QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: Utopies pirates

de Do or Die*, 21 mars 2011, publié à Archipel 190

Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre les XVIIème et XVIIIème siècles, des équipages composés des premiers rebelles prolétariens, des exclus de la civilisation, pillèrent les voies maritimes entre l’Europe et l’Amérique. Ils opéraient depuis des enclaves terrestres, des ports libres, des «utopies pirates» situées sur des îles ou le long des côtes, hors de portée de toute civilisation. Depuis ces mini-anarchies – des «Zones d’Autonomie Temporaire» – ils lançaient des raids si fructueux qu’ils déclenchèrent une crise impériale, en s’attaquant aux échanges britanniques avec les colonies, paralysant ainsi le système d’exploitation globale, d’esclavage et de colonialisme naissant. (5ème partie)

La plus célèbre utopie pirate fut celle du Capitaine Misson et de son équipage, qui établirent leur communauté intentionnelle, leur utopie sans loi, Libertalia, au nord de Madagascar au XVIIIème siècle1.

Misson et Libertalia

Misson était français, il naquit en Provence, et c’est à Rome alors qu’il était en permission de son poste sur le vaisseau de guerre français La Victoire, qu’il perdit sa foi, dégoûté par la décadence de la cour papale. A Rome, il rencontra Caraccioli - un «prêtre libertin» qui décida d’embarquer avec lui sur la Victoire. Au cours des longs voyages sans grande occupation si ce n’est la discussion, Caraccioli convertit progressivement Misson et une grande partie de l’équipage à une sorte de communisme athée:
«(...) il s’attaqua à la question politique, et montra à ses auditeurs que tout homme était né libre et avait autant droit aux ressources nécessaires à sa vie, qu’à l’air qu’il respirait. (...) Que l’immense différence qui existait entre l’homme qui se vautrait dans le luxe et celui qui se voyait plongé dans la misère la plus noire résultait seulement de l’avarice et de l’ambition d’une part, d’une sujétion craintive de l’autre.»
S’embarquant pour une carrière dans la piraterie, l’équipage de La Victoire, fort de 200 hommes, fit appel à Misson pour qu’il devienne le capitaine. Les hommes collectivisèrent les biens du vaisseau, décidant que «tout devrait être mis en commun». Les décisions seraient soumises au «vote de toute la compagnie». Et c’est ainsi qu’ils se mirent en route pour une nouvelle «vie de liberté». Au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest, ils capturèrent un vaisseau négrier hollandais. Les esclaves furent libérés et emmenés à bord de La Victoire, Misson déclarant que «le commerce de gens de notre propre espèce ne saurait jamais trouver grâce aux yeux de la justice divine: qu’aucun homme n’a le pouvoir de liberté sur un autre» et qu’«il n’avait pas libéré son cou du joug de l’esclavage et affirmé sa propre liberté pour asservir les autres». A chacun de leurs combats, l’équipage se renforçait de nouvelles recrues françaises, anglaises et hollandaises, ainsi que d’esclaves africains libérés.
Alors qu’il naviguait au large des côtes de Madagascar, Misson découvrit une crique parfaite située dans un territoire au sol fertile, à l’eau claire et dont les habitants étaient amicaux. C’est là que les pirates établirent Libertalia, renonçant à leurs titres d’Anglais, de Français, de Hollandais ou d’Africains pour se rebaptiser Liberi. Ils créèrent leur propre langue, un mélange polyglotte de langues africaines, combinées au français, à l’anglais, au hollandais, au portugais et à la langue des indigènes de Madagascar. Peu après avoir commencé à travailler à l’implantation de la colonie, La Victoire croisa le pirate Thomas Tew, qui décida de les accompagner jusque Libertalia. Ce genre de colonie n’était pas une idée nouvelle pour Tew; il avait perdu son quartier-maître et 23 membres d’équipage qui s’étaient établis un peu plus loin sur la côte malgache. Les Liberi – «les ennemis de l’esclavage», prévoyaient d’accroître leur nombre en capturant un autre navire négrier. Le long des côtes de l’Angola, Tew et son équipage capturèrent un négrier anglais avec dans ses cales 240 hommes, femmes et enfants. Les membres africains de l’équipage pirate découvrirent parmi les esclaves de nombreux amis et parents, qu’ils délivrèrent de leurs entraves, les régalant d’histoires sur la gloire de leur nouvelle vie de liberté.
Les pirates s’établirent là pour devenir fermiers, gérant la terre en commun – «aucune haie ne délimitant la propriété de quiconque». Le butin et l’argent pris en mer étaient «mis dans le trésor commun, l’argent étant inutile là où tout est mis en commun.»

