MEXIQUE: La communalité comme théorie et comme pratique (1ère partie)

de Georges Lapierre, 5 nov. 2012, publié à Archipel 208

Cet été nous avons profité des «migrations saisonnières» pour organiser une petite rencontre studieuse sur des thèmes historiques et/ou théoriques. Deux des intervenants venaient du Mexique et ont évoqué pour nous cette réalité très particulière qu’est la communalité. Georges Lapierre, qui vit au Mexique depuis de nombreuses années, nous a fait parvenir le texte de son intervention.

L’Etat mexicain comme la grande majorité des Etats nationaux, sinon tous les Etats nationaux (est-il possible de mettre de côté la Corée du Nord ou Cuba? De nuancer la position de la Chine ou celle du Venezuela?), subit de plein fouet la loi d’un marché dit global, d’un commerce à l’échelle de la planète où les banques et les entreprises transnationales tiennent le haut du pavé. Au plus haut niveau de l’Etat tout est mis en œuvre pour faciliter l’investissement des capitaux étrangers. Il ne faut pas voir l’investissement des capitaux uniquement sous son aspect immédiat, la mise en exploitation des mines et autres ressources dites naturelles mais sous l’aspect plus général d’investissement de la vie sociale. Le capital comme idée qui se donne les moyens de son effectivité (armée, police) organise la dépendance de tous à son égard. A la différence d’Attila, le monde capitaliste met en place une stratégie d’occupation des territoires et surtout des esprits.
Jusqu’à présent, l’Etat mexicain avec son parti unique, le PRI1, s’était donné les allures d’un Etat providence faisant tampon entre les exigences du capitalisme et les populations dont il craignait les réactions. La bourgeoisie mexicaine avait été échaudée et durement ébranlée par le soulèvement zapatiste au tout début du 20ème siècle faisant suite au démantèlement des terres communales par Porfirio Diaz. L’ouverture récente2 et entière du Mexique aux intérêts privés, mexicains et internationaux3, représentés par les multinationales des pays capitalistes avancés comme les Etats-Unis, le Canada et ceux de l’Europe, rencontre encore des résistances très fortes au sein des populations mexicaines. Que proposent ces noyaux de résistance? S’érigent-ils comme des contre-pouvoirs face au pouvoir de l’argent? Comment conçoivent-ils leur propre développement? Comment vivent-ils aussi cette brutale ingérence du monde des affaires dans leur quotidien?

Dialogue interculturel

Au Mexique, la possibilité d’un dialogue interculturel existe encore entre les réfractaires à la société marchande et le monde indien attaché à une culture, une organisation sociale qui lui est propre et qui peut, par certains aspects, se présenter comme une alternative au monde capitaliste. Ce débat a pris corps autour de quelques concepts tels que celui d’autonomie, de territoire, de communauté, de communalité...
Je m’attacherai dans les lignes qui vont suivre à préciser le contenu d’un concept apparu il y a plus de vingt ans dans les hautes montagnes de l’Oaxaca, concept lié à la résistance des peuples indiens de cette région, mais qui, loin de rester fermé sur un passé et un état, s’ouvre sur l’actualité et le futur. Ce concept est celui de communalité. Nous l’avons retrouvé lors de l’insurrection de la ville d’Oaxaca en 2006 chez les populations des quartiers périphériques et sur les barricades; encore maintenant les jeunes gens de VOCAL4 voient en ce concept une idée à réaliser. Ce concept alimente les débats au sein du Congrès national indigène, proche du mouvement zapatiste actuel et prônant l’autonomie et la libre détermination des peuples indiens. La communalité est une idée qui fait son chemin. Elle apparaît comme le point de rencontre entre une réalité, la communauté indienne qu’elle cherche à définir, et un projet de société à réaliser. Ce concept se trouve au point de rencontre entre réalité et utopie.
La situation que connaît actuellement le Mexique n’est pas sans évoquer celle qu’a connue l’Europe centrale avant la deuxième guerre mondiale, du moins telle que la suggère Michael Löwy5: une brusque accélération de l’activité industrielle et marchande, dont profite la bourgeoisie d’affaires, s’accompagnant d’un processus d’acculturation et de désagrégation des anciennes communautés paysannes et, plus précisément, des communautés traditionnelles juives des villages.
Ces communautés représentaient au sein du monde paysan des noyaux de résistance importants du fait de leur simple existence. Elles reposaient sur un sentiment religieux d’appartenance à un peuple; ce sentiment était ancré simultanément dans le quotidien et dans l’histoire, dans une mémoire collective. Cette situation historique a favorisé l’émergence en Europe centrale, au début du 20ème siècle, d’un courant de pensée, inspiré par le romantisme allemand et le messianisme juif, porteur d’un projet social de type libertaire. Nous retrouvons une situation semblable au Mexique: une brutale accélération de l’activité capitaliste s’accompagnant d’une décomposition de la vie sociale mais aussi d’une revalorisation des liens sociaux traditionnels et d’un renforcement des foyers de résistance représentés par les communautés et les peuples indiens. Cette situation a donné naissance, elle aussi, à tout un courant de pensée s’exprimant sur le mode affinitaire, et qui traverse toute l’Amérique latine, avec, cependant, une différence notoire: s’il est libertaire, il n’est pas d’inspiration millénariste.
Cette aspiration utopique à un changement radical ne repose pas uniquement sur le sentiment tragique d’une dépossession, elle n’est pas seulement l’expression d’une pensée nostalgique attachée à des valeurs archaïques, elle se nourrit des forces vives de la résistance, c’est dans cette résistance qu’elle trouve les fondements de son projet historique. D’un côté, l’utopie, l’aspiration vague à un changement profond de la société, l’idéal d’une communauté égalitaire, de l’autre, la réalité des communautés reposant sur la coutume, les usages d’un savoir-vivre, sur la tradition. Une relation que nous pourrions qualifier de dialectique s’établit alors entre la réalité et l’utopie, chacune des deux parties se renforçant réciproquement: les communautés réelles trouvant dans l’utopie la force de sortir de l’isolement dans lequel elles sont maintenues, l’utopie trouvant dans l’existence des communautés l’assise dans la réalité lui permettant d’édifier le futur.

