmans. La répression avait fait indistinctement des milliers de morts. La ville a été punie: les gens enterrés dans des charniers, les maisons rasées. Qu’en a-t-on su à l’époque: la route a été fermée une semaine. Pendant une semaine rien n’a transpiré, on s’interrogeait calmement à Damas: «il doit y avoir quelque chose à Hama, on dit que la route est coupée». Pas un mot bien sûr dans les journaux ou la télévision. Communications téléphoniques coupées, et à l’époque pas de mobiles ni d’Internet. Par la suite, les récits des scènes d’horreurs sont parvenus, laissant bien des gens incrédules: «c’est si énorme que ce n’est pas possible».
Pourtant, quelque temps après, on rouvrait les charniers pour extraire des cadavres les cartes d’identité pour tenter de régler les problèmes d’héritages, sur les décombres des quartiers rasés se sont construits, de façon insolente, entre autres, un hôtel 5 étoiles, le poste central de police et le siège du parti Baath...
La ville a été punie. Car le régime fonctionne de façon archaïque – contrairement à l’image de modernité qu’il tente et parfois parvient à donner de lui-même – on punit la famille, le quartier, la ville de ceux qu’il considère comme fautifs. Ceci dure toujours, à l’échelle du pays pourrait-on dire: des officiers qui ont déserté pour ne pas avoir à tirer sur la foule ont été punis: leur famille, voire leur village entier, ont été massacrés, des quartiers en rébellion sont rasés...
A l’époque, les membres des Frères Musulmans ont été massivement arrêtés quand ils n’ont pas péri. Leurs familles ont dû fuir, et leurs enfants se retrouvent parmi les exilés à lutter pour la chute du régime, avec les exilés des autres partis, les communistes et apparentés, les hommes d’affaires qui ont fui la corruption et les intellectuels empêchés de s’exprimer...
Un jeune homme de nos proches, environ 18 ans à la même époque, s’est senti en danger. Il a souhaité partir à l’étranger, il est allé faire faire son passeport et n’a jamais réaparu: sa mère – l’innocente – allait prier à la grande mosquée de Damas pour demander à Hafez el Assad de retrouver son fils! A cette époque, nombre de gens pensaient Hafez est bon, c’est son frère Rifaat qui est un démon (lequel est confortablement installé en Europe entre Paris, Marbella en Espagne et Londres, suite à sa disgrâce quand il a voulu prendre la place de son frère). Finalement, intervention sur intervention auprès des puissants des services secrets, argent distribué abondamment, pour tenter de localiser le jeune homme, n’ont rien donné. Un jour, 18 ans après, il a réapparu, diminué mental, comme lobotomisé. Un mort vivant. Il avait été enfermé à Palmyre. Il n’y a jamais eu d’accusation contre lui donc aucun procès, bien entendu. Combien ne sont jamais revenus?
On pourrait dire des centaines d’histoires de ce genre. L’étouffement était tel que bien des gens pensaient que ce n’est pas possible, tout ce qu’on entendait, mais le temps passant, les injustices, les disparitions, les arrestations sans accusations, la corruption, le clientélisme – être soumis et agréé pour entreprendre quoi que ce soit – l’espoir d’ouverture à l’arrivée de Bachar, vite anéanti, tout a concouru à l’anéantissement d’une quelconque confiance au renouveau dans le cadre de ce régime.
Ce régime de terreur, de barbarie, perdure depuis toutes ces années dans le silence. Un auteur, Michel Seurat (enlevé plus tard par les milices chiites du sud Liban et mort en détention) a écrit un livre L’état de barbarie qui dit tout du système.
Le système du pouvoir s’appuie sur un parti, le Baath, souvent considéré comme une sorte de parti social-démocrate arabe... Vite dévoyé par Hafez el Assad, (exil, assassinat de ses dirigeants historiques) qui l’a instrumentalisé pour être sa façade soi-disant laïque. Des micro-partis sans droit à la parole gravitent autour, pour donner à penser qu’il y a un pluralisme. Les élections sont une mascarade. Lors du dernier «vote» pour une constitution rénovée à la va-vite au début de la révolution, par exemple, les passagers des bus venant de banlieue, contrôlés par les services de répression à l’entrée de Damas, se sont vu confisquer leur carte d’identité, un homme alors partait avec, vers le «bureau de vote» pour voter à leur place, après quoi ils retrouvaient leur carte, ils avaient «voté»! Ceci est un exemple «soft». Il en est d’autres bien plus violents où des passants étaient forcés d’entrer dans des bureaux de vote. D’autres dans les entreprises étaient amenés en groupe pour voter...
Il était donc évident que le pays allait exploser, l’expression publique étant impossible

* Irene Labeyrie est une franco-syrienne qui vit à Damas depuis les années 1970. Elle est aujourd’hui impliquée dans Ila Souria, une association internationale qui cherche à poser un cadre pour préparer l’après Assad... <www.ilasouria.org>