Le projet GAP, qui comprend vingt-deux barrages sur le Tigre et l'Euphrate, ne va pas «seulement» détruire des villes antiques de la plus grande importance. C'est une région grande comme l'Autriche qui sera inondée. De plus, la Turquie, membre de l'OTAN, pourra couper à sa guise l'alimentation en eau des pays voisins. Les premiers concernés sont la Syrie et l'Irak: la Syrie est à 70% dépendante de l'Euphrate, l'Irak à 99% du Tigre et de l'Euphrate. Ce projet est principalement financé par des investisseurs occidentaux. (…)
A elle seule, la Turquie n'est pas en mesure de réaliser un centième du projet GAP. Pour les investisseurs de l'Ouest, il est également clair que la situation politique en Turquie n'est pas à proprement parler ce qu'on appelle un «climat propice aux investissements» .
La crise économique, la grande méfiance de la population vis-à-vis de la ligne pro-Union Européenne du gouvernement, l'agitation sociale et les troubles constants au Kurdistan font du pays un candidat peu sûr pour la soi-disant monnaie forte du monde occidental.
Enfin, d'un point de vue économique, il n'y a aucune raison d'investir dans un quelconque projet en Turquie, au contraire: pour un conseiller en investissement, recommander à ses clients d'investir en Turquie reviendrait à renoncer à toute crédibilité et à tout sérieux. Pourtant, la situation géopolitique de la Turquie oblige l'Ouest à exercer un contrôle sur ce pays.
Son climat politique intérieur rend la Turquie imprévisible et pas seulement pour les investisseurs. Pour y faire face, les gouvernements occidentaux ont commencé à reprendre à leur charge les «garanties au risque à l'exportation» pour les firmes investissant dans les projets de barrages. En clair, cela signifie qu'une société fournit des machines, des outils techniques, du savoir-faire, etc., au maître d'œuvre du barrage d'Illisu; si la Turquie n'était pas en mesure de payer cette entreprise, ce serait, par exemple, au gouvernement suisse de le faire. D'autres pays européens ont d'autres réglementations, mais le principe reste le même: les barrages doivent être construits coûte que coûte!
Une colonie des USA? Peu après son entrée en fonction, le président Georges W. Bush déclarait: «Il est tout à fait légitime que les USA interviennent lorsqu'un pays ne peut plus se gouverner lui-même». (…)
Le fait est que jusqu'à présent, les Etats-Unis ne se sont jamais privés de s'immiscer dans les affaires intérieures d'autres pays. La condition était et continue d'être que ceux-ci laissent faire. La Turquie actuelle appartient très clairement à cette catégorie. Elle perd peu à peu son indépendance et devient de plus en plus une marionnette. A titre d'exemple: Kemal Dervis, ministre des Finances de mars 2001 à août 2003, n'a été désigné ni par le gouvernement, ni par le parlement et encore moins par le peuple, mais – fait à peine croyable! – directement par le FMI. En tant qu'ex-président de cette institution, Dervis avait la responsabilité de mettre en oeuvre, le plus rapidement possible, les ajustements structurels dictés par le Fonds Monétaire International. Ceci est une des causes (peut-être même la principale) de la crise économique et du taux d'inflation alarmant de 56% par an, pendant qu'au premier trimestre du mandat de Dervis, le PIB chutait de 4,2%.
L'Europe et les Etats-Unis, jouant leur rôle de protecteurs d'Israël dans l'espace arabe, et la Turquie celui de leur loyal vassal. C'est dans ce contexte que le Tigre et l'Euphrate vont être endigués, mettant l'Irak et la Syrie à la merci d'un chantage éventuel de la Turquie parce qu'ils sont dépendants de «son» eau.
L'arme de l'eau
Jusqu'à présent, c'est essentiellement l'Etat d'Israël, même s'il n'en a pas l'exclusivité, qui s'est servi de l'eau comme d'une arme en Palestine occupée: dans les kibboutz, l'eau précieuse coule en abondance tandis que dans les villages palestiniens, l'approvisionnement en eau ne fonctionne que quelques heures par jour ou pas du tout. Pendant que la population palestinienne souffre du manque d'eau, plantations et gazons sont arrosés et les piscines sont pleines, une catastrophe d'un point de vue écologique.
(…) Lors d'une visite de Sharon au premier ministre turc de l'époque, Bülent Ecevit, il avait été négocié que l'industrie d'armement israélienne prenne en charge la modernisation et la révision de 1000 tanks turcs de type M-60. Le gouvernement veut financer cette affaire en vendant de l'eau douce à Israël.*
(…) Ces contrats sur l'eau avec Israël se heurtent au sein de la société turque à de vives critiques et la résistance à leur réalisation ne peut être contenue que par la répression. C'est une des raisons pour lesquelles les prisons turques sont bondées. Je ne peux pas, dans le cadre de cet article, m'étendre plus longuement sur la tragédie et la lutte des prisonniers en Turquie.
