Les mouvements sociaux sud-américains font face à une situation inédite: la majorité des gouvernements du continent se définissent comme progressistes ou de gauche. Cette réalité, que les mouvements eux-mêmes ont contribué à façonner, peut les aider à croître mais peut aussi bloquer leur développement.
En effet, sept des dix pays sud-américains ont des gouvernements qui se réclament comme proches des mouvements sociaux. Cette nouvelle situation a un tel impact sur les mouvements que ces derniers ne peuvent déjà plus continuer à travailler comme ils le faisaient auparavant. Grossièrement, il existe deux différences notables avec la période précédente. D’un côté, la contradiction entre des gouvernements néolibéraux et des mouvements sociaux n’occupe plus le devant de la scène. La polarisation croissante entre les nouveaux gouvernements et les vieilles droites, aujourd’hui rénovées avec de nouveaux thèmes et de nouveaux mots d’ordre, tend à modifier le rôle antérieur des mouvements. Au Venezuela et en Bolivie, la droite arrive à mobiliser des secteurs importants de la population et, dans le second cas, à élaborer des propositions autonomistes qui se révèlent être particulièrement efficaces pour homogénéiser leurs sociétés. Quelque chose de semblable pourrait arriver en Equateur quand Rafael Correa entrera en fonction le 15 janvier (écrit le 3 janvier ndlr). En Argentine, la droite est en train de se regrouper pour empêcher le progrès de la lutte en faveur des droits humains et a réussi à organiser une importante «grève» agraire contre la politique sectorielle de Néstor Kirchner. Au Brésil, le prétexte de la mobilisation électorale de la droite a été la corruption.
Ce qui est nouveau, c’est que la droite parvient à regrouper des secteurs des classes moyennes et, parfois, à occuper la rue avec des centaines de milliers de sympathisants. Dans ces situations, les mouvements et leurs revendications se voient non seulement déplacés mais ils se voient aussi forcés à se mobiliser pour appuyer des gouvernements avec lesquels ils n’ont bien souvent que des affinités partielles.
D’un autre côté, une nouvelle relation entre les forces qui font partie des gouvernements progressistes et de gauche et les secteurs populaires qui forment la base des mouvements est en train de se dessiner. Il s’agit de relations complexes qui commencent à peine à se construire, dans la plupart des cas, sur base des anciennes politiques focalisées sur la pauvreté. En règle générale, il existe deux «modèles» sur le continent. Celui de l’Equateur, et dans une certaine mesure de la Bolivie, apparaît centré sur le «renforcement des organisations» sociales auxquelles est assignée, via la mise en place du PRODEPINE (Projet de Développement des Peuples Indiens et Noirs d’Equateur) depuis le milieu des années 90, la tâche d’être elles-mêmes les entités qui mettent au point et appliquent les programmes d’assistance. Ces programmes ont altéré en profondeur les mouvements. En Equateur, ils ont été sur le point de provoquer la scission de la Confédération des Nationalités Indigènes d’Equateur (CONAIE) et sont parvenus à l’affaiblir considérablement.1
Au Brésil, en Argentine et en Uruguay, les politiques de lutte contre la pauvreté mises en place par les gouvernements progressistes ont fait un saut qualitatif par rapport aux programmes antérieurs, mais ils sont tous financés et promus par la Banque Mondiale (BM) comme par le passé. Au sens strict, on ne peut plus parler de politiques «ciblées» puisqu’elles touchent 25 % de la population au Brésil et entre 10% et 20% de la population en Argentine et en Uruguay. En réalité nous assistons à une reconfiguration des relations entre les Etats et les secteurs populaires, différente de celle qui avait eu lieu au cours de la période des Etats-providence.
Le résultat est que ces politiques affectent la capacité d’action des mouvements, en d’autres termes des pauvres organisés. En outre, elles tendent à remettre en question l’autonomie propre conquise au cours de la période du néolibéralisme pur et dur. Deux faits sont à la base de cet affaiblissement: les subsides2 génèrent des relations clientélistes, et donc verticales, entre les ministères «sociaux» et les masses de pauvres non organisées qui se montrent actuellement enclines à la mobilisation. Parallèlement, de nombreux dirigeants des mouvements occupent des postes mineurs dans les gouvernements progressistes et prennent de la distance avec leurs organisations ou les mettent dans une relation de subordination par rapport aux gouvernements pour lesquels ils travaillent.
Face à cette nouvelle conjoncture, il est peu utile de répéter ce qui a donné des résultats jusqu’à présent. Reconnaître les changements est le premier pas pour sortir de la faiblesse actuelle. S’appliquer à renforcer l’autonomie (culturelle, politique et matérielle) paraît inévitable pour sortir des présentes difficultés. Sur notre continent, en plus des zapatistes, les sans-terre du Brésil sont ceux qui ont l’analyse la plus claire. Ils n’ont pas hésité à se mobiliser pour soutenir Lula lors du second tour des élections pour bloquer la droite. Mais ils se sont déjà lancés dans une campagne de propagande et de mobilisations, conscients du fait que sans pression de la base sur Lula, il ne bougera pas le petit doigt pour appliquer la réforme agraire. Tout en étant nécessaire, redescendre dans la rue ne résoudra pas tous les problèmes. Comme l’indique Joao Pedro Stedile, coordinateur du MST, il faut étudier, analyser, comprendre les nouvelles réalités qui naissent sous ces gouvernements.
Enfin, il paraît indispensable d’établir de nouvelles relations entre les secteurs organisés et ceux de la base qui ne le sont pas. Sans cela, il sera impossible de reprendre l’initiative. Mais nous ne savons pas encore comment, avec qui ni où. Tout indique que les banlieues pauvres des grandes villes seront la scène des futures révoltes. Les sans-terre parient sur le mouvement hip hop. C’est-à-dire sur les jeunes, noirs et pauvres. A Buenos Aires on devine de nouvelles relations entre les jeunes qui se sont mobilisés lors des piquetes 3, les jeunes pauvres influencés par la musique écoutée par la base et les immigrants paraguayens et boliviens. En tous cas, dans ces régions diabolisées par les pouvoirs - y compris les progressistes - il existe un monde de puissances qui peuvent alimenter de nouveaux mouvements.
Raúl Zibechi*
3 janvier 2007
- le piquete, mis en place par les piqueteiros , consistait auparavant comme partout à bloquer l’entrée du lieu de travail. Les piquetes récents, en Argentine, avaient au contraire comme objectif principal l’exigence de travail. De plus, ils se sont déplacés de la porte de la fabrique dans laquelle se produisent les richesses vers la route, lieu où ces richesses circulent (ndlr).
Source: Alai, Agencia Latinoamericana de Información <http://alainet.org>
Traduction: Anne Vereecken, pour RISAL
* Raúl Zibechi est uruguayen. Journaliste, commentateur et écrivain, il est responsable de la section internationale au sein du célèbre hebdomadaire Brecha, édité à Montevideo, il est l’auteur de plusieurs livres sur les mouvements sociaux, dont le dernier s’intitule «Genealogía de la revuelta. Argentina : una sociedad en movimiento» .