BOSNIE: Un printemps bosniaque?

de Richard Schuberth*, 7 mai 2014, publié à Archipel 225

Le 5 février dernier, six cents chômeurs manifestant devant le siège de l’administration de Tuzla mettent le feu aux poudres. Rapidement à Zenica, Mostar, Sarajevo, Prijedor, Bijeljina et d’autres petites villes telles que Srebrenica, le mouvement s’étend et se renforce. Les autorités cantonales de Tuzla démissionnent le 7 février. Depuis, la ville expérimente une forme de démocratie directe, avec plénum des citoyens ouvert à tous qui se réunit chaque soir. Voici de larges extraits d’un article1 de l’écrivain autrichien Richard Schuberth sur ce sujet.

Un printemps bosniaque? (...) Durant des décennies, on a reproché à la population bosniaque sa paralysie en matière de démocratie. Aujourd’hui, elle se tient sur ses propres jambes, au grand effroi de ses hommes politiques et à l’embarras des gestionnaires internationaux qui conservent le monopole du commerce en s’appuyant sur les béquilles des «démocraties occidentales».
(…) Presque partout, les commentaires y vont d’un même refrain sur les événements dans ce protectorat de l’UE: la population en a assez des slogans nationalistes et de la corruption. Le chômage, la stagnation et un entêtement archaïque empêcheraient les Bosniaques d’accéder à notre réussite et d’être aussi heureux que nous. Il suffirait de chasser une couche parasite de l’auge du pouvoir pour qu’enfin éclate la démocratie. Pas une seule fois, on a considéré que le mécontentement d’un grand nombre de citoyen-ne-s de Bosnie-Herzégovine n’était pas dirigé contre leur «classe politique», mais contre la gestion internationale et les charges imposées par les divers programmes d’austérité de l’UE et du FMI, coresponsables de leur dénuement.

Une tradition de dignité Cette image de la Bosnie comme foyer de troubles nationalistes qui, depuis les années 1990, domine notre perception, cache une autre tradition autrement plus significative: la Bosnie a toujours été un terreau fertile de résistance sociale. Régulièrement, des insurrections paysannes (la dernière dans les années 1870) ont rassemblé des gens au-delà des barrières confessionnelles. Le mouvement Mlada Bosna, au début du 20ème siècle, n’était absolument pas une filiale du nationalisme de la Grande Serbie, comme on le présente encore aujourd’hui, mais un rassemblement multiethnique d’intellectuels anticolonialistes au sein duquel l’anarchie sociale a joué un rôle important. Et enfin, c’est en Bosnie que l’armée de partisans de Tito a trouvé sa base centrale d’actions et de recrutement.
Ce n’est donc pas un hasard si la résistance de la société civile des dernières semaines a commencé dans la ville de Tuzla. Il existe un dicton à propos du vieil antagonisme bosniaque entre Tuzla la prolétaire et Sarajevo la bourgeoise un peu snob. Avec sa sidérurgie et ses mines, Tuzla possédait la plus forte conscience de classes de toute la Bosnie. C’est pourquoi les couteaux destinés à découper les Tuzlaci en tranches d’appartenance ethnique se sont cassés.
Déjà à la fin des années 1960, l’appel au renouveau du parti communiste et à la création de syndicats indépendants ne vint pas seulement des étudiants, mais aussi des mineurs de Tuzla. En 1984, ils furent 10.000 du charbonnage de Kreka, près de Tuzla, à envoyer leur salaire quotidien aux mineurs en grève de Grande-Bretagne. L’exemple fit école dans tout le pays.
Pendant la guerre, Tuzla fut aussi la seule ville à ne pas se laisser entraîner dans la spirale de la folie ethnique. Tandis que les paramilitaires serbes dévastaient les villages musulmans des environs, les Tuzlaci gardèrent la tête froide et rejetèrent le concept de clan qui agissait comme un appel d’air dans un brasier. Après la guerre, le syndicat libre des mineurs est resté un bastion solide contre les privatisations.

