La Faim, ou «la tragique nécessité de manger»

de Jacques Berguerand Coopérative Européenne Longo mai, 4 juin 2011, publié à Archipel 193

Il s’agit d’une suite d’articles basés sur des livres* qui gravitent autour d’un même thème, et tordent le cou à quelques mythes qui ont la vie dure. Non, la faim n’est pas une fatalité, dont il faudrait rendre responsables les caprices du climat, la surpopulation du globe, ou une quelconque infériorité raciale. Même si certains continents ont plus d’atouts que d’autres, la faim reste la conséquence de facteurs sociaux et économiques, politiques donc, plus que géographiques: la faim est un fléau principalement créé par l’homme. (2ème partie)

Après l’Afrique et l’Australie, le continent américain est celui qui a la plus faible densité démographique. Cependant, c’est un continent qui a toujours connu la faim depuis sa conquête coloniale.

Portraits de l’Amérique du Sud

Les terres tropicales, pauvres en minéraux, ont défini des zones géographiques du maïs (surtout en Amérique centrale), du manioc dans le bassin amazonien, de la pomme de terre dans la région andine, d’autres encore. Le régime alimentaire y a toujours été beaucoup trop riche en hydrates de carbone (jusqu’à 80% du repas), carencé en protéines, en minéraux, calcium, fer, iode, vitamines, déficient en calories. Ce déséquilibre alimentaire est à l’origine d’un plus grand besoin en vitamine B1, ce qui provoque une avitaminose et le développement fréquent du béribéri.
On pourrait parler de l’économie de la canne à sucre dans les riches terres du Nord-Est brésilien, ou de celle du caoutchouc au Brésil entre 1870 et 1910. La nourriture y était devenue si pauvre que 50% de la population y était malade du béribéri, manifestation d’une carence en vitamine B1. Quand la concurrence avec l’Extrême-Orient, colonisé par les Français et les pneumatiques Michelin, sonna le glas de l’économie brésilienne du caoutchouc, le béribéri disparut comme par enchantement, la population reprenant des cultures vivrières traditionnelles et une alimentation diversifiée et équilibrée. On constate le même phénomène avec le scorbut dans l’Alaska pendant la ruée vers l’or, à la fin du XIXème siècle.
Le cône Sud de l’Amérique du Sud, Argentine, Chili, Paraguay, Uruguay, sud du Brésil, aux terres globalement plus propices à l’agriculture et l’élevage, procure aux populations une meilleure alimentation qu’au Nord, plus riche en protéines, plus diversifiée. Des carences de toute nature y sont par contre encore très fréquentes chez les pauvres des grandes villes, Sao Paulo, Rio de Janeiro, Buenos Aires, avec toutes les maladies, tuberculose, verminose, que cette malnutrition et cette sous-alimentation peut entraîner.
Sur ce continent, on peut dire que la faim est liée à des facteurs d’ordre social et politique. La faim est liée à l'histoire du continent, et à l’exploitation coloniale de l’or, du sucre, du café, du caoutchouc, du tabac, de la banane, du cacao, aujourd’hui du pétrole, du maïs, du soja transgénique, de l’huile de palme. Il s’agit de monoproductions coloniales, ou néocoloniales, réalisées sur de grandes propriétés agraires, et ces spécialisations agricoles ont été imposées militairement par les colons espagnols, portugais, français, anglais – aujourd’hui par de grandes multinationales – à ces pays peu peuplés et aux ressources agricoles immenses.

L’Amérique anglo-saxonne

Dans cette partie nord du continent américain, les conditions alimentaires sont supérieures à celles du Sud. Néanmoins, des déficiences très fortes en protéines, en fer, en phosphore, en calcium, et des avitaminoses sévissent dans les grandes villes américaines (New York, Chicago), et canadiennes (Toronto, Québec, Halifax).
De très fortes inégalités existent aussi sur ce continent.
Les îles anglaises des Caraïbes, Jamaïque, Barbade, Tobago, Trinidad, ont eu, et ont encore une situation catastrophique, déterminée par la monoculture de la canne à sucre et l’esclavagisme, avec sa caste de seigneurs des sucreries et son aristocratie de grands planteurs. Sur l’île de Porto Rico au relief ingrat, les Américains, après avoir développé le café et le tabac, ont imposé la monoculture de la canne à sucre, rendant le pays dépendant à 60%, pour se nourrir, d’importations américaines. Autrefois, l’économie reposait sur des petits lopins de terre en polyculture vivrière et élevages divers pour l’autosubsistance, et la santé de la population y était bien meilleure. De plus, cette forme d’économie basée sur la monoculture a tendance à concentrer la population artificiellement, provoquant une forme de surpopulation localisée.

