QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Utopies pirates

de Do or Die*, 21 mars 2011, publié à Archipel 188

Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, des équipages composés des premiers rebelles prolétariens, des exclus de la civilisation, pillèrent les voies maritimes entre l’Europe et l’Amérique. Ils opéraient depuis des enclaves terrestres, des ports libres, des «utopies pirates» situées sur des îles ou le long des côtes, hors de portée de toute civilisation. Depuis ces mini-anarchies – des «Zones d’Autonomie Temporaire» – ils lançaient des raids si fructueux qu’ils déclenchèrent une crise impériale, en s’attaquant aux échanges britanniques avec les colonies, paralysant ainsi le système d’exploitation globale, d’esclavage et de colonialisme naissant1. (3ème partie)

l’Age d’Or de la piraterie est aussi celui du commerce d’esclaves dans l’Atlantique. La relation entre la piraterie et le commerce d’esclaves est complexe et ambiguë.
Piraterie et Esclavage
Certains pirates participèrent au commerce d’esclaves et eurent la même attitude que leurs compatriotes envers les Africains dont ils se servaient comme monnaie d’échange.
Cependant, tous les pirates ne participèrent pas au commerce des esclaves. En fait, un grand nombre de pirates étaient d’anciens esclaves; il y avait bien plus de Noirs sur les bateaux pirates que sur les navires de guerre ou de commerce, et les observateurs qui ont mentionné leur présence ne les qualifiaient que rarement d’esclaves. La plupart de ces pirates noirs étaient des esclaves en fuite, qui rejoignaient les pirates au cours de leur voyage depuis l’Afrique, après avoir déserté les plantations, ou encore qui étaient envoyés comme esclaves pour travailler à bord des navires. Il y avait sans doute quelques hommes libres, comme les «Nègres libres», des marins de Deptford qui en 1721 menèrent «une mutinerie parce que nous avions trop d’officiers, et que le travail était trop dur, et ainsi de suite.» La vie en mer en général offrait plus d’autonomie aux Noirs que la vie dans les plantations, mais la piraterie, plus particulièrement, pouvait – bien que cela soit très risqué – offrir l’une des rares chances d’être libre pour un Africain, dans l’Atlantique du XVIIIème siècle. Par exemple, un quart des deux cents hommes d’équipage du vaisseau du Capitaine Bellamy, le Whydah, étaient noirs, et des témoignages sur le naufrage de ce navire pirate en 1717 à Wellfleet, Massachusetts, rapportent que nombre des corps rejetés sur le rivage étaient ceux de Noirs. L’historien de la piraterie, Kenneth Kinkor affirme que même si le Whydah était à l’origine un négrier, les Noirs qui se trouvaient à bord lors du naufrage étaient bien des membres de l’équipage et non des esclaves. En partie parce que les pirates, comme d’autres matelots, «n’avaient que mépris pour les terriens», un homme noir qui savait manier les cordages et les noeuds était plus à même de gagner le respect qu’un homme vivant à terre et n’y connaissant rien. Selon Kinkor: «Les pirates jugeaient les Africains sur leur façon de parler et leurs aptitudes maritimes – en d’autres termes, sur leurs connaissances – plutôt que sur leur race.»2
Les pirates noirs menaient souvent l’abordage pour capturer un navire. Le vaisseau pirate le Morning Star «avait un cuisinier noir doublement armé» lors des abordages et plus de la moitié des hommes d’abordage d’Edward Condent sur le Dragon Volant étaient noirs. Certains pirates noirs devinrent quartier-maître ou capitaine. Par exemple, en 1699, lorsque le Capitaine Kidd jeta l’ancre à New York, deux sloops l’attendaient, dont l’un était «celui d’un petit homme noir... qui avait été auparavant le quartier-maître du Capitaine Kidd.»3
Au XVIIème siècle, les Noirs trouvés sur un bateau pirate n’étaient pas jugés avec les autres pirates parce que l’on pensait qu’ils étaient des esclaves, mais au XVIIIème, ils étaient exécutés aux côtés de leurs «frères» blancs. Néanmoins, le sort le plus probable pour un pirate noir capturé était d’être vendu comme esclave, qu’il soit affranchi ou non. Lorsque Barbe Noire fut capturé par la Royal Navy en 1718, cinq de ses dix-huit hommes d’équipages étaient noirs, et selon le Conseil du Gouverneur de Virginie les cinq Noirs étaient «autant impliqués que le reste de l’équipage dans les mêmes actes de piraterie.» Un «coquin déterminé, un Nègre» nommé César fut pris alors qu’il allait faire sauter le navire plutôt que d’être capturé et d’être probablement de nouveau réduit en esclavage.4
En 1715, le Conseil de la Colonie de Virginie s’inquiétait des liens entre le «ravage des pirates» et «une insurrection de Nègres». Il avait bien raison de s’inquiéter. En 1716, les esclaves d’Antigua étaient devenus «très impudents et insultants» et il fut signalé que bon nombre «rejoignirent ces pirates qui ne semblent pas faire grand cas des différences raciales.» Ces liens étaient transatlantiques; s’étendant depuis le coeur de l’Empire, à Londres, jusqu’aux colonies d’esclaves des Amériques et la «Côte de l’Esclavage» en Afrique. Au début des années 1720, un groupe de pirates s’établit en Afrique occidentale, rejoignant et se mélangeant aux Kru – un peuple d’Afrique occidentale originaires de ce qui est actuellement la Sierra Leone et le Liberia, renommé pour sa technique de navigation dans de longues pirogues et pour avoir mené les révoltes d’esclaves lorsqu’il fut soumis. Ces pirates faisaient probablement partie de l’équipage de Bartholomew Roberts qui avait dû s’enfuir dans les bois lors de l’attaque de la Navy en 1722. Cette alliance n’est pas si inhabituelle lorsque l’on considère que sur les 157 hommes qui ne purent s’échapper du bateau de Roberts, et furent capturés ou tués à bord, 45 étaient noirs – probablement ni des pirates ni des esclaves, mais des «marins noirs, plus communément appelés grémetes» – des marins africains indépendants venant principalement de la Sierra Leone, et qui auraient rejoint les pirates «contre un modeste salaire».5