Et en Europe? A ma connaissance, les projets de barrages en Turquie ne sont pas répercutés dans les médias européens avec l'analyse politique qui convient. Lorsqu'il y a eu des rapports sur le projet GAP, c'était le plus souvent sous l'angle écologique ou historico-culturel.
Il faut, bien sûr, évoquer les dommages écologiques, comme les destructions du patrimoine culturel, entraînés par ce projet colossal. Mais cette approche laisse de côté la dimension politique.
Les différents reportages ont bien critiqué le fait que la population devrait être déplacée parce qu'un barrage inondera ses villages et ses champs. Mais le principal problème, à savoir que ces projets offrent la possibilité à la Turquie de faire pression sur les pays voisins et transformera la région en foyer de crise durable, n'est pratiquement pas mentionné.
Il est également facile de faire porter au gouvernement turc l'entière responsabilité de la situation. Sans le soutien et l'aide massive des USA, de l'Europe et d'Israël, le gouvernement turc ne pourrait pas mener une politique carcérale inacceptable ni mettre en place son projet de barrage. Autrement dit: nous sommes, ici en Europe, appelés à nous solidariser avec l'opposition en Turquie. Et cela ne suffit pas en soi. Nous devons manifester notre opposition auprès de nos dirigeants. Le changement de gouvernement en Turquie et l'arrivée de Erdogan au pouvoir n'ont pas changé grand-chose. De plus en plus d'analystes politiques dignes de foi estiment qu'aucun gouvernement turc ne peut passer outre le veto des militaires. Formulé de manière exagérée: le putsch militaire de 1980 n'est pas terminé. La construction des 22 barrages, économiquement et écologiquement surdimensionnés, n'est ni un projet d'irrigation ni un projet énergétique.
L'exemple de Hasankeyf Comme je l'ai déjà dit, la région concernée par le projet de barrages est grande comme l'Autriche. Sont touchés par ce projet des paysans, des commerçants, des gens qui sont enracinés dans le pays où ils habitent et qui les fait vivre. Ce destin représente pour chacun d'entre-eux une tragédie. Mais les flots vont aussi sacrifier des lieux historiques et culturels. L'exemple bien connu est celui de Hasankeyf, la ville sur la route de la soie. La propagande du Gap et ses ingénieurs prétendent que la ville, située en haut d'une colline, serait épargnée. Selon certains experts, c'est du boniment. Le massif calcaire sur lequel la ville est bâtie ne résistera pas longtemps à la pression des eaux. L'anéantissement des lieux antiques sera repoussé, dans le meilleur des cas, de quelques années.
Hasankeyf, décrété patrimoine culturel mondial par l'UNESCO, est menacé de destruction. Si le danger n'est pas imminent, Hasankeyf ne peut pas pour autant se sentir soulagé: en effet, au lieu de déplacer directement et immédiatement la population, l'Etat turc emploie maintenant une tactique d'usure: il n'investit quasiment plus dans la région et les gens sont incités à partir.
C'est aussi pour cette raison que les visiteurs et les touristes sont bienvenus au sein de la population.
Lors de notre visite, un jeune garçon d'environ 15 ans s'est proposé pour nous guider. Nous étions tous surpris de voir avec quelle compétence et quelles connaissances il nous informait. Il nous a expliqué qu'à l'école on leur avait enseigné l'histoire locale et que là, ainsi qu'à la maison, on leur avait appris à transmettre ce savoir aux touristes.
Notre guide ne pouvait pas nous dire de quand dataient les troglodytes d'Hasankeyf. Les bâtiments en tout cas ont été construits en 1400, en particulier le grand et le petit palais ainsi que les mosquées et leurs minarets. Le sultan Hasan avait construit le grand palais pour lui-même et le petit pour ses filles (d'où le nom). Les quelque 8.000 habitats troglodytiques d'Hasankeyf ont été creusés à la main. Ils servaient d'habitations et d'étables. Quelques-uns sont encore en partie habités. En 1972, à l'occasion d'une campagne électorale, Suleyman Demirel, de passage à Hasankeyf, découvrit «avec épouvante» qu'il y avait en Turquie des personnes qui habitaient dans des grottes. Il promit que s'il était élu, il ferait construire de «belles maisons» pour les habitants. Ces «belles maisons» , préfabriquées, semblables aux mobile homes américains, enlaidissent aujourd'hui la partie basse d'Hasankeyf et les rives du Tigre.
Le maire de l'époque se rendit à Ankara pour protester contre cette cité bidonville: on avait construit et de bien moindre qualité que promis.