Communalité comme mode de vie

Avant d’apparaître comme un projet social, la communalité définit d’une manière dynamique le mode de vie des communautés indiennes: «L’idée de la communalité comme principe recteur de la vie indienne surgit et se développe au milieu de la discussion, de l’agitation et de la mobilisation, non comme une idéologie de combat mais comme une idéologie de l’identité, montrant que la spécificité indienne est son être communal avec des racines historiques et culturelles propres et anciennes, à partir desquelles on cherche à orienter la vie des peuples comme peuples», écrit Benjamin Maldonado6. Nous pourrions dire qu’il s’agit là d’un concept anthropologique, mais pour une anthropologie «de l’autre côté», «à l’envers», faite par le monde indien: une réflexion menée par les peuples indigènes sur leur propre réalité. Les peuples ne sont plus alors objets d’une recherche anthropologique ou ethnologique, mais sujets d’une réflexion théorique sur eux-mêmes, sur ce qui les constitue, sur leur «familier». Cette recherche, qui a commencé dans la Sierra Norte dans les années 80, se poursuit encore aujourd’hui à travers «les ateliers de dialogue culturel», dont la méthodologie a été mise en place par Juan José Rendón, et elle vise à la conscience de soi. Il ne s’agit pas d’une conscience de soi en tant qu’individu, comme nous pourrions le penser, mais de la conscience de soi en tant que peuple, en tant que société organisée selon un certain mode et dans un certain esprit. Il s’agit donc bien d’un travail théorique dans le sens donné par Hegel à ce terme. Comment définir et préciser ce mode d’organisation et cet esprit qui l’inspire?
Des intellectuels tels que l’anthropologue Floriberto Díaz Gómez, Indien Ayuujk de la communauté de Tlahuitoltepec (Sierra Norte, Oaxaca), ou Jaime Martínez Luna, Zapotèque de la communauté de Guelatao (Sierra Norte, Oaxaca), ont formalisé avec des partenaires indiens et métis tels que le linguiste Juan José Rendón Monzón, cette réflexion théorique sur la réalité du monde indigène et sur les valeurs fondamentales dont il est porteur. La communalité est ce qui définit la forme de vie et la raison d’être des peuples indiens, elle est composée selon Floriberto Diaz de cinq éléments fondamentaux:
1. La terre comme mère et comme territoire;
2. le consensus en assemblée pour la prise de décisions;
3. le service gratuit comme exercice de l’autorité;
4. le travail collectif comme activité de récréation;
5. les rites et cérémonies comme expression du don communal.

La terre, mère et territoire

«Dans la variante tlahuitoltepec de l’ayuujk (la langue mixe)», nous dit Laura Carlsen7, «la communauté est décrite comme quelque chose de physique avec les mots najx (la terre) et kajp (le peuple). Najx, la terre, rend possible l’existence de kajp, le peuple, mais le peuple, kajp, donne un sens à la terre, najx.» La communauté est le lieu d’une relation entre un peuple et la terre, l’espace d’un échange entre un peuple et son environnement dit naturel. La terre est perçue comme une entité vivante pourvoyant généreusement l’homme de nourriture et de plantes médicinales et vis-à-vis de laquelle l’homme sera toujours en dette. L’homme reste redevable à la déesse Terre de la nourriture qu’il consomme: «La déesse Nacawé dit explicitement aux hommes que le maïs et les patates douces lui appartiennent et qu’elle ne fait que les prêter comme aliments.»8 De ce point de vue, l’offrande à la Terre-Mère au cours des rites agricoles acquiert le sens d’un retour, d’un contre don. Le territoire est conçu comme l’espace où s’enracine, s’insère et se déploie une vie sociale élargie à son environnement, s’y inscrit la continuité d’une pensée, d’un esprit qui remonte aux temps des origines: «Le territoire est notre espace de vie, les étoiles que nous voyons la nuit, la chaleur ou le froid, l’eau, le sable, les graviers, la forêt, notre mode d’être, de travailler, notre musique, notre façon de parler, ce qui est bien différent de la terre, c’est le lieu de vie d’un peuple».
Nous retrouvons cette relation «ritualisée» à l’environnement, fondée sur un rapport respectueux à la terre, aux animaux et aux plantes qui la peuplent, à l’intérieur même de la communauté comme relation formalisée entre les gens. La communauté est gouvernée par la norme ou droit normatif, que l’on appelle aussi le droit coutumier. La communauté indienne repose essentiellement sur le droit, dans le sens générique du terme, sur une éthique où chaque membre est considéré comme sujet pour entrer dans un rapport de sujet à sujet avec les autres membres de la collectivité.