DOSSIER 1989 / 2010: La période du changement

de Christina Thürmer-Rohr, 10 juin 2010, publié à Archipel 183

Vingt ans après sa création, des militantes de l’alliance indépendante des femmes de l’ex-RDA (UFV)1 et des féministes de l’Allemagne actuelle se sont rencontrées le 6 décembre dernier à la Berliner Volksbühne pour débattre de «L’éveil des femmes en 1989: Que voulions-nous, que sommes-nous devenues?». Ceci est la suite de l’article paru dans Archipel N° 181.

On doit admettre que «ces» débats, auxquels ont participé d’innombrables femmes, ont été occultés par les événements de 1989/90 et qu’ils ont perdu en intensité et en contenu. Il n’en était tout simplement plus question. Nous en sommes toujours responsables. Même durant cette année anniversaire, ces questionnements n’ont pas été évoqués dans l’avalanche de discours officiels. Dans un premier temps, la chute du mur a déclenché une phase de surprise, d’enthousiasme, d’émerveillement, de curiosité et d’apprentissage, y compris pour les Berlinoises de l’Ouest. Il était clair qu’il ne s’agissait pas là d’un événement qui ne concernait que la RDA ou même que l’Allemagne, mais le monde entier, qu’avec la disparition du bloc de l’Est se jouait un épisode historique d’une portée mondiale. Il était évident qu’il nous faudrait tous modifier en profondeur notre façon de penser, que ces changements n’allaient pas seulement déclencher des feux de joie et une ivresse de liberté, mais aussi des drames politiques et personnels touchant des gens très différents, de manières très diverses. Ceux qui ne voulaient pas rester seulement spectateurs ont tout laissé tombé pour chercher des contacts tout azimut. Nous voulions nous rencontrer, faire connaissance, car nous ne savions rien des uns et des autres. Il y a eu des expériences merveilleuses, des surprises inoubliables, une ouverture inattendue, des amitiés réussies, l’excitation d’une coopération possible. Et des détails touchants, comme par exemple lorsque les Brandebourgeoises apportaient à nos rencontres informelles, plus ou moins privées, des fleurs qu’elles avaient cueillies ou des tartines faites à la maison.

Déception

C’est mon côté, celui de l’Ouest qui m’a déçu le premier. En 1990, j’ai écrit un texte intitulé «L’accouchement précipité de l’Allemagne Est-Ouest» qui regorgeait d’accusations contre la partie ouest de la nouvelle Allemagne. J’y écrivais que le processus de changement appartenait à la population de la RDA et à personne d’autre, mais qu’on faisait comme si la chute du mur avait été l’œuvre des politiciens de l’Ouest ou des «Allemands». Que la bonne société ouest-allemande avait détourné très rapidement les événements à son avantage, qu’elle nageait dans un bain de suffisance et d’adrénaline/testostérone de son propre pouvoir. Ces reproches visaient aussi les femmes. On n’oubliera jamais le film «Auf der Mauer, auf der Lauer» (Sur le mur, aux aguets) de Sybille Plogstedt, dans lequel plusieurs femmes de l’ouest de la ville et de la campagne commentaient avec mépris les comportements des nouveaux citoyen-ne-s de l’Allemagne: comment ils se servent plusieurs fois du même sac plastique, comment ils se ruent sur les magasins, comment ils polluent «nos quartiers avec leurs Trabis»2, etc.

