KIOSQUE: Une histoire encore trop progressiste des sciences

de Bertrand Louart* Radio Zinzine, 25 oct. 2011, publié à Archipel 197

Les éditions L’Echappée ont récemment traduit et publié le livre de Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences1. Voici une note de lecture qui expose quelques réflexions et critiques sur la science moderne qui ont échappé à l’auteur de ce pourtant fort intéressant ouvrage. (Première partie)

Voici un ouvrage qui, à travers l’histoire des découvertes de tous ordres, se veut une défense et illustration des savoirs populaires, des pratiques traditionnelles et des anonymes (hommes et femmes) qui les ont découverts, à l’opposé d’une histoire des sciences plus «classique» qui met en avant les «grands hommes» (et beaucoup plus rarement quelques «grandes femmes») et leurs «grandes découvertes». Le propos est de mettre en évidence que ces grandes figures de la science n’ont en effet pu devenir telles, faire les découvertes qui les ont fait passer à la postérité, que grâce à tout un arrière-fond de connaissances et d’expériences empiriques et pratiques que les «classes laborieuses» avaient déjà accumulées depuis fort longtemps.
Cet ouvrage a reçu le soutien et les encouragements d’Howard Zinn, l’auteur d’une Histoire populaire des Etats-Unis2, décédé peu avant sa publication. Conner ne se cache donc pas de reprendre et prolonger cette tradition «marxiste américaine», mettant l’accent sur la lutte entre les classes sociales comme étant le moteur de l’histoire des sociétés, pour écrire cette fois une histoire des sciences vue «d’en bas».
Dès le premier chapitre, l’auteur prend bien soin de définir les «objets» dont il va parler, notamment ce qu’il entend par «science». Et c’est là qu’il y a un problème, car sa définition est très extensive, trop même: «La science, tout au long de ce livre, est prise dans un sens très large. A aucun moment je n’essaie de l’enfermer dans une définition» (p. 23). Pourtant, un peu plus loin, il en donne bien une: «Les sciences sont tout à la fois les connaissances que nous possédons sur la nature et les activités par lesquelles nous produisons ce savoir» (p. 23).
En réalité, on le comprend par la suite, l’auteur se place ainsi d’emblée dans une perspective progressiste dans laquelle la science moderne est présentée comme l’aboutissement logique et l’achèvement nécessaire du développement des connaissances et pratiques antérieures. Pour lui, les connaissances propres aux «arts mécaniques», les savoir-faire des artisans, paysans, marins et guérisseuses, etc., seraient tout aussi «scientifiques» que les connaissances issues des laboratoires de recherche et mises en application à travers les technologies. Bref, «la science» a toujours existé et toutes les formes de connaissance sont «des sciences».
Or, cette manière de voir me semble gravement erronée en ce qu’elle affaiblit la perspective que l’ouvrage veut défendre. Dans la mesure où je partage entièrement cette perspective, les critiques que je formulerai ici visent donc non à la dénigrer, mais bien au contraire à la renforcer et à mieux asseoir encore sa légitimité.

