MIGRATIONS ET SOLIDARITE : Voyage d’hiver à Côme

de Sandra Modica und Michael Rössler, 24 janv. 2017, publié à Archipel 255

Une petite délégation du «Cercle d’amis de Cornelius Koch», du CEDRI et du FCE s’est rendue à Côme en Italie du Nord pour rencontrer des personnes qui s’engagent auprès des requérants d’asile victimes de l’Accord de Dublin, règlement exécutif de la Forteresse Europe.1

Nous avons rencontré Don Giusto (père Juste!) de la Valle, prêtre de la paroisse San Martino Rebbio à Como. Acteur clef depuis 5 ans de l’accueil des requérants d’asile. Il était accompagné de Désirée, volontaire de sa paroisse. A Lugano en Suisse, nous nous sommes également entretenu-e-s avec Lisa Bosia Mirra, députée socialiste au Grand Conseil du Tessin, actuellement sous procédure pénale pour trafic de personnes. Le 1er septembre 2016, elle a été arrêtée par les garde-frontière suisses et accusée d’avoir facilité et organisé le passage clandestin de quatre mineurs non accompagnés (MNNA). En août, elle avait déjà dénoncé les refoulements illégaux de jeunes MNNA, de personnes détentrices d’un document de réfugié du HCR et de celles qui ont de la famille en Suisse. Voici un compte rendu des discussions que nous avons eues avec ces militants.
Criminalisation de la solidarité
Côme est une ville située juste à la frontière sud de la Suisse, après Chiasso. Elle représente un passage obligé pour de nombreuses personnes qui veulent demander l’asile en Suisse et surtout dans un pays du nord de l’Europe. Elle a été fortement médiatisée cet été quand des centaines de personnes sont arrivées et ont dû s’établir dans le parc et la gare de la ville, suite à leur refoulement par les autorités suisses. Un arrangement semble avoir existé jusqu’à début juillet entre les douaniers suisses et italiens: tous les 15 jours la Suisse laissait entrer 100 personnes. Du jour au lendemain, début juillet, au moment de la plus forte affluence de requérants d’asile, la Suisse a verrouillé sa frontière au sud des Alpes. Depuis le mois d’août, les renvois vers l’Italie sont systématiques. A Chiasso, les autorités suisses n’entrent plus en matière sur des demandes d’asile, même s’il s’agit de mineurs, même s’ils ont de la famille en Suisse. Amnesty international dénonce: «une pratique de renvois systématiques n’est pas conciliable avec la prise en compte de la vulnérabilité particulière d’un enfant requérant d’asile.» Des bénévoles tessinois de l’association Firdaus de Lisa Bosia organisaient des repas pour venir en aide aux personnes. Fin août, on leur a interdit de poursuivre leur action. Le mandat a été donné à la Croix-Rouge et à Caritas de prendre en charge les personnes dans un camp de transit. Les campements dans la gare et le parc ont été également bannis. Une camionnette de la police veille désormais que plus personne ne s’y installe. Des jeunes manifestants italiens ont reçu un «Foglio di via», une sorte d’obligation d’éloignement des lieux avec interdiction d’y revenir.
Depuis, les médias ne s’intéressent plus à ce qui se passe à Côme, donnant l’illusion que tout a été réglé. La réalité relatée par nos interlocuteurs est pourtant très grave.
Camp de transit et violence institutionnelle
Le camp de transit ouvert au mois de septembre 2016 accueille 300-350 personnes dont plus de 200 RMNA qui n’ont pas encore déposé une demande d’asile en Italie et qui n’ont pas encore été réorientés vers un foyer (mais dont les empreintes digitales ont été prise lors de leur arrivée en Italie).
Les jeunes dorment à huit dans des containers de 15m2. S’ils ne rentrent pas dormir pendant une nuit, ils perdent leur place. Géré par la Croix-Rouge, le camp est soumis à un contrôle strict. Don Giusto parle de camp militarisé. Les autorisations d’accès pour des tiers sont délivrées au compte-gouttes, selon le bon vouloir du préfet. Les avocats, les journalistes ou les ONG n’ont pas la possibilité de le visiter, d’y rencontrer les jeunes et de les renseigner sur leurs droits.
Même Médecins sans Frontières doit systématiquement redemander la permission pour y accéder. A ce titre, l’exemple de ce qui est arrivé au directeur de Caritas de Côme est édifiant. En visite dans le camp, il avait distribué des flyers informant les jeunes de l’ouverture d’un espace en ville où ils peuvent se rendre pour boire du thé. Depuis, l’autorisation d’entrée ne lui a plus été renouvelée. Tout semble être mis en œuvre pour isoler les jeunes et pour rendre leur séjour pénible afin de les inciter à disparaître, de les dissuader de rester.
Solidarité d’urgence
Les 300 places du camp de la Croix-Rouge ne suffisent pas à accueillir tous les réfugiés en transit. Entre 50 et 100 personnes restent dehors. Une quinzaine de bénévoles sillonnent la ville chaque nuit pour chercher les personnes, dont aussi des mineurs, et les amener à la salle paroissiale où ils peuvent dormir, manger et boire du thé chaud. Mais tout le monde ne sait pas qu’il y a cette possibilité. La semaine passée un jeune Somalien a dormi dans la rue et au matin il a dû être hospitalisé en état d’hypothermie.
Depuis 5 ans, Don Giusto, avec son initiative Progetto Accoglienza Rebbio, accueille tout le monde avec humanité et restaure une dignité que d’autres bafouent. En dessus du portail, à l’entrée de la paroisse, sont affichés les symboles des trois religions monothéistes et une cinquantaine de jeunes de toutes les religions viennent chaque nuit et chaque jour dans la paroisse. Cet été, il y en a eu même le double, voire plus. Pendant la journée, un repas est distribué à 12h30 mais le reste du temps les salles doivent rester libres pour les activités locales. Don Giusto peut compter sur de nombreux bénévoles qui informent les jeunes de leurs droits, organisent des cours d’italien, sillonnent les rues la nuit ou font à manger.
Mais l’engagement de Don Giusto n’est pas apprécié par tout le monde. Sur les 338 paroisses existantes à Como, seule 15 accueillent des réfugiés. L’évêque Oscar Cantoni, nommé il y a un mois, reste discret. De nombreux et nombreuses fidèles sont contre l’accueil des requérants et manifestent leur mécontentement. Ils ne veulent plus envoyer leurs enfants aux activités et se sentent délaissés par le prêtre. Les autorités communales surveillent son travail. La police locale passe souvent et les tracasseries administratives imposées sont fréquentes.
