QUESTIONS D'HIER ET DE DEMAIN: La fabrique des derniers hommes*

de Aurelien Berlan, 3 avr. 2013, publié à Archipel 213

Toute personne se souciant du monde dans lequel elle vit est tôt ou tard conduite à se demander ce qui le caractérise et le dirige. En général, ce questionnement est provoqué par une évolution qui choque ou suscite le malaise, et de cette manière interpelle: comment comprendre cette innovation dérangeante? En quoi pose-t-elle problème? Qu’est-ce qui l’a suscitée? On est alors poussé vers une réflexion plus générale, car aucune évolution ne peut être coupée du monde qui l’a vue naître et dont elle révèle un certain nombre de traits. (2ème partie)

N’importe qui peut être ainsi amené à se poser des questions fondamentales, parce qu’elles conditionnent nos prises de position et nos voies d’action: dans quel monde vivons-nous? Quelles forces dominent et caractérisent le présent? Et dans quelle(s) direction(s) nous poussent-elles?
A la fin du 19ème siècle en Allemagne, les représentants des différentes branches académiques n’ont pas hésité à reprendre les questions soulevées par l’irruption de la modernité industrielle. Au moins trois disciplines entraient en concurrence dans le débat public sur le monde moderne, les maux qui le minent et les solutions à y apporter: d’un côté, la philosophie, sous les formes de la «philosophie de la vie» et de la «philosophie de la culture»; de l’autre, une nouvelle approche générale de l’histoire, dite «culturelle» (sorte d'«histoire des civilisations» ou d’«histoire sociale»); enfin, l’économie politique et sa critique marxiste. En raison de leurs limites respectives et de leur cloisonnement, aucune de ces approches ne permettait de saisir les problèmes du présent dans toutes leurs dimensions. Il fallait les articuler et, pour cela, rompre avec les clivages disciplinaires.
C’est ce qu’ont fait Weber, Simmel et Tönnies, atteignant ainsi une lucidité remarquable, qui se mesure à l’actualité persistante de leurs diagnostics, plus d’un siècle après. En analysant les tenants et les aboutissants du passage de la vie communautaire à la société marchande, Tönnies a fait une analyse fondatrice de la perte de lien social qui caractérise l’époque moderne.

La rationalisation de nos vies

En s’intéressant à l’argent, Simmel a mis en lumière les répercussions culturelles de la marchandisation des liens et des biens: la «liquidation» de toute stabilité, l’hypertrophie de la faculté de calcul, le développement d’une liberté individuelle toute négative, qui sombre dans le non-sens. Et, en s’intéressant au déploiement du capitalisme industriel et de l’Etat bureaucratique, Weber a mis en évidence le renforcement moderne des logiques gestionnaires et disciplinaires, ainsi que ce qui en résulte: perte de liberté et perte de sens, bureaucratisation et désenchantement.
S’ils se sont chacun concentrés sur des questions distinctes, ces dernières se recoupent largement et convergent vers une problématique essentielle de notre temps: celle de la «rationalisation» qui s’empare de nos activités et de nos sociétés, avec toutes ses implications sociales, culturelles et humaines. En montrant que ce processus, porté par les trois puissances de la modernité qui sont entrées en «synergie» à la fin du 19ème siècle, enferme l’individu dans le non-sens et l’impuissance, Weber, Simmel et Tönnies tordent le cou à l’une des erreurs les plus éculées de la réflexion sur le monde moderne: l’idée qu’il soit le règne de l’individu, qui y jouirait d’une liberté sans pareille. Avec Weber, on verra qu’il incarne plutôt le règne des «organisations» (qu’il s’agisse d’entreprises privées ou d’administrations publiques). En fait, la «rationalisation» n’est que le nom donné à leur emprise croissante sur nos vies. La modernité n’est pas une société où l’individu est roi, mais un monde d’organisations qui le désocialisent en le «sur-socialisant»1: s’il peut certes se passer du concours de personnes déterminées dans la vie quotidienne (individualisation, voire esseulement), c’est au prix d’une dépendance complète à l’égard des organisations (intégration au «système»). Tel est le résultat du «progrès». En le montrant, ces trois auteurs se rattachent moins à la «sociologie» telle qu’elle se pratique aujourd’hui qu’à la Théorie critique de l’Ecole de Francfort, dont je me propose de faire, en quelque sorte, la «préhistoire».
Bien sûr, le monde a changé depuis un siècle, au rythme des révolutions industrielles successives et des évolutions politiques et culturelles qu’elles ont engendrées. Mais celles qui ont été mises en évidence par les pères fondateurs de la sociologie allemande sont toujours aussi pressantes. Leur mérite est d’avoir identifié les tendances structurelles de la modernité capitaliste et d’en avoir cerné les implications majeures, raison pour laquelle leurs analyses n’ont rien perdu de leur actualité. Revenir sur eux pourra apprendre beaucoup à ceux qui s’interrogent sur les forces transformant notre monde, les raisons qu’il y a de les critiquer et les écueils qu’une opposition sensée doit éviter - en tout cas plus que la plupart des livres qui se vendent sur le marché de la pensée critique aujourd’hui.
On comprendra notamment tout ce que cela signifie, en termes de domination sociale, de ne pas connaître ses voisins, de ne plus pouvoir imaginer sortir sans porte-monnaie ou d’avoir toujours des formulaires à remplir et des procédures à suivre. A force, toutes ces choses ont fini par devenir «naturelles». En tout cas, elles le sont pour la plupart d’entre nous qui sommes nés dans ce monde et ne connaissons pas, si ce n’est sous un mode exotique, de formes de vie ne reposant pas sur l’argent, la dépendance au salariat et la prise en main administrative de la vie. Il en résulte qu’elles sont très souvent négligées dans les analyses du présent, notamment des multiples «crises» qui font la trame de l’actualité. On préfère montrer du doigt quelques personnages et institutions particulièrement crapuleux, plutôt que prendre la mesure de tout ce que nos modes de vie impliquent.
Sans la prise en compte de ces phénomènes structurels, il est impossible de comprendre les dynamiques qui travaillent le présent, les racines des problèmes qui se posent et les tâches qui nous incombent. Le mérite des premiers sociologues allemands est de mettre face aux logiques qui structurent notre quotidien en profondeur et que, pour cette raison même, on ne parvient même plus à mettre en question. Ils nous rappellent qu’il s’agit de phénomènes historiques qui ont une origine et auront une fin. Pour penser le présent, il ne faut pas toujours coller à lui, mais savoir prendre du recul. Par le retour en arrière vers la révolution industrielle, qui constitue l’acte de naissance de notre monde, on pourra mieux faire retour sur le présent: saisir où nous en sommes, les problèmes qui se posent et les écueils à éviter.

