Je dois vous dire que j?
Je dois vous dire que j’écris ces lignes parce qu’au fond il serait trop dommage de ne pas le faire. Comme pour confirmer mon petit leitmotiv («on apprend tous les jours et on n’en finit pas de s’étonner» ), j’ai eu récemment l’occasion d’être surprise et de rire intérieurement!
Le 26 septembre 2006, j’étais avec deux amis à Gatersleben, sur le campus biotechnologique, situé au pied du massif du Harz. Sur ce campus se trouve également le Conservatoire génétique allemand, l’Institut pour la génétique des plantes et la recherche sur les plantes cultivées (IPK). Mais pourquoi est-ce que je complique les choses avec des mots comme campus biotechnologique et IPK, puisque sur place on parle tout simplement de Green gate Gatersleben. Ca sonne déjà beaucoup moins bureaucratique, moins coincé, allais-je dire, n’est-ce-pas? Ca fait bien plus sûr de soi, offensif et innovant, complètement in . Et c’est comme ça que les femmes et les hommes, chiquement vêtus, présents ce jour-là se percevaient eux-mêmes. Beaucoup d’entre eux étaient fiers, très fiers même. On pouvait le lire sur leurs visages. Mais de quoi étaient-ils si fiers?
Evidemment, parce que leur centre de recherche fait partie des lieux primés dans le cadre de la campagne «Allemagne, pays des idées». Elle a été initiée par la société CF (Club de Foot) Deutschland (depuis le mondial, on se veut très sportif dans les cercles lobbyistes, mais pas pour autant loyal) et mise sur pied par le gouvernement fédéral et la fédération de l’industrie allemande. Ceci dans le but de faire une campagne de promotion, dynamisée par les médias, pour la «place économique Allemagne» et ses grands penseurs. Et ils y sont les grands penseurs dans le Green gate Gatersleben, les avant-coureurs, les avant-gardistes du nouvel avenir. Ils avaient de quoi fêter et se réjouir de la venue de nombreuses personnalités de l’économie et de la politique. C’était évidemment judicieux d’offrir quelque chose aux personnalités et sponsors, qui en l’occurrence ne faisaient qu’un. A l’ouverture de ce gala, le représentant de la Deutsche Bank a attribué à cet endroit le titre de «lieu dans le pays des idées» . Comme elle était heureuse Edith Hüttner, maire de Gatersleben, d’être entourée de tant de médias et d’applaudissements!
Puis fut attribué le prix scientifique annuel de Gatersleben à un jeune botaniste du nom d’Abel. Selon moi, si je peux me permettre, il aurait dû s’appeler Caïn. Seule une minorité arrivait à suivre son exposé de spécialiste souverain, truffé de termes techniques. On pouvait le mesurer aux murmures et diverses manifestations d’impatience. On n’en demandait pas autant. Suivait un débat à la tribune sur le défi éthique de la biotechnologie végétale. A côté d’un représentant du ministère de l’Agriculture, se trouvait celui du ministère de l’Economie, deux chercheurs et, écoutez bien, un représentant de l’église catholique et son homologue de l’église protestante. Les organisateurs avaient visé un peu haut en annonçant un débat, pris dans le sens d’un «échange d’idées». A vrai dire il n’y en a pas eu. Comment cela aurait-il été possible lorsque tous les orateurs étaient du même avis? La biotechnologie est la bonne voie, disaient-ils à l’unisson, pas seulement pour le Land de Saxe-
Anhalt (il était question d’en faire un «article de marque - Saxe-Anhalt-»), mais d’une manière générale.
Qui veut donc à l’avenir nourrir les milliards d’êtres humains qui peuplent la planète? Selon le comte Guillaume de Schulenbourg, qui n’a pu s’empêcher de faire un commentaire, on n’aurait toujours pas apporté de contradiction au discours de Malthus sur les ressources. Passons discrètement sur sa méconnaissance de la réfutation de la théorie de Malthus. On nous présenta ensuite l’argument suivant: pour résister à la pression de la mondialisation, il faudrait donner un tour de vis supplémentaire aux coûts de production. Produire plus vite et moins cher, ici maintenant et à l’avenir. Soudain un ange passa. Puis le représentant du ministère de l’Agriculture demanda s’il est éthiquement défendable de laisser mourir des affamés au nom de l’éthique, alors que les plantes transgéniques pourraient apporter tant de bien aux pays du Sud? Nul n’a parlé des problèmes de répartition, personne n’a parlé des droits de propriété intellectuelle sur les nouvelles «créations» végétales. Pas un mot ni sur la privatisation et la marchandisation rampante de la vie, ni sur la destruction quotidienne des surplus fortement subventionnés dans les pays de ce qu’on appelle le «premier monde». Personne, même pas les représentants des Eglises. Le père Dölken, de l’Eglise catholique était même de l’avis que l’Homme, depuis toujours perçu comme homo creator, aurait le droit de co-créer. Il ne créerait pas à partir du néant, mais transformerait l’existant et ne rentrerait ainsi pas en concurrence avec Dieu le père tout-puissant. Effectivement, vu sous cet angle, on pourrait aussi bien dire que quand Dieu prétend devoir se reposer le 7ème jour, il ne faut pas qu’il s’étonne que ses créatures se mettent à bricoler elles-mêmes à sa place.
Nous, visiteurs incognito et donc regardés avec suspicion, pensions que les gens de l’Eglise s’en tiendraient là avec leur docilité empressée. Mais pas du tout, les bavardages superficiels et prétentieux, déjà difficilement supportables, ne suffisaient pas, au programme figurait encore l’inauguration d’une serre pour les plantes transgéniques de plusieurs millions d’euros. Un ministre, l’entrepreneur et un évêque éloquents prirent la parole à tour de rôle. En écoutant les paroles de plus en plus onctueuses de ce dernier, je dis en blaguant à mes amis: «voyons si le bon berger ira jusqu’à bénir la serre…» . Et que vous le croyiez ou non, à peine l’eus-je dis que l’évêque descendait de son piédestal et se dirigeait vers la serre: «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…» , une courte onction et un jet d’eau bénite en direction de la vitre fraîchement nettoyée de la serre et la bénédiction de Dieu s’étendait déjà sur les créateurs . Cela m’a sidérée et beaucoup appris. La phrase quelque peu grossière de Liebermann* me vint soudain à l’esprit: «je n’arrive pas à autant manger que j’aurais envie de dégueuler» .
Mandy Hasenfuss
Halle, le 01/10/2006
* à l’arrivée de Hitler au pouvoir, en 1932, ce peintre allemand a démissionné de l’Académie des Arts dont il était directeur. Les nazis lui on interdit de peindre. Et c’est en voyant la marche aux flambeaux des nazis, de la fenêtre de son appartement, porte de Brandenbourg, qu’il aurait prononcé cette phrase