L’Empire contre-attaque

L’Age d’Or de la piraterie euro-américaine se dura approximativement de 1650 à 1725, avec son apogée aux alentours de 1720, ceci étant lié à des conditions et des circonstances particulières. La période débute avec l’émergence des boucaniers sur les îles caraïbes d’Hispaniola et de Tortuga. Durant la majeure partie de cette période, la piraterie était centrée autour des Caraïbes, et ce pour d’excellentes raisons. Les îles Caraïbes offraient d’innombrables cachettes, des criques secrètes et des îles qui ne figuraient sur aucune carte; des endroits où les pirates pouvaient trouver de l’eau et des provisions, se reposer et attendre. La localisation était parfaite; située sur la route empruntée par des flottes de navires lourdement chargés de trésors retournant vers l’Espagne ou le Portugal et venant d’Amérique du Sud, la mer des Caraïbes était réellement impossible à contrôler pour les marines de guerre et la plupart des îles étaient inhabitées ou n’appartenaient à personne. Un véritable paradis pour la flibuste.
En 1700, une nouvelle loi fut introduite, autorisant le jugement et l’exécution rapide des pirates, quel que soit l’endroit où ils étaient pris. Auparavant, ils devaient être ramenés à Londres pour y être jugés et exécutés à la laisse2 de basse mer à Wapping. La «loi pour une suppression plus efficace de la piraterie» mettait également en vigueur l’usage de la peine de mort et récompensait toute résistance aux attaques pirates mais le plus important, c’est qu’elle remplaçait le jugement par jury populaire par un tribunal spécial constitué d’officiers de la marine de guerre. Le célèbre Capitaine Kidd fut l’une des premières victimes de cette nouvelle loi – celle-ci fut d’ailleurs partiellement adoptée en urgence afin de pouvoir lui être appliquée. Il fut pendu à l’Execution Dock de Wapping, et son corps exposé au gibet à Tilbury Point3, recouvert de goudron pour mieux le conserver, et ainsi inspirer la «terreur à tous ceux qui le verraient». Son cadavre noirci et en décomposition devait servir d’avertissement clair concernant les risques que les marins encouraient en résistant à la discipline du travail4.
Le cas de Kidd s’avère plutôt inhabituel puisqu’il fut exécuté à Londres. Après 1700, grâce à cette nouvelle loi, la guerre contre les pirates allait se développer de manière croissante aux périphéries de l’Empire britannique, et il ne s’agissait plus d’un ou deux cadavres qui pendaient aux gibets près des laisses de basse mer, mais parfois vingt ou trente d’un coup. En 1722, lors d’une affaire particulièrement significative, l’Amirauté britannique jugea 169 pirates de l’équipage de Bartholomew Roberts et en exécuta 52 d’entre eux à Cape Coast Castle sur la côte de Guinée. Les 72 Africains qui se trouvaient à bord, qu’ils aient été libres ou non, furent vendus en esclavage, dont certains avaient échappé pour une courte période5.
C’est la disparition de ces conditions favorables uniques de l’Age d’Or de la piraterie qui mit un terme au règne des pirates. Avec le développement du capital au XVIIème siècle vint l’émergence de l’Etat, favorisée par les guerres impériales qui ruinèrent le globe à partir de 1688. Ces vastes campagnes de guerres nécessitaient un développement énorme du pouvoir de l’Etat.
Lorsqu’en 1713, le Traité d’Utrecht mit fin à la guerre entre les nations européennes, la capacité de l’Etat à contrôler la piraterie s’était massivement développée. La fin de la guerre permit également aux navires de combat de se concentrer sur la chasse aux pirates et offrit aux Britanniques des intérêts commerciaux accrus dans les Caraïbes, ce qui fournit une motivation supplémentaire pour accomplir cet effort. Tandis que le nouvel Etat encore plus puissant consolidait son monopole sur la violence, les colonies durent s’aligner. La pratique consistant à traiter avec les pirates et à investir dans leurs voyages était encore monnaie courante dans les colonies bien longtemps après que ceci ne soit devenu intolérable en Angleterre; elle fut annihilée par une extension du pouvoir de l’Etat de la mère patrie qui devait renforcer la discipline dans les colonies. Le début de la fin fut marqué par le retour à la Jamaïque de l’ancien boucanier Sir Henry Morgan comme gouverneur avec l’ordre précis de détruire les pirates. Les patrouilles navales les firent sortir de leurs repaires et les pendaisons massives éliminèrent les chefs. Au bout du compte, la guerre des pirates contre le commerce était devenue trop efficace pour être tolérée; l’Etat combattait pour permettre au commerce de s’effectuer sans contraintes et au capital de s’accumuler, apportant la richesse aux marchands et des rentes pour l’Etat6.
Si nous voulons rechercher les héritiers de la piraterie libertaire de cet Age d’Or, il ne faut pas seulement regarder du côté des pirates modernes, mais plutôt voir de quelle façon la piraterie fut introduite dans la lutte des classes atlantique. Tout comme l’élan initial de la piraterie des XVIIème et XVIIIème siècles provenait de mouvements radicaux axés sur la terre, tels que celui des Levellers, le courant d’idées et de pratiques circula dans le monde atlantique, pour émerger dans des endroits parfois surprenants. En 1748, il y eut une mutinerie à bord du HMS Chesterfield, près de Cape Coast Castle, le long de la côte d’Afrique. L’un des meneurs – John Place – était déjà passé par là; il faisait partie de ceux qui avaient été capturés avec Bartholomew Roberts, en 1722. Ce furent les «vieux loups de mer» tels que John Place qui surent faire vivre la tradition pirate et assurèrent la continuité des idées et des pratiques. Les mutins espéraient «installer une colonie» selon la tradition pirate. Le terme anglais «to strike» (faire grève) vient des mutineries, et plus particulièrement des «Grandes Mutineries» de Spithead et de Nore en 1797, lorsque les marins abaissèrent les voiles pour interrompre le flot incessant du commerce ainsi que la machine de guerre étatique. Ces marins anglais, irlandais et africains établirent leur propre «conseil» et une «démocratie de bord» et certains parlèrent même d’établir une «Nouvelle Colonie», en Amérique ou à Madagascar7.
Les pirates ont prospéré grâce à un vide dans le pouvoir, pendant une période de bouleversement et de guerre qui leur conféra la liberté de vivre véritablement en dehors des lois. Le retour de la paix entraîna une extension du contrôle et la fin des possibilités de l’autonomie pirate. Ceci n’est guère surprenant lorsque l’on considère que les périodes de guerre et de trouble ont souvent favorisé l’éclosion d’expériences révolutionnaires, d’enclaves, de communes et d’anarchies. Des pirates des XVIIème et XVIIIème siècles, jusqu’à la République de Fiume, d’inspiration pirate et concrétisée par D’Annunzio durant la première guerre mondiale, en passant par la Commune de Paris qui fit suite à la guerre franco-prussienne, les communes des Diggers pendant la Guerre Civile Anglaise et les paysans makhnovistes en Ukraine pendant la Révolution russe, on constate que c’est souvent lors d’étapes transitoires que les expériences de la liberté peuvent trouver l’espace pour s’épanouir.