Les nouveaux arrivés
La nationalité des jeunes change selon les mois d’arrivée: surtout Erythréens et Ethiopiens, mais aussi Syriens, Irakiens et Afghans cet été, Guinéens, Nigériens mais aussi une vingtaine de Palestiniens, en novembre. La plupart ont traversé la Méditerranée dans des conditions effroyables, ont subi des vols, des tortures ou des viols. Beaucoup ont été témoins de violences inouïes. Pietro Bartolo, médecin à Lampedusa, constate une augmentation préoccupante de cicatrices suspectes, laissant croire au développement d’un commerce d’organes entre l’Afrique et les pays occidentaux, dont seraient victimes ces migrants. La situation des femmes est particulièrement préoccupante. En Libye, les viols collectifs de femmes subsahariennes semblent être systématiques. Beaucoup se retrouvent enceintes, certaines sont victimes de traite, d’autres auraient été vendues par leur famille.
Dans les camps d’accueil en Italie du Sud, les réfugiés sont systématiquement enregistrés. Il n'y a pas longtemps, ils pouvaient encore continuer leur voyage sans laisser leurs empreintes digitales. Ils avaient alors encore la possibilité de demander l’asile dans un pays de leur choix, s'ils arrivaient à passer les frontières.
Depuis, l’Italie a dû changer cette pratique, sous la pression des pays du Nord. Maintenant les réfugiés doivent donner leurs empreintes à leur arrivée. Si ils refusent, on les force souvent en les torturant comme Amnesty International l'a prouvé récemment dans un rapport.
Tous ceux qui ont vécu des telles horreurs ou même seulement un petit pourcentage des ces supplices ne pensent pas à un retour. Selon Don Giusto tous devraient recevoir un statut humanitaire. Les capacités devaient être élargies et des communautés d’accueil pour les mineurs instaurées.
Gare Terminus Côme
La plupart de ces personnes veulent rejoindre l’Allemagne, l’Angleterre, parfois la France. Certaines veulent venir en Suisse. Beaucoup ont des membres de leur famille dans un de ces pays. Au nom de l’Accord de Dublin, la Suisse refuse systématiquement de laisser entrer les personnes qui ont transité par l’Italie ou les renvoie dans ce pays si elle les intercepte à l’intérieur du territoire. Sur 2500 «renvois Dublin» de pays ouest-européens vers l’Italie réalisés en 2016, 50% se font depuis la Suisse. Et cela même pour les RMNA, ce qui constitue une grave violation de la Convention internationale des droits de l’enfant et même de l’Accord de Dublin III pour ceux qui ont de la famille en Suisse.
Des petites victoires
L’ONG tessinoise Posti liberi se bat pour permettre le regroupement familial aux RMNA qui séjournent à Côme. Depuis l’été dernier, elle a réussi à faire accepter 20 demandes à la Suisse. Le travail de constitution des dossiers est considérable (et entièrement bénévole), les chicanes bureaucratiques infinies. Il faut arriver à prouver l’identité du RMNA, le lien familial avec les personnes établies en Suisse, l’identité de ces personnes, etc. Et cela souvent en l’absence de documents officiels (acte de naissance, livret de famille, …). Les tests ADN sont trop chers.
Le récit de ces petites victoires est saisissant. Il y a quelques semaines, Désirée, le bras droit de Don Giusto, a accompagné à la douane dix jeunes dont le dossier était prêt. Des avocats de Posti liberi les attendent du côté suisse. Les jeunes doivent alors dire en italien «Je veux déposer une demande d’asile en Suisse.» S’ils ne formulent pas la demande en italien ou s’ils ne disent pas «en Suisse», les douaniers ne les écoutent pas.
Il y a quelques semaines, entourée par dix policiers menaçants, Désirée leur répétait sans cesse que l’avocat des jeunes était juste derrière eux en Suisse, de laisser entrer les jeunes, qu’ils avaient les preuves d’avoir de la famille dans notre pays et que donc, selon Dublin III, ils avaient le droit au respect de l’unité familiale, etc. Face à sa détermination et à la présence des avocats, les douaniers ont cédé. Les RMNA seuls n’auraient pas réussi. Tous avaient d’ailleurs déjà essayé à plusieurs reprises d’entrer en Suisse.
Désirée raconte être retournée une heure plus tard avec un autre RMNA qui se trouvait dans la même situation que les dix précédents. Il a demandé «Voglio chiedere asilo politico.» Les douaniers ne l’ont pas laissé entrer. Il avait oublié de spécifier le pays dans lequel il voulait demander l’asile, la Suisse… Le jeune et Désirée ont mis encore quelques jours pour arriver à faire accepter sa demande d’asile aux autorités suisses.
Un marché pour la mafia
La très grande majorité des requérants d’asile n’arrive pas à entrer en Suisse. Ils quittent alors le camp de transit, pour aller soit dans un centre d’accueil de requérants d’asile soit dans un centre d’accueil extraordinaire (école vide aménagée, hôtel, etc.). Dans les deux cas ils doivent demander l’asile en Italie.
L’Etat verse 45 euros par jour et par requérants aux organisations qui gèrent ces structures d’accueil. Un nouveau marché s’est ouvert dans ce domaine. La mafia y gagne des millions en ouvrant des structures pour plusieurs centaines de personnes un peu partout dans le pays. La qualité de l’accueil ne fait l’objet d’aucune surveillance. Des personnes vivent ainsi avec un seul repas par jour, dormant sur des matelas pourris quand il y en a.
Coopération
Face à cette situation désastreuse, il y a quand même quelques lueurs d’espoir. A Côme existe un Osservatorio legale avec vingt avocats qui s’occupent gratuitement des migrants. Ils coopèrent avec les juristes de Posti liberi en Suisse. A Côme également, une rencontre régulière a lieu entre les représentants des œuvres d’entraide, des ONG, de la commune et de l’église. Mais dans ce cas-là, une coordination avec la Suisse n’existe pas.
Après la présence énorme des médias suisses pendant l’été 2016, maintenant, en hiver, le silence s’est instauré. Et pourtant il serait important de continuer de parler et d’écrire. Mais aussi toute personne peut se rendre utile en rendant visite et en soutenant les projets sur place.