Etat raté Dans les médias occidentaux, la Bosnie-Herzégovine apparaît de plus en plus comme un «Etat raté». Avec une telle corruption et des moutons paralysés qui réélisent en permanence leurs loups nationalistes, il est impossible d’instaurer un Etat. Cette estimation est particulièrement arrogante si l’on considère que les investisseurs et administrateurs internationaux ont presque toujours mis à la disposition des loups les tondeuses et les couteaux, et qu’ils ont tondu la laine ensemble. La critique des accords de Dayton d’après-guerre est généralement acceptée: l’erreur a été de cimenter le statu quo nationaliste et d’accepter que les élites ethniques prennent les décisions politiques.
Jusque-là tout va bien. A la défense des internationaux, il faut concéder qu’avant tout, il n’existe aucun autre partenaire pour une coopération, car les Bosniaques porteurs d’une identité socialiste, antinationaliste ou cosmopolite, ont été chassés, tués ou réduits au silence. La plus grande erreur a été de considérer que la guerre civile s’est achevée en 1995. Au niveau économique, elle gronde toujours. Depuis 19 ans. Et même au-delà des frontières nationales. Elle est seulement une variante locale folklorique d’un modèle de guerre civile: la guerre des profiteurs contre les perdants. Qui n’a pas quitté la Bosnie connaît mieux la signification du marché libre que n’importe quel étudiant en économie de l’Ouest.
Pour une société dont la sécurité sociale et le droit à l’intégrité ont été privatisés, la seule stratégie de survie est de se soumettre à la ségrégation ethnique dominante. La politique se fait exclusivement par clientélisme. Les logements, les biens de première nécessité, les infrastructures, les autorisations, la levée d’obligations souvent arbitraires et les aides sociales sont distribués selon l’appartenance aux réseaux du pouvoir qui constituent la base d’un marché correspondant à une ségrégation ethnique. C’est ainsi qu’on éduque des électeurs nationalistes, indépendamment d’Allah ou du mythe national serbe du Kosovo.
(…) La Bosnie n’a pas été pacifiée dans le but de créer les conditions de base pour le jeu de prospérité du marché libéral. La guerre elle-même a été la prompte réponse à l’adjudication du gâteau yougoslave, non le réveil de luttes culturelles archaïques – on est aujourd’hui d’accord là-dessus; il s’agit plutôt – et là on n’est pas du tout d’accord – d’une stratégie d’appropriation de l’actif de la faillite de l’Etat, grâce à une idéologie des plus probantes basée sur de belles histoires d’une identité ethnique commune. Toutes les guerres, Voltaire le savait, sont des razzias, et l’économie de l’ombre et de pillage ne fut pas un dégât collatéral de la guerre ethnique en Bosnie, mais plutôt son sens même.
Une guerre a avant tout pour objectif de démolir l’ordre civil et d’établir des zones de non-droit prêtes à être ravagées avec l’aide d’une présence militaire. Les usuriers, seuls gagnants, se placèrent des deux côtés de la ligne de front de l’époque, tirant leurs capitaux de départ de la misère de la population civile. Ils constituèrent le noyau de la nouvelle classe des entrepreneurs bénéficiaires des milliards d’investissements de l’UE et du FMI qui servent à activer les privatisations et à annuler les derniers avantages sociaux encore existants.

Qui profite? (…) Quand le FMI et la Banque mondiale imposèrent en 1989, avec leur amabilité habituelle, un programme d’austérité qui comportait la dévaluation de la monnaie, le gel des salaires, la réduction des dépenses du gouvernement et la dissolution des usines autogérées, plus de 600.000 personnes perdirent leur travail. En l’espace de quelques mois, Milosevic et Tudjman purent enfin mettre leur tablier de cuisinier pour préparer des nationalistes selon les recettes locales à partir de ce matériel humain.
Première étape: le FMI et la Banque mondiale furent chargés de détacher la Bosnie de l’ensemble des transferts de l’Etat, qui avaient garanti jusque-là une compensation entre les républiques les plus fortes économiquement et les plus faibles. La Bosnie se retrouva brusquement livrée à elle-même, c’est-à-dire incapable de survivre, et le voyeurisme occidental se délectait, à demi touché, à demi fasciné, à la vue de ces souris de laboratoire qui se bagarraient pour une nourriture rationnée sur un territoire «européen». C’est la deuxième étape de travail pour la production industrielle de nationalistes. La troisième est sûre et certaine: la colère et le désir de revanche pour les amis et parents, qui ne furent pas tués en tant qu’humains mais en tant que Croates, Serbes et Bosniaques, a poussé les gens à se considérer comme tels, précédant l’arrivée tardive des observateurs des Nations unies impuissants. Un des plus grands malheurs de ces guerres-là fut l’incompréhension des enfants et petits-enfants germanophones d’une génération qui jusque-là n’avait pas cru possible de donner de dimensions à la notion de bestialité, à l’agressivité soi-disant naturelle et à l’ancienne barbarie tribale des lointains desperados des Balkans. (…)