* Collectif libertaire britannique qui publie la revue d’écologie radicale du même nom. Ce texte a été publié dans leur revue No 8 (2001). Traduction FTP, corrections Archipel. Pas de copyright.

Pour en savoir plus: http://www.eco-action.org/dod/index.html

  1. A ce jour, aucune preuve historique n’atteste que Libertalia ait jamais existé mais des années durant, les historiens et le grand public y ont cru très fort, tant cette histoire mériterait d’être vraie! (Note Archipel). Elle est tirée de l’ouvrage du Captain Charles Johnson, General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates, publié à Londres en 1728, (Defoe, Op. Cit. 1, pp. 383-439), voir aussi Libertalia, une utopie pirate (Esprit Frappeur), Histoire générale des plus fameux pirates (Phébus) de Daniel Defoe, ainsi que Utopies Pirates (Dagorno) de Peter Lamborn Wilson.

  2. Limite extrême atteinte par l'eau à marée basse. Le niveau de la Tamise à Londres peut varier de six mètres selon la marée. (Note Archipel).

  3. Avant-port de Londres, dans l’Essex. (Note Archipel).

  4. Robert C. Ritchie - Captain Kidd and the War against the Pirates, pp.153-4, 228, 235; Cordingly - Life Among the Pirates, p.237.

  5. Ritchie, Op. Cit., p. 235; Bolting - The Pirates, pp.174-5.

  6. Ritchie, Op. Cit., pp. 7, 128, 138, 147-51.

  7. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger, pp. 137-8.