Une forme de connaissance

Car en faisant indistinctement de toute connaissance une science, l’auteur ne saisit pas la spécificité de la science moderne par rapport aux autres formes de connaissances qui ont existé jusqu’alors dans les sociétés traditionnelles et les différentes civilisations au cours de l’histoire. Et par là, il s’interdit de voir que la dépossession et l’expropriation des classes laborieuses de leurs savoirs et pratiques au profit de la bourgeoisie industrielle et du capitalisme – qu’il dénonce à juste titre – ne sont pas seulement le fruit de la volonté des classes dominantes (elles le sont aussi, on le voit encore aujourd’hui dans les pays dits «en voie de développement» ou les puissances dites «émergentes» sur les semences, les terres, l’eau, etc.), mais qu’elles sont également constitutives de l’approche du monde par la méthode scientifique expérimentale. Ce que l’on appelle aujourd’hui «la science» est une forme de connaissance bien particulière, qui n’est pas aisément appropriable par tout le monde, et surtout qui induit un rapport à ses «objets» loin d’être politiquement aussi neutre que l’auteur semble, à certains moments, vouloir le croire.
De fait, Conner tend à faire une histoire apologétique des connaissances des classes populaires qui parfois (fort heureusement très rarement) commet l’erreur inverse des historiens habituels. Par exemple, dans le chapitre II, où il pose le problème de savoir ce qui, dans l’hominisation, «de la main ou du cerveau» est le plus important: fidèle à la citation mise en exergue du livre, «Au commencement était le Verbe? (…) Non. Au commencement était l’action! – Goethe, Faust», il répond, à l’opposé de l’historiographie classique qui met en avant le développement du cerveau, que c’est bien sûr la main.
Mais dans la suite du chapitre, il donne involontairement la réponse qui me paraît la plus juste, à savoir que c’est bien plutôt le «verbe», le développement du langage qui est le facteur déterminant de l’hominisation: «Worsley souligne que ce n’est pas tant la somme de connaissances que les Aborigènes possèdent qui est impressionnante que le fait que tout est classifié dans une taxonomie, avec comme division de base la distinction entre plantes et animaux, ces catégories se subdivisant ensuite en sous-groupes» (p. 47). Nommer précisément les choses et les êtres, les actions sur les choses et les êtres, ainsi que leurs relations et articulations, c’est être capable de les concevoir, de se représenter leurs combinaisons et donc éventuellement d’imaginer de nouvelles formes d’actions sur le monde. Le langage pose les prémices de la conscience, c’est-à-dire de la capacité de se représenter soi-même, son activité et ses conséquences3.

Spécificité de la science moderne

La méthode scientifique expérimentale a été développée, à partir du XVIIème siècle, par et pour la physique et la mécanique, pour l’étude des mouvements et relations entre les corps, c’est-à-dire pour l’étude de ce que l’on considère comme des objets inanimés, inertes et morts. La spécificité de cette forme de connaissance réside dans l’exigence d’objectivité qui consiste à ne prendre en compte que les qualités des corps qui sont mesurables et quantifiables et les phénomènes qui sont isolables et reproductibles en un milieu confiné, qui est aujourd’hui le laboratoire. Mais si d’un côté, l’objet est isolé du reste du monde et des relations vivantes dans lesquelles il est nécessairement inclus, de l’autre côté, l’observateur qui se veut scientifique doit lui aussi faire abstraction de toutes les relations dans lesquelles il est tout aussi inévitablement inclus: il doit évacuer de son étude tous les éléments subjectifs qui viendraient la fausser, c’est-à-dire ne pas tenir compte du sensible, du symbolique, écarter toutes les associations symboliques sur la base des significations d’ordre personnel, social ou culturel. Il doit regarder la «réalité telle qu’elle est», avec ses appareils de mesure, sans laisser passer dans ses observations et expériences aucune interférence provenant de tout ce qui est «humain, trop humain».
Cette démarche peut aujourd’hui sembler normale et logique à ceux qui ont étudié les sciences, mais on mesure mal la révolution culturelle qu’il a fallu faire pour qu’une telle approche de la nature s’impose. Car ce que dit la méthode scientifique, c’est que nos sens nous trompent: ils nous montrent par exemple que la Terre est plate et que le Soleil tourne autour de nous. Seule notre raison peut dévoiler la réalité qu’ils nous occultent et nous faire comprendre que la Terre est ronde et qu’elle tourne autour du Soleil.
(Soit dit en passant, je serais curieux de savoir combien de personnes, parmi celles qui soutiennent aujourd’hui ces dernières assertions, seraient capables d’exposer les arguments qui les prouvent… Bien souvent, on a appris quelques éléments de catéchisme scientifique sans comprendre de quoi il retourne. Et l’enseignement des sciences à l’université peut être aussi dogmatique et étriqué que celui de théologie autrefois, comme en témoigne le peu d’esprit critique chez les chercheurs quant à l’utilisation qui est faite de leurs travaux.)
Une fois que la méthode scientifique expérimentale a permis de révéler les «lois de la nature» qui régissent le mouvement et la transformation des corps, il devient possible de construire des machines qui se substituent à l’activité humaine, effectivement limitée et imparfaite, des arts et métiers. Les machines sont à la fois la vérification et la matérialisation des lois découvertes par la méthode scientifique et bien souvent elles permettent de prolonger cette dernière plus avant encore: le télescope ou le microscope sont l’application des lois de l’optique et ils permettent d’explorer l’infiniment grand ou petit jusqu’alors inaccessible, par exemple. Science et technique sont étroitement imbriquées dès le début, comme Conner le montre bien, par exemple, à propos de Newton (p. 357-363).
En effet, il ne suffit pas d’exproprier les terres des paysans et de déposséder les artisans de leurs outils de travail par des mesures politiques et des dispositions législatives, car il faut encore produire… Et comment, sinon avec les travailleurs qui connaissent leurs métiers? C’est la dialectique du maître et de l’esclave que Platon avait déjà mise en évidence il y a plus de 2500 ans. Or, l’oppression et la servitude engendrent naturellement la révolte. Il faut donc inscrire le rapport social de subordination du travailleur au propriétaire des moyens de production dans la réalité concrète, et cela peut se réaliser par le moyen des machines. Les machines sont le savoir-faire cristallisé, fixé dans la matière, au sens quasiment photographique du terme. Le travailleur qui connaît son métier est le problème qu’il s’agit d’éliminer afin de permettre aux classes dominantes de s’approprier directement la production et le surplus qu’elle génère: la machine jouera ce rôle profondément réactionnaire durant la révolution industrielle en Angleterre, à côté d’autres mesures politiques et sociales destinées à mettre en état de dépendance paysans et artisans.