Demirel l'accueillit et lui dit que le budget n'était pas suffisant pour construire une bonne maison pour tous, mais que lui le maire devait en recevoir une immédiatement. Le maire lui rétorqua qu'il ne s'installerait pas dans une maison, qu'il continuerait à vivre dans sa grotte et que même à cent ans, s'il vivait aussi vieux, il vivrait encore dans sa grotte. Notre jeune guide nous montra alors du doigt une des grottes: «c'est là qu'habite le vieux maire» .
L'influence arabe est flagrante et à chaque pas nous avons remarqué des inscriptions dans cette langue.
On pourrait remplir des livres entiers avec l'histoire de la ville, sous l'aspect archéologique, social et politique, de sa création jusqu'à l'époque actuelle. Il faut en tout cas mentionner que par le passé, les cultures et les religions cohabitaient pacifiquement et jusque sous le même toit. Ainsi, nous avons pu voir la ruine d'une mosquée dont l'entrée comportait des croix et des emblèmes chrétiens et des bas-reliefs représentant des saints chrétiens. Notre guide nous expliqua que les chercheurs supposaient que cette maison de dieu avait été utilisée par les musulmans comme par les chrétiens!
Fin de l'alerte? Ce gigantesque projet de barrage en Turquie n'est pas une nécessité économique et encore moins une nécessité écologique. Les récents développements prouvent que cette thèse n'est pas tirée par les cheveux: à la suite de l'attaque de l'Irak par les USA, la plupart des investisseurs se sont retirés. Lors d'une interview, le secrétariat pour l'économie suisse (SECO) m'a déclaré que «le bureau du ERG (la garantie au risque d'exportation) attire votre attention sur le fait que dans les années 70/80, les garanties de crédit à l'exportation pour les livraisons aux barrages en Turquie, parmi lesquels le projet Atatürk que vous avez mentionné, ont été réalisées. Mais ces projets sont aujourd'hui terminés» .
Le SECO ignore si des firmes suisses sont impliquées dans le projet GAP.
L'Irak est occupé par les troupes des USA et celles de ses «alliés»; la Syrie vit constamment sous la menace des USA et d'Israël. Il n'y a plus de nécessité immédiate de leur couper l'eau et les investisseurs se retirent. Cela signifie-t-il la fin de l'alerte pour la population concernée?
Malheureusement non. Lors d'une visite dans la région, nous avons pu constater que les travaux n'ont pas été interrompus. Dans les environs de Tuncelli est prévue la création d'un lac de retenue allant jusqu'aux limites de la ville et devant inonder une région grande comme la Suisse. Apparemment, la Turquie, toujours fortement endettée auprès de la Banque mondiale, a des moyens financiers suffisants pour dédommager les propriétaires de terres dépossédés. Des recherches sur Internet ont montré que ce sont essentiellement des bailleurs de fonds autrichiens qui avancent l'argent nécessaire. Le site Internet présente d'ailleurs l'image de femmes et d'hommes heureux qui ne souhaitent rien tant que d'abandonner enfin leur terre pour qu'elle soit inondée. Il faut rajouter à cela que les contrats sur l'eau avec Israël existent toujours.
Le combat pour l'eau Les USA mènent actuellement une opération de pillage acharné en Irak des ressources en pétrole de la Mésopotamie. Cependant, l'eau est une matière première au moins aussi importante que le pétrole, parce qu'elle est vitale. Avec le réchauffement climatique et le refus des USA de signer le protocole de Kyoto, il est prévisible que dans un proche avenir, l'eau acquerra une importance aussi grande que celle du pétrole aujourd'hui. Si on voulait vraiment protéger cette matière première, le mot d'ordre devrait être de l'utiliser intelligemment aussi bien au niveau économique, écologique que social. Cela impliquerait que tout nouveau projet de barrage soit soumis à une étude d'impact sur l'environnement et soit négocié avec les populations concernées, y compris celles qui habitent en aval du fleuve, soit ici la Syrie et l'Irak.
Il est incontestable que le gouvernement turc continue à utiliser son appareil répressif contre l'opposition. Ce qui n'empêche pas cette opposition de se manifester contre les barrages et qu'il faille en tenir compte. C'est d'ailleurs le cas puisque la Turquie n'est toujours pas membre de l'UE: la vigueur des forces d'opposition en Turquie fait de ce pays un facteur d'incertitude pour les technocrates de l'UE. C'est pour cette raison et non pas à cause des violations des droits humains que la Turquie est toujours en dehors de l'Europe. (…)
Markus Heizmann
Arlesheim, Suisse
* Neue Züriche Zeitung, 9 août 2001
Cet article est tiré de RISALA, Almanach (No5) sur la construction théorique, la révision de l'Histoire, la critique de l'eurocentrisme et la solidarité anti-impérialiste, édité chez Theorie und Praxis, Goldbachstrasse 2,
D-22768 Hambourg. Il a été réactualisé pour Archipel.