  1. Le premier voyage a eu lieu en août 2016, voir Archipel No 252, octobre 2016, «Des réfugiés à Côme».
    Adresses de contact: voir les sites des initiatives au Tessin: www.firdaus.org http://www.azionepostiliberi.ch/

Accord de Dublin
En 2008, la Suisse a signé l’Accord de Dublin selon lequel une demande d’asile ne peut être examinée qu’une seule fois dans l’espace Dublin (constitué des pays signataires: UE et AELE) et dans le premier pays sûr dans lequel le requérant d’asile est arrivé (de toute évidence souvent un pays en marge de l’espace comme l’Italie et la Grèce).
Les personnes qui arrivent en Italie depuis la Méditerranée devraient déposer une demande d’asile dans ce pays, mais l’Italie ne veut pas accueillir autant de personnes et les migrants ne veulent pas rester en Italie. Ils souhaitent se rendre dans les pays du nord de l’Europe, notamment pour rejoindre des membres de leur famille.
Jusqu’à il y a 2-3 ans, lors des débarquements au sud du pays, l’Italie n’enregistrait pas directement les empreintes digitales des personnes. Elles pouvaient ainsi poursuivre leur voyage sans que les autorités des pays du nord sachent avec certitude par quelle voie les requérants étaient passés.
Maintenant, dès que les personnes descendent d’un bateau, elles sont fichées. Leurs données et leurs empreintes digitales sont enregistrées dans un grand registre européen (EURODAC) auquel tous les «pays Dublin» ont accès.
En théorie, cela signifie que les personnes n’ont pas d’autre possibilité que de déposer une demande d’asile là où leur empreinte a été enregistrée.
En 2014, est entré en vigueur un règlement supplémentaire, appelé «Dublin III» qui accorde, entre autres, une protection plus étendue, quoique toujours lacunaire, à l’unité familiale. Les bénéficiaires principaux de cette réforme sont les mineurs non accompagnés et les demandeurs dont les membres de la famille sont bénéficiaires ou demandeurs d’une protection internationale dans l’espace Dublin.
Vivre ensemble 146, février 2014