Vieux Sud esclavagiste

Dans cette région, sol et climat sont tous deux propices à l’agriculture. Les terres jaunes et rouges y sont riches, comme les terres noires de l’Alabama et les riches bandes alluvionnaires du bassin du Mississipi et de l’Ohio, aussi fertiles que la fameuse vallée du Nil. Les pluies sont abondantes, tout comme le soleil, et les hivers y sont doux. La faim y persiste cependant, héritage de l’époque des pionniers de la colonisation et de l’esclavage, la population indienne ayant été expulsée, sinon exterminée.
A partir de 1600, la «Compagnie de Londres» développa la culture du tabac en Virginie, au Maryland et dans les deux Carolines. Le coton, lui, s’installa dans la vallée du Mississipi. La canne à sucre se développa plus tard le long des terres côtières de la Louisiane. Les petites parcelles distribuées à l’origine de la colonisation, impropres à la monoculture et à la spéculation, se concentrèrent, et on fit appel à l’esclavage des noirs pour exploiter ces terres.
Après la guerre de Sécession et la libération des esclaves, l’agriculture fut basée sur le travail des fermiers, semi-esclaves qui formaient le gros de la population rurale de cette région. Le statut semi-féodal des fermiers fit que les grands planteurs n’encouragèrent jamais l’élevage, les potagers et les fruitiers, parce qu’ils représentaient pour eux une concurrence au niveau de l’espace et de la main-d’œuvre. La pellagre, conséquence d’une carence en vitamine B1 qu’on trouve dans le lait, les oeufs, la viande, fit une hécatombe dans l’Etat du Mississipi, tant le régime alimentaire y était pauvre, exclusivement constitué de maïs et de lard. Petit à petit, les petites fermes courant à la faillite, ou délaissées par leur propriétaire, furent rachetées par des groupes financiers du Nord, et orientées vers une exploitation industrielle et la recherche d’une main-d’œuvre bon marché. Pour les fermiers et pour cette main-d’œuvre agricole, la situation devint pire que celle des esclaves de l’époque coloniale, et dans les années 1930, toute une population expulsée par le système migra vers l’Ouest dans de grands nuages de poussière, notamment vers la Californie. Le livre «Les raisins de la colère», de John Steinbeck, parle de cette époque. Plusieurs facteurs sont à l’origine de la décadence et du déclin du système des plantations. Le coton de la vallée du Mississipi n’était concurrentiel sur le marché que tant qu’il était produit par des esclaves: l’abolition de l’esclavage mit fin à cet «avantage comparatif» que d’autres, au Nord, considéraient comme une concurrence déloyale. Les monocultures de tabac et de coton provoquèrent aussi une érosion des sols sans précédent. Et cette érosion, comme la faim et la misère régionale, était la conséquence du système des grandes plantations. Aujourd’hui, c’est l’Argentine qui est victime de ce phénomène engendré par la monoculture de soja transgénique sur les 2/3 de son territoire agricole.
La faim du «Continent Noir»
Traversé d’Ouest en Est, de l’Atlantique à la mer Rouge par l’immense désert du Sahara, le continent est coupé en deux mondes culturels très différents: l’Afrique méditerranéenne au Nord, et l’Afrique Noire équatorio-tropicale au Sud, avec une pointe Sud au climat plus tempéré. Arrosé par de grands fleuves tels que le Nil, le Niger, le Congo et le Zambèze, c’est le plus tropical des continents.

Afrique du Nord

L’exploitation de l’Afrique méditerranéenne par les Romains aboutit à la destruction des écosystèmes forestiers et agricoles qui reposaient principalement sur la forêt, les céréales et les oliviers: des éléphants peuplaient l’Atlas à cette époque. La colonisation portugaise des côtes africaines au XVème siècle aboutira au commerce des Noirs, et à l’esclavage dans de grandes plantations de canne à sucre et de café. Après eux, les Espagnols, les Français, les Anglais ne firent qu’exploiter les ressources du continent à leur profit. La famine s’abat périodiquement sur les steppes et les zones semi-arides de l’Afrique du Nord soumises à des sécheresses fréquentes, ainsi que dans les zones de forêt équatoriale et de savane tropicale où une faim chronique persiste sous la pression du colonialisme européen. La vallée du Nil, où se concentre la majorité de la population égyptienne, a connu de tous temps des absences de crues sans doute liées au phénomène climatique El Niño, et synonymes de famines terribles, toute l’agriculture reposant sur l’eau du Nil. La construction, discutable, du barrage d’Assouan par les anglais en 1902 afin de dompter les crues du Nil, avait pour seul but de développer la culture du coton et de la canne à sucre exportés vers la métropole. Auparavant, des échanges existaient avec les peuples nomades, et la consommation de viande et de produits laitiers n’était pas négligeable.
Immense et très peu peuplé, le continent africain ne souffre pas de surpopulation. Mais sa population est peu à peu paupérisée et prolétarisée. Les populations méditerranéennes abandonnent leurs communautés et leurs terres accaparées par les colons, émigrent vers les cités du littoral (aujourd’hui vers l’Europe), et s’entassent dans les bidonvilles des grandes villes africaines.

