EUROPE: Résistances contre le régime des frontières

de Bernard Schmid,Juriste MRAP - Paris, 20 mars 2013, publié à Archipel 212

Depuis la nuit des temps, les hommes ont toujours voyagé, plus ou moins loin de leur lieu de naissance, à la recherche d’un mieux-être. Il y a environ un million d’années, les ancêtres d’homo sapiens moderne – qui à l’époque avaient tout juste atteint le stade d’homo habilis – quittaient l’Afrique de l’Est en direction de l’Asie et de l’Europe. La première glaciation, survenue pendant le voyage, a rendu ce périple possible en faisant baisser le niveau des eaux de 100 m.

Nul ne peut nous raconter qu’il s’agirait d’un phénomène récent, provoqué par les systèmes sociaux performants mis en place par les pays les plus riches qui font miroiter des idées de bonheur (selon la variante de droite). Ou alors qu’il existerait une nouvelle forme de capitalisme qui provoquerait une ruée de «masses laborieuses» vers les postes de travail (selon la variante postulée tantôt à gauche, tantôt à droite). Rien de tout ceci n’est vrai.
Aujourd’hui cependant, quelque chose de nouveau est en train de se passer. L’histoire de l’humanité n’est pas figée, et les mouvements migratoires contribuent à l’émergence de nouvelles facettes de la communauté humaine.
L’impression de ce quelque chose de nouveau est palpable en cette nuit de juillet 2012, à Athènes. Il est déjà près de 2 heures du matin quand se termine le «Festival anti-raciste» (…). Les scènes de concert, qui avaient accueilli des groupes de chanteurs kurdes ou des cantatrices grecques, sont à présent désertes et la clientèle des stands de nourriture s’est dispersée. De grandes zones du parc commencent à se vider, il ne reste plus que des gens assis à de longues tables, engagés dans des discussions sans fin. Mais au plus profond du parc, la vie résonne. Des migrants africains ont sorti leurs tambours. Des réfugiés d’Afghanistan, qui tentent comme tant d’autres de pénétrer dans l’UE, sont encore nombreux. Soudain ils enlèvent leurs T-shirts et se mettent à danser sur les rythmes africains, tandis que le rythme s’accélère. Les Afghans en proposent d’autres, ils sont rejoints par des jeunes Grecs, des visiteurs de Paris et d’ailleurs, des professeurs et des éditeurs… Aucun organisateur d’événements culturels ne pourrait s’imaginer une telle performance.

Un panneau stop à la frontière

Dans cette Europe vieillissante qui craint pour sa richesse, tout le monde ne peut pas s’enthousiasmer de ces présages d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité. Les uns ont la peur au ventre, ils se retirent frileusement dans leur chez-soi et devant la télévision. D’autres passent à l’offensive et se font les champions de l’idée que «ça ne va pas comme ça».
A la chute de la dictature de Ben Ali en janvier 2011, alors que la police bien connue pour sa brutalité s’était retirée momentanément dans ses quartiers, les postes de garde des frontières extérieures de l’Europe furent déstabilisés. Jusqu’en avril 2011, environ 35.000 Tunisiens, surtout des jeunes, réussirent à gagner l’Italie, puis la France. Une catastrophe pour de nombreux hommes et femmes politiques. Certains prirent le taureau par les cornes: le 14 mars 2011, la présidente du Front National (parti d’extrême droite français) prenait un vol en direction de l’île de Lampedusa, point de chute de la plupart des migrants. Aux côtés du député européen Mario Borghezio (Ligue du Nord), elle s’est adressée aux jeunes migrants. Non, non, elle ne ressent ni haine ni peur, leur a-t-elle dit. Elle a aussi «un cœur». Mais les jeunes devraient quand même comprendre pourquoi on les empêche d’entrer en Europe. «Si je suis dans un bateau et que vous voulez monter à bord, je peux ressentir de la compassion pour vous, mais avant qu’il ne chavire je vous demanderai de le quitter.»
Cette manière, dure mais cordiale, d’afficher personnellement le panneau «STOP» ne convient pas à tout le monde. Elle s’adressait surtout aux nombreuses caméras de télévision présentes. La plupart des politiciens préfèrent agir sous couvert d’appareils anonymes: le système informatique Schengen, pour savoir qui est enregistré comme indésirable, ou l’agence européenne de protection des frontières Frontex, autorité européenne compétente pour la surveillance et la protection des frontières extérieures dont le siège est à Varsovie. Le résultat objectif de tous ces efforts est que les migrants risquent de plus en plus leur vie pour pénétrer dans la forteresse Europe, en traversant la mer dans des bateaux souvent trop précaires, en nageant dans le fort courant de la rivière Evros, à la frontière gréco-turque, ou sous le feu des policiers marocains et /ou espagnols devant les grillages entourant les enclaves de Ceuta et Melilla.