Mutisme

La plupart des féministes de l’Ouest s’enfermèrent dans le mutisme. Comme par exemple sur la question de la nation: la Taz3 écrivait alors que la question féministe devait passer au second plan, qu’à partir de maintenant il s’agissait de politique mondiale, de questions d’importance, enfin d’un nouvel ordre du pouvoir. Oui mais pour nous, le féminisme était une «politique mondiale» incluant la question d’un nouvel ordre du pouvoir, mais dans un tout autre sens. Ce qui était inquiétant, c’est que la «question allemande» restait entre les mains des acteurs masculins et que leur domination resurgissait intacte. L’attrait du mot «politique mondiale» justifiait la précipitation d’une conscience supérieure opportuniste des plus forts, sans contre-pouvoir appelant à y mettre fin. Quelle sorte d’Allemagne cela allait-il donner? Nos différences, marquées par des systèmes opposés, y compris dans leurs cultures d’opposition, étaient plus profondes que ce que nous voulions bien admettre. Nous ne sommes pas arrivées à nommer ces différences et il n’y a pratiquement pas eu de véritable confrontation au sujet de l’héritage historique commun ou respectif. Comme nous le savons, c’était bien trop tôt et nos craintes peut-être exagérées. Mais trop tôt ou pas, il manquait surtout une propension à se comprendre mutuellement et la paralysie, le mutisme des féministes de l’Ouest par rapport aux «grandes questions» signalaient une répétition à l’identique. Toute critique de base anti-patriarcale était niée et l’émergence de cette Allemagne réunifiée n’était pas une situation révolutionnaire. (…)
Le mutisme de nombreuses féministes de l’Ouest a été d’autant plus fort que l’unanimité espérée avec les femmes de l’Est ne s’est pas produite. Cela a bien fonctionné au niveau des relations personnelles et tant qu’on évitait certaines questions politiques. Nous, les féministes de l’Ouest devions être compréhensives, prudentes, retenues, sinon ça ne marchait pas. Le reproche récurrent que le féminisme occidental était élitiste, androphobe, ennemi de la normalité, révisionniste, petit-bourgeois, théorique, prisé par des minoritaires, etc., provoqua des haussements d’épaules désemparés, mais aussi des replis durables. Nous avions du mal avec celles pour qui les mots féminisme et patriarcat ne semblaient être que des gros mots pour des phénomènes décadents du capitalisme occidental. Lors de sorties dans les environs de Berlin, nous étions considérées comme des officiers d’occupation ou comme des femmes d’agents immobiliers. On nous identifiait aux Occidentaux colonisateurs, arrivistes, concurrents, arrogants, etc. Nous étions ainsi cataloguées comme faisant partie d’une espèce occidentale préfabriquée, rangées du côté de ceux parmi lesquels on n’a jamais voulu être comptées et que nous combattions avec acharnement. Nous voyions notre rôle oppositionnel dévalorisé et justement de la part de celles avec lesquelles nous voulions finalement nous allier.

Des contenus différents

Lorsqu’à l’Est ou à l’Ouest, nous utilisions les mêmes mots pour désigner des contenus différents, comme par exemple «émancipation», on mettait à coup sûr les pieds dans le plat et on tombait dans le piège. Ainsi les femmes de l’Est donnaient un tout autre sens au mot «normalité», un sens positif; elles étaient fières d’avoir apporté cette normalité dans le changement et le sont restées. Il a fallu du temps pour comprendre ce que les femmes de l’Est entendaient par des «femmes normales». Parce qu’à nous justement, il manquait cette confiance dans la normalité qui cachait selon nous la fatalité de l’image que nous attaquions: la normalité de la soumission. La combinaison de la transformation personnelle et sociale défendue par le féminisme de l’Ouest était en soi porteuse d’un malentendu. C’est le cas par exemple de la fameuse phrase «le personnel est politique». A l’Ouest, cette formule avait été déformée bien avant le changement, à savoir toujours réduite au seul côté personnel. Il ne restait plus que le souci de sa propre sensibilité ou la relation «mon ami et moi». La revendication posée de politiser aussi la vie privée a toujours présenté le danger d’être une carte blanche pour l’impasse égocentrique et la restriction du champ visuel. Cette tournure d’esprit rentrait en collision avec le pragmatisme de la femme de l’Est, comme le résumait Sibyl Klotz. Il ne s’agit pas de le contester; mais cette tendance à tout mettre sur le compte du psychologique était très répandue et clairement analysée et critiquée à l’intérieur du mouvement féministe de l’Ouest. Mais l’essence même de cette phrase n’était justement pas psychologique. Elle signifiait simplement que la violence est violence, que la discrimination est discrimination, qu’elles se jouent sur la place publique ou dans le secret de la sphère privée. Enfin, le fait que beaucoup de femmes se soient repliées ou égarées dans le microcosme de leur propre psyché a plus à voir avec le développement de la société thérapeutique, qui avait déjà enthousiasmé de nombreuses femmes dans les années 80, qu’avec le féminisme: reflet d’un malaise et d’une souffrance sociale, mais aussi expression d’une inclination spécifiquement «féminine» à placer le personnel au centre de l’attention et de se limiter au territoire clair, saisissable du seul «moi». Quelques féministes justifient leur psycho-centrisme en argumentant que la première chose à faire c’est de mettre de l’ordre dans sa maison psychique avant de se tourner vers l’extérieur.
Je n’y ai jamais cru. En tout cas, identifier le féminisme de l’Ouest avec la phrase souvent mal comprise «le personnel est politique» demeure un gros malentendu, tout comme de penser que le but du féminisme de l’Ouest a été de se faire sa place au soleil et de réchauffer son «moi». Pour moi, le féminisme n’était pas un bonheur, mais une cognition. Le seul lien qu’il pourrait avoir avec le bonheur, ce serait celui de parvenir à la dignité humaine de cesser de s’incliner devant la norme féminine ou de se laisser enfermer dans le moi: la chance de démêler, de découvrir, de révéler le normatif caché et de ne laisser à personne d’autre que la femme elle-même d’apparaître au grand jour.