On peut voir comment ces liens s’étaient étendus et comment l’héritage des pirates s’est disséminé même après la défaite en observant le destin d’une partie de ceux qui avaient été capturés à bord du bateau pirate de Roberts. Par la suite, les «Nègres» de son équipage se mutinèrent à cause des mauvaises conditions et des «repas réduits» que leur proposait la Navy. «Beaucoup d’entre eux avaient longtemps vécu comme des pirates», ce qui signifiait bien évidemment pour eux plus de liberté et une meilleure nourriture.6
Devenir indigène
Lionel Wafer était un chirurgien français qui avait rallié un équipage de boucaniers aux Caraïbes en 1677. Au retour d’un voyage aux Indes Orientales, victime d’un accident, il dut se rétablir dans un village indien et finit par adopter les coutumes locales. Voici sa description du retour de marins anglais dans ce village:
«J’étais assis, les jambes croisées parmi les Indiens. Selon leurs coutumes, j’étais peint comme eux, avec pour seul vêtement un pagne, et mon anneau de nez pendant au-dessus de ma bouche. Il a fallu presque une heure avant qu’un membre de l’équipage, en me regardant de plus près, ne s’écrie, ‘Voici notre docteur’, et immédiatement tous saluèrent mon arrivée parmi eux.»7
Ce genre d’abandon de la «civilisation» pour le mode de vie indigène n’était pas toujours accidentel. Les boucaniers des Caraïbes tirent leur nom du boucan, une technique de fumage de la viande qu’ils tenaient des Indiens Arawak. A l’origine, les boucaniers squattaient des terres sur la vaste île d’Hispaniola qui appartenait à l’Espagne (désormais Haïti et la République dominicaine) – et se tournèrent vers la piraterie lorsque les Espagnols tentèrent de les expulser. Sur Hispaniola, ils vivaient de la même façon que les indigènes qui les y avaient précédés. Ce mode de vie maroon8 était clairement identifié à la piraterie. Hormis les boucaniers d’Hispaniola et de Tortuga, le principal groupe d’Européens marginaux dans le Nouveau Monde était celui des bûcherons de la Baie de Campeche (aujourd’hui Honduras et Belize), un «équipage d’ivrognes insolents» considérés par la plupart des observateurs comme interchangeable avec des pirates. Ils choisirent consciemment un mode de vie non-cumulatif dans des villages communautaires indépendants à la périphérie du monde.9
Les relations des pirates avec les indigènes qu’ils rencontraient étaient variables. Certains pirates en faisaient des esclaves, les forçant à travailler pour eux, violant les femmes et volant ce qui les intéressait. En revanche, d’autres pirates s’installaient et se mariaient – intégrant la société indigène. C’est plus particulièrement à Madagascar, où les pirates se mêlèrent à la population que se développa «une race de mulâtres à la peau sombre». Les contacts et les échanges culturels entre pirates, marins et Africains ont entraîné des similarités incontestables entre chansons de marins et chants africains. En 1743, des marins furent traduits devant une cour martiale pour avoir chanté un «chant nègre». Ce genre de rapprochement se fit dans les deux sens et n’était pas aussi rare que l’on pourrait croire. Un pirate du nom de William May, échoué sur l’île de Johanna à Madagascar, fut fort surpris lorsqu’un des «nègres» s’adressa à lui en parlant anglais couramment. Il apprit que l’homme avait été enlevé de son île par un navire anglais et qu’il avait vécu un moment à Bethnal Green, à Londres, avant de revenir chez lui. Son nouvel ami lui évita d’être capturé par les Anglais et d’être ensuite amené à Bombay pour y être pendu.10
Que les pirates se considèrent comme des rois libres, comme des empereurs individuels autonomes était une des caractéristiques de ce que l’on pourrait nommer «l’idéologie pirate». Ceci était en partie lié au rêve de richesse – Henry Avery était idolâtré pour l’énorme fortune qu’il avait pillée; certains pensaient qu’il avait même bâti son propre royaume pirate. Mais il y eut un pirate qui connut une histoire encore plus édifiante, puisqu’il avait débuté comme esclave en Martinique: Abraham Samuel, «Tolinor Rex», le Roi de Fort Dauphin. Samuel était un esclave en fuite qui avait rallié l’équipage du navire pirate John & Rebecca, dont il devint finalement quartier-maître. En 1696, les pirates s’emparèrent d’un important butin et décidèrent de se retirer et de s’établir à Madagascar. Samuel se retrouva dans l’ancienne colonie française de Fort Dauphin où la princesse locale l’identifia comme étant l’enfant qu’elle avait eu d’un Français durant l’occupation de la colonie. Samuel se retrouva soudainement héritier du trône vacant de ce royaume. Les négriers et les marchands venaient en masse pour commercer avec le «Roi Samuel» mais il garda ses sympathies pour ses camarades pirates, les autorisant, et les assistant même dans le pillage des navires marchands qui venaient pour commercer avec lui. Il y eut un certain nombre de personnages similaires, peut-être moins flamboyants, dans les ports et les rades de Madagascar – des pirates ou des négriers qui étaient devenus des chefs locaux à la tête d’armées privées d’au moins 500 hommes.11
Do or Die*
* Collectif libertaire britannique qui publie la revue d’écologie radicale du même nom. Ce texte a été publié dans leur revue No 8 (2001). Traduction FTP, corrections Archipel. Pas de copyright.