Résistances

Ici et là, sur ce continent et partout dans le monde, des résistances se manifestent. Une soixantaine d’activistes se sont réunis en mars 2012 à Istanbul pour discuter des stratégies face au régime répressif des frontières européennes. Ils sont venus de Bamako où depuis plusieurs années l’Association Malienne des Expulsés, AME, mène une action admirable pour l’accueil des «renvoyés au pays» par la force. Ils sont venus de Tanger au Maroc, visible depuis le continent européen, de Copenhague, d’Oujgorod à l’ouest de l’Ukraine, non loin de la frontière slovaque et depuis 2004 nouvelle frontière extérieure de l’Europe. Ils sont tombés d’accord sur des déclarations communes, ils ont amélioré leur échange d’informations et de communication sur les retombées du régime des frontières de l’Europe pour les migrants. Ils ont dessiné ensemble une carte, la Transborder Map 2012, diffusée depuis dans différentes régions et en Allemagne par le journal ak, sur laquelle sont indiqués les points de friction du régime des frontières.
Depuis des années, il existe au sein de l’UE même des luttes plus ou moins connues et des mouvements de résistance qui connaissent quelques succès. Un des mouvements les plus connus par-delà les frontières est celui des sans-papiers en France, commencé dans sa forme actuelle le 18 mars 1996 avec des occupations d’églises à Paris. A l’époque ils avaient bénéficié du soutien d’un mouvement étonnamment large: des syndicats majoritaires tels que la CGT ont même changé leur position dans le courant du printemps 1996. Liée jusqu’à la fin du siècle dernier au Parti Communiste Français, aujourd’hui encore la CGT est l’union syndicale la plus forte, même si elle n’a plus d’orientation. Depuis la crise pétrolière de 1973-74, elle a toujours combattu l’immigration afin d’empêcher la concurrence sur les salaires. Pour la première fois depuis plus de vingt ans, elle a jeté cette position par-dessus bord. Alors que les inégalités dans le monde sont toujours plus grandes et qu’on ne peut entourer le pays tout entier de barbelés, il n’est tout simplement pas réaliste de vouloir empêcher l’immigration. Il est préférable de lutter pour empêcher la concurrence des bas salaires et pour l’égalité des droits pour tous ceux qui travaillent, qu’ils soient d’origine française ou étrangère, en situation «légale» ou «illégale» au regard de l’Etat.
C’était un ton nouveau pour une partie du mouvement syndical français. L’entrée en fonctions du gouvernement social-démocrate de l’époque (1997-2002) a provoqué un affaiblissement du front de soutien à la lutte des sans-papiers. En effet, au lieu de la «légalisation collective» de tous les migrants vivant en France, au lieu de la politique de refus global pratiquée par le gouvernement de droite, ce gouvernement-là a introduit la légalisation conditionnelle selon un catalogue de critères. Une partie du front de soutien postulait que «c’était mieux que rien» (ce qui du point de vue des personnes demandeuses d’un permis de séjour était plausible, mais pas défendable en tant que position politique), tandis que d’autres persistaient dans une exigence collective pour tous les concernés, tout en se retrouvant de plus en plus isolés. Aujourd’hui la situation est redevenue la même. Les gouvernements français de droite des dernières années avaient mené à plusieurs reprises des opérations de légalisation très limitées. La nouvelle campagne de légalisation a débuté le 3 décembre 2012; elle s’effectue selon un catalogue de critères bien plus restrictifs que sous les gouvernements sociaux-démocrates précédents.
Cependant le mouvement des sans-papiers ne s’est pas endormi, même si aujourd’hui en France le soutien social et politique de la société est considérablement plus faible que dans les années 1996 et 97, à l’époque de son apogée. Deux vagues de mouvements de grèves en 2008 et 2009 de salariés sans-papiers, des occupations telles que récemment celle de la permanence de député du ministre de l’Intérieur Manuel Valls et des happenings: les migrants en lutte pour leurs droits se sont rappelés à la mémoire de l’opinion publique. En exerçant une pression suffisante, leurs collectifs réussissent de temps en temps à obtenir une promesse de légalisation pour un nombre de personnes déterminé. Ils ont aussi commencé à s’organiser en réseau au niveau international. Du 2 juin au 2 juillet 2012, ils ont traversé à pied sept pays européens en passant quinze frontières. Sur tout leur parcours, ils ont été accueillis par des groupes de soutien locaux, ils ont informé sur leur situation et réussi à faire parler d’eux dans la presse. Partis de Paris, ils se sont arrêtés à Hénin-Beaumont, dans le nord-est de la France, circonscription électorale de Marine Le Pen, la présidente du Front National, où dès leur arrivée 6.000 personnes les ont rejoints pour manifester. Après des étapes en Belgique et aux Pays-Bas, retour à Schengen, ville symbole où en 1985 fut signé le premier traité pour un contrôle commun des frontières extérieures de plusieurs Etats européens; après l’Allemagne du Sud, la Suisse et l’Italie, les marcheurs sont arrivés début juillet au bord du Rhin. La marche d’un mois s’est achevée par un cortège de manifestants franchissant le pont entre la ville allemande de Kehl et la ville française de Strasbourg.