Incompréhension

On peut décrire le défi de la critique féministe de la société comme un travail de mise en lumière dans le sens «d’un état d’esprit et d’une méthode de travail», une invitation à soi-même à percer la surface des normes semblant aller de soi et des idées courantes traditionnelles pour voir ce qu’il y a derrière. Il s’agissait de dépasser le Zusamenhangsblindheiten4 un mot que nous avions emprunté aux classiques marxistes. Pour de telles complexités, on a besoin de se référer aux théories sociales. Apparemment, pour les femmes de l’Est, les théories des féministes de l’Ouest semblaient bizarres, voire superflues. Nous ne le comprenions pas. Nous l’avons interprété comme une méconnaissance des exigences du féminisme. Au sein du cursus universitaire dont j’étais responsable, nous accordions une valeur particulière aux études féministes faisant le lien entre pratique et théorie. Nous étions fières d’effectuer un travail de recherche qui pouvait, grâce à sa propre production théorique, s’affirmer face aux théories «béton» de la gauche. Nous voulions accorder la même importance aux projets pratiques qu’à la théorie. Nous voulions abroger la tradition qui consiste à ce que les hommes s’occupent de la théorie et les femmes de la pratique. Car ce vieux partage du travail a toujours été hiérarchique et a, dans le meilleur des cas, rendu les femmes exécutantes et larbin-e-s des explications éclairées des hommes. Nous ne voulions pas persévérer dans ce sens. Nous ne voulions absolument pas continuer à seulement réparer les dégâts, sans remettre l’ensemble en question.
Dans les années 80, après la phase des premiers rapports et enquêtes indignés sur la situation des femmes, se fit sentir un besoin croissant de théorie féministe. A la différence de la gauche, le mouvement féministe a démarré, comme chacun sait, sans bases théoriques à disposition et prêtes pour lecture. Alors qu’au début, l’éveil commun des femmes était encore sous le charme du mot «changement», à la recherche de nouvelles voies, prêt à rompre avec les conventions, à tout bouleverser dans cette révolte contre «l’arrêt du temps» (Xaver Brenner), il était maintenant question de mettre en évidence les moules sociaux, les cristallisations du pouvoir qui pouvaient expliquer la permanence de l’inégalité des sexes historique et les marques du comportement. Nous avions besoin d’une clef permettant l’accès aux lois invisibles, d’hypothèses faisant le lien entre nos différentes observations. Nous n’y avons rien vu d’élitaire, il ne s’agissait aucunement de «directive pour agir, venue d’en haut», mais plutôt d’un effort de la pensée accessible et à la portée de toutes pour voir au-delà des phénomènes quotidiens et pour étayer le travail pratique. En tout cas, nous nous étions imaginées que la formation matérialiste historique de nos sœurs de l’Est allait soutenir nos efforts théoriques et renforcer la remise en question de l’hostilité traditionnelle des femmes pour la théorie. Nous n’avons pas compris pourquoi cela s’est révélé être une erreur.

