COLOMBIE: Les pieds dans la terre

de Alma Baker Radio Zinzine, 9 juin 2014, publié à Archipel 226

Du 26 au 31 avril, une délégation de gardiens des semences de Colombie est venue en France dans le cadre d’une tournée européenne pour parler de la problématique des semences aujourd’hui dans leur pays. Ces événements ont permis d’aborder un sujet qui nous touche aussi en Europe. En effet, l’Europe est l’un des auteurs des réglementations sur la certification des semences, et ce qui se joue en Colombie se trame déjà dans l’Union européenne.

La délégation était composée de trois membres du Red de guardianes de semillas de vida (RGSV), Réseau des gardiens des semences de vie, un réseau créé en 2002 pour assurer la conservation de semences en Colombie et en Equateur.
Contexte agricole L’agriculture colombienne est en crise depuis la «révolution verte» des années 1990. En effet, la libéralisation du marché a provoqué des privatisations, la chute des prix locaux, le développement de monocultures et l’augmentation de l’importation de nourriture et matières premières, alors que le pays était producteur. Un exemple frappant est celui du café: alors que le pays en produit massivement, il en importe aujourd’hui. Ces lois ont provoqué une crise agricole qui empire peu à peu, provoquant exode, pauvreté et perte de liens à la terre.
Principes et fonctionnement du réseau Le réseau des gardiens de semences vise à démontrer la fertilité de la vie paysanne, promouvoir la souveraineté alimentaire, les semences libres, locales et indigènes et dans le but d’assurer leur survie, leur conservation et leur utilisation. Les principes de bases en sont: l’autogestion, la pratique de reproduction de semences, l’agro-écologie et la non-confrontation.
Un autre point important pour ce réseau est la notion de complémentarité, qu’il s’agisse des semences entres elles, mais aussi des liens à développer et à cultiver entre ville et campagne et entre les différents travaux pour la sauvegarde des semences.
Une partie des membres sont des gardiens de semences, c’est-à-dire qu’ils sèment, reproduisent, récoltent et conservent les semences. Ils se regroupent tout d’abord en noyaux locaux. Pour créer un noyau, il faut qu’une personne fasse le lien entre les gardiens et cette personne est chargée du lien entre le noyau et le centre de coordination. Il faut commencer par y faire l’inventaire des plantes de la région: celles qui sont largement cultivées, celles qui le sont rarement et celles qui sont épuisées. Le rôle du noyau est donc premièrement d’accroître la diversité des variétés utilisées localement mais aussi de donner ou d’échanger les semences qu’ils ont en abondance pour en recevoir qui leur manquent. Il y a donc aussi sur place un espace de stockage (dans les maisons de gardiens ou dans celle du coordinateur du noyau).
Le centre de Pasto est chargé de maintenir la communication entre les noyaux, il est responsable de la gestion financière du réseau et du stock de semences. C’est aussi là que les différentes variétés sont inventoriées, nettoyées, mises à germer ainsi qu’échangées, prêtées ou vendues. Ce centre a en plus une fonction sociale d’accueil et de possibilité de rencontre entre les gens.
Le réseau est aussi composé de personnes qui le soutiennent et adhèrent à son travail sans pour autant être impliquées dans le travail de reproduction. Il s’agit des «amis de la semence», souvent des gens qui habitent en ville. Une autre catégorie de partenaires, les «semillistes» – des paysans qui ont l’amour des semences et, s’ils sont encore dans l’agriculture conventionnelle, ont fait le choix de la conversion en bio.
En tout, le réseau compte environ 400 personnes en Colombie.
Activités des gardiens de semences Les rencontres nationales sont aussi essentielles au mouvement. En effet, une grande rencontre est organisée une fois par an pour discuter, échanger des semences – puisqu’il est important qu’elles voyagent – et prêter les semences choisies pour la campagne annuelle. Chaque année, une plante épuisée ou rare est sélectionnée et ses semences sont diffusées afin de la faire revivre, de promouvoir son importance, d’alimenter le stock du réseau et d’en répandre l’usage. Chaque gardien s’engage donc à cultiver et à diffuser cette plante. En 2013, c’était le jicama. En 2014, il s’agit de l’amarante et du lupin.
Au travers de diverses activités, ils œuvrent ensemble pour que les semences ainsi que les connaissances qui leur sont liées se propagent. Pour la formation, le mot «écoversité» (construction collective des connaissances) a été adopté, plutôt que celui d’université (où il y a celui qui sait et celui qui reçoit le savoir). Dans ce cadre, plusieurs ateliers sont organisés sur tout ce qui concerne la vie autour de la semence. Ils développent également le lien entre la ville et la campagne au travers de marchés solidaires appelés Paniers verts.
Le réseau a aussi créé un système participatif de garantie de qualité des semences. En effet, un des arguments contre les semences paysannes, selon l’UPOV (convention internationale qui vise à protéger les obtenteurs végétaux), est leur moindre capacité de germination ainsi que la moindre qualité des plants qui en résultent. Ce système est une auto-certification de garantie, renforcée par le centre de Pasto qui teste la germination des semences échangées, la vigueur des plants issus et leur pouvoir de reproduction. Un projet en cours est de pouvoir vérifier si les semences ont été contaminées par des OGM, très répandus dans certaines régions du pays.