Grands gangs et petits gangs L’économie bosniaque s’appuie sur un puissant pilier, le peace keeping business (le business du maintien de la paix): un appareil énorme d’administrateurs et de militaires internationaux, d’investisseurs et plus de 12.000 ONG (mot-clé: blanchiment d’argent humanitaire) créent une situation semi-coloniale et une économie de sycophantes qui d’une certaine manière ne veut pas du tout ressembler à l’idéal des forces du marché mais plutôt à un capitalisme de rentes; c’est une des raisons pour laquelle en Bosnie-Herzégovine prospère un mycélium de 800 hommes politiques et 150 ministres. En l’absence d’une constitution raisonnable, il se multiplie tout seul, mais seulement grâce à un apport de sucre de l’Occident libre. En Bosnie, et pas seulement là, la politique signifie détourner des flots d’argent international dans le tourbillon de ses clients.
A cela s’ajoute une bureaucratie de protectorat non moins pléthorique, premier employeur du pays et, avec ses salaires de niveau ouest-européen, à l’origine de deux classes d’employés. Sur un point cependant une égalité règne: même si les salaires sont différents, le prix des articles de consommation est aussi élevé pour les deux.
L’erreur la plus fatale de l’administration internationale fut de fixer à l’avance de façon autoritaire le cadre de l’Etat de droit, mais de laisser la totalité du processus démocratique aux vainqueurs de la guerre. Les parallèles avec le règne de la monarchie s’imposent, puisqu’elle a préféré choisir ses interlocuteurs politiques parmi les féodaux bosniaques et a réussi à maintenir un taux d’analphabétisme constant depuis plus de trente ans. A partir de 1995, la communauté internationale a investi environ cent millions de dollars dans des écoles, mais en oubliant de dénationaliser les programmes. Il est ainsi garanti que la haine ethnique, qui constitue la base des affaires immatérielles des oligarques, est assurée de se transmettre aux prochaines générations. (…)

Panique chez les élites Les manifestations représentent bien davantage que des actes de colère impulsifs. Elles grandissent rapidement pour devenir un mouvement politique unanime aux représentations et aux objectifs clairs. Ces personnes ne parlent pas de démocratie, elles semblent vouloir la prendre en mains elles-mêmes, elles revendiquent des gouvernements d’experts, l’autogestion des entreprises, la révision des privatisations. Les élites nationalistes sont tout simplement gagnées par la panique, on s’en rend compte par l’hystérie avec laquelle elles revendiquent des territoires ethniquement purs pour mieux garder leurs petits moutons. Si les représentants des trois confessions redeviennent ce qu’ils étaient toujours – des Bosniaques – il sera grand temps pour les magnats nationalistes de faire leurs valises.
Leurs partenaires internationaux semblent aussi être embarrassés. Durant des décennies, ils ont exigé des Bosniaques davantage d’initiative démocratique, comme s’ils étaient des enfants attardés mentaux. Mais la démocratie qu’ils sont contraints de voir à l’œuvre en ces jours de février n’a pas l’air d’être conforme à la conception du FMI et de l’UE. Car les Bosniaques parlent d’une véritable démocratie. Non pas de la «postdémocratie» à laquelle les Occidentaux soumis sont habitués depuis longtemps. Avant, la vieille bombe nationaliste de la guerre mondiale tuait 100.000 Bosniaques, aujour-d’hui l’Occident arrive avec sa pseudo-démocratie rance. En Bosnie même, dans les temps de crise, on pouvait observer qu’elle se rétrécissait, selon un euphémisme signifiant la mise sous tutelle et la dépossession des citoyens au profit du capital financier. L’armée des chômeurs de Bosnie ne va certainement pas satisfaire son prolétariat avec le programme Harz IV1 et son allocation de misère comme plus haute récompense.
(…) Le printemps bosniaque pourrait se transformer en un mouvement social vigoureux, qui ne signifierait pas seulement l’hiver du nationalisme, mais aussi l’automne de la tutelle internationale. Il reste à espérer que les graines semées par ce printemps bosniaque trouveront leur chemin dans cette UE à la politique démocratique misérable.

*Richard Schuberth, né en 1968, est écrivain.

  1. Cet article est paru le 21 février 2014 dans son intégralité dans le quotidien autrichien Standard.
  2. Quatrième étape de la réforme du marché du travail menée en Allemagne par le gouvernement Schröder de 2003 à 2005. La mesure la plus controversée de cette réforme est la réduction des indemnités versées aux chômeurs de longue durée qui refusent d’accepter des emplois en dessous de leur qualification; de plus, ces chômeurs peuvent être embauchés à des salaires inférieurs (1 euro/heure) à la convention collective du secteur.