Une force politique

La science et la technique ont, dans la naissance du capitalisme industriel, été des forces politiques au service de la bourgeoisie montante. On peut aller plus loin encore en disant que le capitalisme est lui-même tout entier inspiré par une vision strictement «scientifique» de l’organisation sociale, réduite à sa seule fonction de production et distribution des biens matériels, où les sphères de l’économie et de la technique sont devenues indépendantes et dominent les relations sociales et les institutions politiques et la culture4 – comme on le voit aujourd’hui.
Contrairement à ce que pense Conner, il n’y a donc pas continuité entre les connaissances populaires et la science moderne, mais bien une rupture radicale avec une perte immense du point de vue culturel et social. Cela fut d’ailleurs tout de suite cruellement ressenti comme tel au XVIIème siècle par de nombreux écrivains et poètes qui se plaignirent du «désenchantement du monde» (p. 362) qu’entraînaient la science nouvelle et ses applications.
Si la religion était la contemplation du Ciel vu de la Terre, une idéalisation et une absolutisation de l’activité nécessairement fort limitée et imparfaite de l’être humain, la science est en quelque sorte le contraire, la transformation de la Terre à partir du Ciel, d’un point de vue impersonnel et non humain, celui non de Dieu, mais du pouvoir sous sa forme absolue et abstraite, c’est-à-dire du «froid intérêt, du dur argent comptant» (Marx). Au point que la technoscience est de nos jours devenue la religion officielle de l’Etat.
Or, ajouterai-je malicieusement, le contraire d’une erreur n’est pas nécessairement quelque chose de juste: l’obsolescence de l’homme et la honte prométhéenne qu’entraîne maintenant la généralisation de l’usage des machines sont là pour nous le prouver aujourd’hui5, en sus de la crise écologique et sociale…

* Bertrand Louart est par ailleurs rédacteur de Notes & Morceaux Choisis, bulletin critique des sciences, des technologies et de la société industrielle, publié aux éditions La Lenteur, 127, rue Amelot, F-75011 Paris.
Cet article a été publié dans l’hebdomadaire de Radio Zinzine, L’Ire des Chênaies No 399 à 402 du 22 juin au 13 juillet 2011.

  1. L’ouvrage a été publié aux Etats-Unis en 2005. Traduction française aux éditions L’Echappée, 2011, 560 p., 28 euros.
  2. Traduit et publié aux éd. Agone, 2002.

  3. Sur ce sujet voir le psychologue américain Julian Jaynes, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral, 1976; éd. PUF, 1994 (ouvrage épuisé, consultable sur Internet).

  4. C’est la thèse de Karl Polanyi dans La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, 1941; éd. Gallimard, 1983.

  5. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, 1956; trad. fr, éd. EdN/Ivréa, 2001.