SYRIE: Témoignage

de Irène Labeyrie, 19 nov. 2013, publié à Archipel 220

Dans la première partie de cet article, Irène Labeyrie, franco-syrienne qui vit à Damas depuis les années 1970, avait brossé un tableau de la situation à la veille de la révolution. Cet article a suscité des réactions critiques. Les articles que nous publions ne reflètent pas nécessairement LA position du FCE sur un sujet, mais tentent plutôt de fournir des éléments variés de compréhension pour des événements complexes. Nous publierons dans le prochain Archipel les commentaires de lecteurs que nous avons reçus.

Les gens sont descendus dans les rues, massivement, joyeusement, pour dénoncer les abus. Ils ne demandaient que la liberté, la liberté qui ne peut être sans la chute du régime. La folle répression, au lieu de faire plier les gens, – l’information passait, ce n’était plus le temps où l’on pouvait couper toutes les communications, téléphones et routes – a fait que ceux-ci, indignés, ont poursuivis leur révolte. Dans l’armée, certains ont refusé de tirer sur la foule, ils ont été eux-mêmes fusillés. Et rendus à leur famille avec interdiction d’ouvrir les cercueils! Ils étaient officiellement «tués par les terroristes» et ouvrir les cercueils aurait montré qu’ils étaient morts d’une balle dans la nuque. C’est une des raisons importantes du mouvement de défection dans l’armée. Mais seuls pouvaient déserter ceux qui avaient mis à l’abri leur famille.
Devant l’énormité de la répression envers des gens pacifistes, fondamentalement pacifistes, chacun a cru à l’indignation internationale, comme cela s’est passé pour la Lybie, ou la Tunisie...

Un terrain de jeu géopolitique

De nombreuses déclarations le laissaient penser, mais la Syrie a pâti justement de l’action en Lybie non accréditée par l’ONU, et surtout de l’appui inconditionnel de l’Iran et de la Russie au régime. Ces appuis et cet état de fait ne sont pas du fait du peuple syrien, mais c’est lui qui en subit les conséquences. La Syrie est devenue un terrain de jeu géopolitique absurde, jeux de pouvoir presque exclusivement, puisque ce petit pays ne possède pratiquement aucune richesse d’intérêt mondial, sa richesse, c’est sa position de carrefour entre l’orient et l’occident européen, entre le nord caucasien et l’Afrique. (Position d’ailleurs bien diminuée depuis le développement des communications aériennes). De cette richesse ancestrale découle sa grande véritable richesse: la diversité des ses populations, vues depuis l’Europe, qui impressionne tant – et inquiète: Arabes de diverses confessions, musulmans ou non, chrétiens très divers, non Arabes mais musulmans de diverses variétés, Arméniens, Turkmènes, Tcherkesses, Kurdes, Palestiniens, Crétois... tous entremêlés depuis des générations dans ces territoires.
Le jeu de ce pouvoir est de désinformer, bien entendu, et de manipuler pour exacerber les conflits d’ordre communautaire, en jouant tant dans le pays qu’au Liban. 40 ans de pouvoir pendant lesquels le discours était «laïque» et la réalité tout autre, puisque le clientélisme faisait placer aux postes clés les personnes assujetties au pouvoir, en particulier des Alawites, ce qui est la principale cause de rejet de cette communauté. Une autre pratique est de placer aux postes de responsabilité une personne appartenant à une minorité, celle ci étant doublée d’un véritable responsable restant dans l’ombre et ayant le véritable pouvoir. Ceci permettant de prétendre promouvoir les minorités. Personne n’est dupe de ce manège. Pourtant la majorité du peuple syrien ne tombe pas dans ce piège de la haine communautaire.
Le pouvoir a créé et armé des milices, ouvertement invitées à piller, massacrer, sur des critères communautaires, semant la terreur et lui permettant de se dégager officiellement de ces exactions! Par la suite, son armée ne parvenant pas à déloger les résistants pourtant mal armés, sans grands moyens de communications, a été aidée par les milices du «Parti de Dieu» le hezbollah libanais, qui n’a pas hésité à envoyer se faire tuer les jeunes Libanais. L’un des crimes de ce régime est entre autre d’avoir transformé en criminels nombre de jeunes gens abusés.