Afin de financer le travail du centre à Pasto, un mécanisme de vente d’une partie des semences a été mis en place en 2010, avec ce système de garantie contre les OGM.
Jusqu’à récemment, la diffusion de l’existence et des activités du réseau se faisait surtout de bouche à oreille et son travail progressait lentement, mais sûrement. Jusqu’à 2010, le réseau n’avait aucun financement externe et aucun soutien du gouvernement ou d’ONG, et s’il progressait lentement, au moins il n’était pas dérangé. Face aux réglementations sur les semences, le réseau a dû changer de stratégie.
La résolution 970 En 2010, le gouvernement colombien a signé le Traité de Libre Echange (TLC) avec les Etats-Unis. Une des conditions pour adhérer au TLC est l’adoption de l’UPOV 91, qui vise à protéger ceux qui peuvent certifier une semence quand elle réunit quatre conditions: l’homogénéité des graines, leur stabilité (qu’elles produisent les mêmes semences une fois le cycle fini), qu’elles soient différenciables (les unes des autres) et nouvelles (c’est-à-dire pas encore certifiées). Seules les grandes multinationales de semences ont la capacité de «produire» ce type de semences. Pire encore, ces conditions sont idéales pour faire avancer la notion de monoculture, mais surtout pour interdire aux petits producteurs de faire leurs propres semences.
L’UPOV 91 n’a pas encore été adopté comme loi en Colombie. Cependant, le gouvernement a introduit quelques aspects de cette convention dans la «Résolution 970», qui n’a pas encore caractère de loi mais qui a quand même fait des dégâts dans la population paysanne. L’Institut Colombien d’Agriculture et d’Elevage (ICA), chargé de veiller à l’application de cette Résolution a déjà confisqué et détruit 4.000 tonnes de semences depuis 2010, et traduit leurs producteurs en justice. Non seulement les paysans ne connaissaient pas les nouvelles lois, mais surtout ils se voient criminalisés parce qu’ils assurent leur survie et reproduisent des gestes millénaires.
Le message est clair: le travail du Réseau des gardiens de semences de vie devient donc illégal.
Mobilisations L’ignorance de ces décisions gouvernementales a permis aux autorités de confisquer le produit du travail paysan mais aussi d’isoler les producteurs les uns des autres. Le réseau des gardiens des semences de vie a donc décidé de se rendre plus visible, afin que le travail de sauvegarde des semences soit mieux connu, plus accessible et plus fort.
Les informations concernant la loi ont été diffusées par les radios locales, par Internet. Des représentants sont allés parler aux autorités locales. Grâce à cela, de plus en plus de personnes ont eu accès aux informations sur les interdictions, confiscations et criminalisations prévues par cette loi. La tournée européenne d’avril 2014 s’inscrit dans ce mouvement: plus on est au courant, plus on peut s’impliquer ou soutenir moralement.
De nombreuses campagnes se sont manifestées en Colombie, des mouvements ont vu le jour dans les villes colombiennes, mais aussi dans les campagnes et ont ensemble abouti à la grande mobilisation d’août 2013, que certains appellent la plus grande grève paysanne depuis 40 ans. Parmi elles, le rejet populaire de la Résolution 970. Une des victoires de cet événement a été que paysans, amis de la semence, étudiants, indignés, ont ensemble réussi à faire «geler» cette résolution. En effet, aucune autre résolution, aucune abrogation n’ont été adoptées, cette loi est simplement suspendue.
Afin de rester unis, informés et de continuer à montrer cette détermination, d’autres revendications et mouvements se sont adressés au gouvernement. S’ils ne reçoivent pas de réponse, une autre grève sera déclenchée en mai 2014, avec une seule table de négociation afin d’éviter que le gouvernement ne tente à nouveau de diviser le mouvement.
Du côté des gardiens des semences de vie, une campagne de demande de parrainage de semences à commencé. En effet, pour ne demander de financement ni au gouvernement ni à des ONG qui imposeraient leurs conditions, le réseau a décidé de proposer à des individus ou des collectifs de s’impliquer financièrement en parrainant une semence et donc le travail entier du réseau. La demande est d’une participation de 100 euros par an.
Il s’agit d’un soutien aussi bien financier, pour continuer leur travail, que moral, pour s’opposer à ces lois scélérates.
Un autre soutien proposé est d’envoyer des courriers ou d’aller aux ambassades de Colombie afin de montrer à ce gouvernement que ses actions sont connues et rejetées de façon internationale.
La tournée La tournée européenne des Red de guardianos de semillias de vida a permis non seulement de mener des débats sur le devenir des semences, mais aussi de stimuler une volonté de soutenir la lutte telle qu’elle se déroule en Colombie. Elle a aussi donné de l’énergie pour continuer aux trois personnes qui se sont déplacées jusqu’ici. Elles se sont aussi rendu compte qu’il y a plus de proximité avec la nature dans leur pays, que la vie paysanne y est plus répandue et, afin d’éviter la perte de liens qu’ils ont constatée ici, cette tournée leur a montré, une fois de plus, l’importance du travail de sauvegarde des semences ainsi que des savoirs indigènes.