La «Question des femmes»

La théorie féministe du patriarcat ne se basait pas tant sur l’exploration approfondie du présent, que sur une histoire patriarcale qui pour nous était loin d’être surmontée puisqu’elle exerçait encore son influence. L’aspect que nous avions laissé de côté dans cette exploration du passé, c’était l’histoire du socialisme, même s’il avait produit son effet sous-cutané sur le voisinage socialiste. Mais son histoire à succès de la politique des femmes ne nous a pas convaincues. La critique féministe fondamentale impatiente et implacable n’était pas vraiment prête à reconnaître la façon de traiter la «question des femmes» des pays socialistes; elle n’était pas à même de satisfaire nos revendications radicales. Pour nous, un postulat d’égalité définissant les femmes prioritairement comme mères et comme main-d’œuvre, les tenant à l’écart de toute intégration dans n’importe quel domaine de la vie politique, c’est-à-dire à l’écart de leur potentiel de transformation politique, n’était pas crédible. Lorsque nous parlions de patriarcat mondial, nous voyions dans le parallélisme du surarmement d’alors, l’expression évidente d’une logique de la violence patriarcale qui était identique dans les deux blocs de la guerre froide. Nous ne considérions pas le système d’armement du Pacte de Varsovie comme meilleur que celui de l’OTAN. Cette estimation ne poussait pas à accorder une confiance sans limite dans l’un ou l’autre des systèmes.
Dans le cadre du travail universitaire, on a pu percevoir rapidement une certaine réserve et un désintérêt pour les questions féministes de la part des étudiantes de l’Est. Il aurait fallu les leur imposer d’en haut, mais je ne le voulais pas. Cela serait entré en contradiction avec notre cursus universitaire basé sur le consensus. J’ai donc pris la décision rapide de modifier le contenu et de changer l’intitulé d’un programme féministe existant depuis 1976 (supprimé plus tard). J’entendais ainsi que le fil conducteur du cours soit les nouvelles questions communes à toutes les participantes: les questions des droits humains, de la pensée politique et les questions du principe du dialogue. Le dialogue et la pensée dialogique semblaient être les points de départ d’une nouvelle orientation décisive, une façon d’empêcher les généralisations précipitées et les préjugés d’apparaître. Car chaque dialogue pratiqué obligeait à la confrontation inconditionnelle avec les autres. On ne peut plus faire abstraction des autres, on doit les inclure dans les réflexions. Ce travail a été productif. Cette méthode du dialogue mettait en évidence les différences qui devenaient claires pour toutes les participantes. On apportait des nuances et des nouveaux points d’interrogation à l’image que l’on se faisait de la RDA, pour autant qu’il y en ait eu une. C’était souvent des expériences paradoxales. Selon si l’adieu au socialisme était considéré par les étudiantes de l’Est comme un événement réjouissant ou effrayant, on rencontrait soit une confiance sans limite dans la démocratie, soit une réaction sceptique globale. La première réaction était aux yeux des féministes de l’Ouest pour le moins suspecte, en raison de leur méfiance vis-à-vis de l’Etat. La seconde nous était tout aussi étrangère et surtout ignorante de nombreuses initiatives de changement venues d’en bas dans lesquelles nous placions beaucoup d’espoirs politiques. Ce que nous ne comprenions pas non plus, c’est que les étudiantes de l’Est questionnaient la valeur de la liberté d’expression en disant qu’elle n’aboutissait à rien parce qu’on peut tout dire, mais personne n’écoute. Est-ce qu’il aurait fallu affirmer que la liberté d’expression publique n’est pas une affaire de succès immédiat? Que la tentative de porter sur la place publique la raison demande une capacité d’argumentation et de conviction tenaces, de manière à ce que les positions minoritaires puissent gagner une place dans le discours public? Quel rôle ridicule de donneuses de leçons ça nous aurait donné! Brusquement, nous avons été amenées à prendre la défense, de manière plus ou moins détournée, des conquêtes du système occidental. Mais ça n’allait pas du tout. D’abord cette défense nous aurait rendues conformes au système, ce qui aurait été une atteinte brutale à notre fondement oppositionnel et ensuite elle aurait blessé d’entrée les femmes de l’Est. Mais, on ne pouvait pas faire comme si nos relations Est-Ouest étaient des relations politiques symétriques et égalitaires. Ca n’était pas le cas et nous les féministes de l’Ouest avons retenu, gardé pour nous et renoncé à nos arguments.