Coordination transfrontalière

Les groupes coordonnent désormais leurs actions par-delà les frontières. On retrouve dans les manifestations un thème qui a pris beaucoup d’importance: que deviennent les contributions sociales d’assurance-maladie, de chômage et de retraite, ainsi que les impôts payés par les forces de travail «illégales» une fois appréhendées puis refoulées? Dans ce cas, en règle générale les personnes ne peuvent prétendre à aucune compensation. Jusque-là, ces sommes revenaient tout simplement au système social français. Dommage pour les concernés! Mais depuis trois ans, une campagne systématique est menée contre ces «vols de contributions», avec le soutien, entre autres, de plusieurs syndicats d’employés du ministère des Finances. Des plaintes modèles sont rédigées avec les Maliens refoulés, membres de l’AME (voir plus haut). En même temps, sous la pression des syndicats participant à la campagne, et/ou suite aux occupations de bâtiments de la Sécurité sociale, le ministère parisien a accepté de discuter et de négocier. Il semble qu’il soit même prêt à réfléchir à une forme de règlement d’indemnisation. Une telle campagne fait tout simplement prendre conscience aux gens que les sans-papiers et les expulsés versent le plus souvent davantage au système qu’ils n’en «profitent».
La coordination internationale de ces luttes avec des gens dans les Etats d’origine des migrants, tels que le Mali, comme dans les pays traversés, représente un aspect très important. Pour les migrants en provenance d’Afghanistan, d’Iran, d’Irak ou de Syrie, il s’agit de pays comme la Grèce ou la Serbie. Les 6 et 7 octobre 2012 s’est déroulé en Serbie un festival contre le régime des frontières de l’UE (la frontière extérieure se situe au nord du pays en direction de la Hongrie), organisé par des cercles antiautoritaires. Les pays d’Afrique du Nord, eux-mêmes des pays de forte émigration, sont particulièrement importants pour offrir des «étapes» pour la traversée, ou accueillir des migrants subsahariens. Les sociétés du Maghreb sont aujourd’hui prêtes à discuter et à critiquer comment leurs Etats, sous la pression de l’UE, traitent les migrants. A l’occasion du Forum du 13 juillet 2012 à Monastir, en Tunisie, ou les 6 et 7 octobre à Oujda au Maroc, la politique migratoire a été analysée sous cet angle. La prochaine occasion sera donnée par le Forum social mondial de Tunis en mars 2013, le premier dans un pays arabe, au cœur du contexte du «printemps arabe» et de la confrontation avec le régime des frontières et des droits des migrants de chaque côté de la Méditerranée.