Une méthode interdisciplinaire

L’intérêt exceptionnel de Weber, Simmel et Tönnies se mesure aussi au fait que, sur le plan méthodologique, ils ont élaboré trois modèles distincts qui annoncent les grandes orientations que prendra au 20ème siècle la réflexion soucieuse du présent. Chacun a développé une méthode originale pour penser son époque. (…)
C’est manifestement parce qu’aucune des disciplines établies à leur époque, ni la philosophie, ni l’économie, ni l’histoire, ne leur semblait proposer une perspective adéquate pour saisir les problèmes de leur temps, qu’ils ont cherché à faire confluer ces traditions théoriques compartimentées.
Dans la mesure où ils cherchaient au fond à prendre la mesure des problèmes socioculturels de leur temps dans leurs aspects éthique et anthropologique, tout en soulignant que ces problèmes sont liés aux nouvelles formes de socialité conditionnées par le développement de l’économie marchande, il n’est pas faux d’invoquer Tönnies, Simmel et Weber comme «fondateurs» de la sociologie: ils ont pu se qualifier de «sociologues» et ont participé à l’institutionnalisation de cette discipline par leur engagement dans la «Société allemande de sociologie» qu’ils cofondèrent en 1909. Mais la sociologie n’était pour eux pas tant une fin en soi qu’un moyen pour comprendre les problèmes du présent. Et, contre les tentatives d’assignation disciplinaire unilatérale naissant sur le sol de l’éclatement bureaucratique du savoir, il faut rappeler que ces «classiques de la sociologie» ne se sont ni toujours, ni seulement, ni principalement considérés comme «sociologues». (…)
Si je m’intéresse à ceux que, faute de mieux, je serai amené à désigner parfois comme les «premiers sociologues allemands», ce n’est donc pas du point de vue de ce qu’est devenue la sociologie aujourd’hui. C’est du point de vue de l’analyse de notre époque, pour laquelle ils proposent des clefs d’interprétation indispensables. Notamment, ils présentent l’intérêt de mettre en évidence des problèmes si intimement liés à nos modes de vie actuels qu’on évite souvent de les regarder en face, à gauche comme à droite.

Boîte à outils pour une critique radicale

Nombre d’intellectuels se disant «anticapitalistes» font même preuve d’un aveuglement savamment entretenu à leur propos. Weber, Simmel et Tönnies, ces penseurs que certains dénigreront parce qu’ils sont «bourgeois», permettent en fait une critique plus radicale du capitalisme que la plupart de ceux qui parlent de «révolution» ou de «communisme» aujourd’hui, sans avoir tiré une leçon cruciale des désastreuses expériences du 20ème siècle: les moyens de production industrielle impliquent une division du travail et une organisation sociale qui ne vont pas sans domination des humains et destruction de la nature.
Les «forces productives», comme disait Marx, ont des implications sur les formes de coopération sociale et les modes de vie. C’est le mérite des premiers sociologues allemands que de montrer celles des moyens de production industrielle, dont toute personne aspirant à reprendre le fil de l’émancipation doit faire la critique pour ne pas se bercer d’illusions. Ce faisant, mon propos n’est pas de dire que Weber, Simmel et Tönnies avaient «tout compris», mais seulement de proposer une boîte à outils où chacun pourra piocher de bons instruments pour comprendre ce qui nous arrive actuellement, des outils en tout cas plus fiables que les spéculations sur l’«avenir radieux» ne tenant pas compte des logiques constitutives de toute économie industrielle, et n’étant pas prêtes à en faire la critique. (…)

* Ce texte est l’introduction de La fabrique des derniers hommes, retour sur le présent avec Tönnies, Simmel et Weber, éd. La Découverte, 2012.

  1. Pour cette formule qui résume bien une idée traversant toute la «sociologie allemande», je m’inspire de René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2008.