Pour en savoir plus: http://www.eco-action.org/dod/index.html

  1. Rediker, Op. Cit., pp. 255, 274, 277; Robert C. Ritchie, Captain Kidd and the War against the Pirates, p. 234; Botting, The Pirates, pp. 48, 166; Platt and Chambers, Pirate, p. 35
  2. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4; W. Jeffrey Bolster, Black Jacks: African American Seamen in the Age of Sail, Harvard University Press, 1997, pp. 12-13; Daniel Defoe, (sous le pseudonyme Captain Charles Johnson), Histoire Générale des Plus Fameux Pyrates, Paris, Phébus, 1990.
  3. Rediker, Op. Cit., p. 133; Bolster, Op. Cit., p. 15
  4. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4, 249 n37; Bolster, Op. Cit., p. 14; Defoe, Op. Cit.
  5. Rediker, Op. Cit., pp. 134, 249 n42, 250 n44; Bolster, Op. Cit., pp. 50-1
  6. Rediker, Op. Cit., p. 134; Defoe, Op. Cit.
  7. Lionel Wafer, Voyage de Mr. Wafer, où l’on trouve la description de l’Isthme de l’Amérique, 1723
    <http://www.buccaneer.net/piratebooks.htm&gt;.
  8. Aux Antilles et en Guyanne: esclave évadé ou «Nègre libre».
  9. Platt and Chambers, Pirate pp. 26-7; Rediker, Op. Cit., p. 146; Cordingly, Life Among the Pirates, p.7
  10. Defoe, Op. Cit., Ritchie, Op. Cit., pp.86-7, 104, 118
  11. Ritchie, Op. Cit., pp. 84-5