Une double armée

L’armée syrienne est de fait une double armée, l’une est mal équipée, mal formée, et l’autre, à l’inverse, hyper équipée. La première a été consignée dans les casernes avec interdiction d’écouter les radios ou télés autres que celles du pouvoir, et éventuellement envoyée à la boucherie sans moyens. L’autre, la performante, équipée par la Russie, appuyée également par des Iraniens, et totalement contrôlée par des alawites assujettis au pouvoir, attaque avec des chars, des avions, en déversant des barils de TNT (donc à l’aveugle, toujours cette volonté de terroriser, qui sont donc les terroristes?) sur les zones habitées, des scuds, etc.
L’épisode des armes chimiques est révélateur: le pouvoir a prétendu contre l’évidence qu’il ne disposait pas d’armes chimiques. Il les a utilisées plusieurs fois avant l’attaque massive du 21 août. Devant le tollé international, le régime a finalement reconnu avoir de telles armes! Et on glisse vers une autre contre vérité: ce ne serait pas lui qui les a utilisées, etc. (Les témoins visuels, les personnels soignants, les sauveteurs, les victimes, les familles des morts, tout cela balayé, cela ne compte pas...). Et désormais, sur le plan international, s’occuper des armes chimiques et de leur élimination, chose en soi excellente bien que tardive, ô combien!, permet de continuer à tenter de briser ce pays (tuez bio!).

Et l’opposition?

Dans le même temps, les différentes puissances jouent au jeu géopolitique de qui gagnera sur le terrain. Et chacun de favoriser tel ou tel groupe d’opposition en le finançant, en lui livrant des armes, espérant en retour un regain d’influence régionale, au lieu d’une vision claire et honnête de l’enjeu réel: la liberté d’un peuple, et d’aider les forces reflétant cette exigence: l’armée libre. Mais qui entend – hors de Syrie – les déclarations de l’armée libre, paradoxalement l’élément le plus pacifiste du tableau? Le mur de silence des médias internationaux est terrible, et induit en erreur les peuples.
Le pouvoir a tout intérêt au chaos, et s’efforce d’infiltrer et de manipuler certains groupes qui se présentent comme des opposants et ne sont que des bandits. (La libération par le pouvoir de droits communs, d’islamistes radicaux, fait partie de cette manipulation).
L’opposition est diverse, ce qui est normal partout dans le monde. Elle éprouve des difficultés à s’unir, mais comment en serait-il autrement, après 40 ans d’étouffement? Tous les groupes de pensées, tout à coup s’expriment, avec leurs divergences. Malgré tout elle s’est unie pour l’essentiel, a trouvé des terrains d’entente devant l’horreur et l’urgence à se défaire de ce carcan.
L’une des difficultés de l’opposition est de construire une ou des organisations dans des conditions de dangers, de difficultés de communication et de réunion. L’opposition se construit dans le danger extrême, avec des pertes immenses. Le système en nappe, par les réseaux sociaux, est performant, mais insuffisant au niveau de l’organisation de partis, d’organismes de responsabilité. Ce que les pays tels que la Tunisie réalisent après la prise de pouvoir, l’opposition syrienne est contrainte de le faire dans des conditions de guerre.
Le paradoxe de l’opposition et de l’Armée Libre est qu’ils doivent se battre contre ce régime terroriste, et simultanément, contre ceux dont les objectifs ne sont pas une Syrie libre, mais une Syrie soumise à des idéologies autoritaires. Ce qui logiquement devrait se résoudre après la chute du régime est imposé dès maintenant, troublant la lisibilité des événements à l’extérieur du pays. Lisibilité très fortement troublée par les fausses informations, les fausses images, dénoncées bien sûr, mais toujours après coup, sans que les médias ne relayent les démentis.
L’un des exemples est Maaloula, village à majorité chrétienne à proximité de Damas, célèbre pour être, avec le village voisin de Jaba el Dine (musulman lui), les derniers lieux où la langue araméenne est encore vivante. Les médias ont parlé de massacres commis par les révolutionnaires, soulevant une émotion bien naturelle, mais massacres démentis par les religieux du lieu. Mais qui a relayé les paroles de ces religieux?
Seule une avancée militaire sur le terrain permettra d’arriver à une solution pour le pays.
Certains nous disent: n’est-ce pas trop cher payer? Tant de morts, tant de destructions? C’est bien trop cher payé en effet. Personne, malgré la lucidité concernant la férocité du régime, ne pouvait penser à un tel déchaînement. Mais oublier tous ces sacrifices, ces morts, abandonner ces personnes disparues, abandonner ces prisonniers en danger, ces déplacés... autrement dit être suicidaire? Aucune réconciliation ne peut être envisagée sans la chute du régime. La réconciliation, indispensable, sera un travail difficile de longue haleine, peut-être sur le modèle de l’Afrique du Sud?
Qui peut imaginer, qu’un régime qui a si «bien» réussi dans sa politique intérieure comme extérieure, puisse perdurer? Qui aurait pu penser qu’un Hitler ferait ce qu’il a fait? N’oublions pas qu’il a eu des soutiens, parfois naïfs. Le clan Assad également.