Au sud du Sahara

La plus grande forêt tropicale humide après l’Amazonie s’étend au sud du Sahara. L’étude de tribus primitives au Kenya et au Congo indique une alimentation relativement équilibrée avec peu de carences, basée sur la chasse, le manioc, l’huile de palme, les fruits. L’élevage, lui, y est difficile à cause des maladies potentielles en zone équatoriale. Le régime alimentaire s’est détérioré avec l’arrivée des colonisateurs qui ont développé des cultures d’exportation sur de grandes exploitations: cacao, café, arachide. La Gambie, colonie britannique, et le Sénégal, colonie française, ont développé la culture de la cacahuète, qui a provoqué un important problème d’érosion des sols, et prolétarisé les populations réduites à l’esclavage. Celles-ci étaient obligées de travailler dans les plantations et de payer un impôt en argent, les forçant ainsi à produire pour le marché, au lieu de pratiquer leurs traditionnelles cultures vivrières. En Côte d’Ivoire, les Français ont développé le cacao, qui est aujourd’hui l’équivalent du pétrole pour ce pays, en dévastant les forêts. Le manque d’aliments frais a provoqué des carences importantes dans les régions minières du Congo. Dans la savane africaine, placée entre le désert, trop sec, et la forêt, trop humide, l’agriculture est plus favorable. Il existe une vie pastorale intense chez les tribus berbères du Sahara ou les pasteurs de Somalie, où l’alimentation, à base de produits laitiers, de viande, de dattes, de riz, est très riche.

La pointe Sud

Cette région au climat plus tempéré située au sud du Tropique du Capricorne possédait une population noire qui vivait de chasse, d’élevage et de maïs. Colonisée par les Anglais et les Hollandais, la population s’est vue parquée dans des réserves où elle ne mangeait plus que du maïs, régime déficient en protéines, en graisses, en vitamines, avec toutes ses manifestations possibles, telles que la pellagre, et la perte de résistance face à d’autres maladies. Au Botswana (ancien Protectorat anglais du Bechuanaland), colonie pastorale qui se consacrait exclusivement à l’élevage du bétail et aux industries laitières, la population indigène ne profitait même pas de ces produits, qui étaient exportés, et a développé des maladies typiques du manque de protéines.

La lutte contre la faim

Pour Josué de Castro, la faim collective est un phénomène social et politique, dont les facteurs sont plus d’ordre économique que géographique. Les ressources terrestres sont suffisantes. Beaucoup de terres sont encore inexploitées en Afrique, en Amérique du Sud, au Canada, en Union Soviétique. Il les estime à 600 millions d’hectares. De plus, les terres épuisées et érodées, très nombreuses, peuvent être restaurées: il les estime dans les seuls Etats-Unis à 50 millions d’hectares. Pour lui, les néo-malthusiens parlent en terme d’habitants au km2, alors qu’il faudrait parler du rapport entre le nombre d’habitants et la quantité et la qualité des aliments produits.
En matière agronomique, Josué de Castro pense qu’il y a encore un vaste travail à entreprendre sur la science des sols.
Il revendique la sortie, enfin, de l’économie de sa subordination coloniale, une reconquête de souveraineté, un partage équitable des ressources, la sortie du féodalisme. Aujourd’hui, le problème de l’alimentation pour tous n’est pas encore résolu. Les événements d’Afrique du Nord, dans des pays qui sont tous d’anciens territoires coloniaux européens, sont motivés par une profonde revendication démocratique, poussée par une explosion des prix des denrées agricoles de base qui forment le panier quotidien de la ménagère, de la ville comme de la campagne, et qui doivent être importées pour une grande partie. On peut dire que ces pays sont encore dépendants d’une économie de type colonial. Ce compte rendu n’est pas exhaustif, et la lecture du livre est recommandée car encore d’actualité, sachant qu’un milliard d’êtres humains souffrent de la faim aujourd’hui.
Le continent asiatique, le plus peuplé, et l’Europe feront l’objet d’un prochain article.

* Le livre dont il est question ici est de Josué de Castro: Géopolitique de la faim, paru en 1952 aux Editions Ouvrières.