«La vieille Europe» ne goûte pas vraiment aux méthodes de soudard mafieux du parrain d’Amérique et s’est refusée à se laisser violer en même temps que le Droit International pour une seconde fois, seulement 4 ans après le Kosovo, où les formes avaient eu l’apparence d’être respectées avec la comédie diplomatique des négociations de Rambouillet. A l’époque, les opinions publiques, la gauche institutionnelle dans sa majorité, les Verts, et même en prime quelques «pacifistes», avaient revêtu l’uniforme du civilisateur «combattant de la Liberté», cher au colon de toute époque. Cette fois-ci rien ne va plus dans la machinerie de propagande médiatico-politique, la couleuvre est trop grosse à avaler, de plus les dirigeants américains inquiètent avec leur guerre au parfum de croisade et de totalitarisme planétaire. D’où le refus très clairement exprimé des opinions publiques de pratiquement toute l’Europe de cautionner cette aventure militaire aux conséquences imprévisibles.
Alors est-ce à dire que les opinions publiques et les géantes manifestations de protestation ont amené les gouvernements français, allemand et russe à adopter une position digne et morale dans cette affaire? La prudence s’impose sur une réponse univoque… Si cette opposition nette et incontestable des peuples européens a renforcé naturellement cet «axe du refus», il est tout de même probable que les motivations des dirigeants occidentaux «rebelles» ne soient pas aussi nobles que leurs belles déclarations pourraient le laisser penser. Avec cette guerre à visée d’annexion sur l’Irak, les USA tentent de faire main basse sur le seul Etat de cette région pétrolière du Golfe qui entretenait des relations privilégiées, non pas prioritairement avec eux, mais avec l’Europe, et principalement avec la France et son Président bien-aimé, et avec la Russie. Enfin, et peut-être surtout, comme le souligne l’Australien G. Heard (voir pages précédentes), l’économie américaine ne peut tolérer de voir l’euro commencer à faire de l’ombre au dollar sur le marché des transactions internationales du pétrole.
La guerre étant la continuation de la politique par d’autres moyens, et l’économie étant aujourd’hui l’insatiable maîtresse du politique, il est évident que «nos chers alliés» raflent là un marché jusqu’alors juteux pour des entreprises transnationales surtout françaises et russes, et sauvent provisoirement leur hégémonie sur le marché des transactions pétrolières. Aussi la position des gouvernements français et russe pourrait bien joindre l’utile à l’esthétique, défendre leurs intérêts économiques drapés dans les plis de la morale politique universelle. On ne sait jamais, partis comme ils sont, ces impétueux pourraient bien tôt ou tard débarquer au Gabon, au Cameroun comme à Djibouti ou en Tchétchenie. Il est temps de fixer un code de bonne conduite entre alliés du «monde libre». Les dirigeants européens supportent de plus en plus mal l’attitude d’un égoïsme forcené du renard libre américain dans le poulailler de l’économie mondialisée, surtout lorsque celle-ci commence sérieusement à battre de l’aile comme en témoignent les krachs locaux à répétition de la fin des années 90 (Mexique, Asie du Sud-Est, Russie, Argentine…). Et les faillites gigantesques de la LTCM, Enron & Co. Comme dans presque tous les ménages, les difficultés de trésorerie provoquent des conflits. Et les dirigeants européens «rebelles» réclament donc humblement au parrain américain de revoir un peu à la baisse ses privilèges et ses passe-droits. Dans l’idée, ils aimeraient certainement, entre membres du G8, se refaire une sorte de Conférence de Berlin, redéfinir les règles du jeu d’un partage du monde.
D’ailleurs la lourde insistance de Paris de voir l’ONU prendre en main la gestion de «l’après Saddam» témoigne clairement de cette ambiguïté. En effet, si l’on considère cette guerre d’invasion comme illégitime, la cohérence politique serait d’exiger au moins le retrait immédiat des troupes d’agression via le Conseil de Sécurité de l’ONU, et même son assemblée générale, et de refuser évidemment le survol de son territoire par des avions militaires anglo-américains. Or ce n’est pas du tout la démarche adoptée qui est plutôt de ménager la chèvre et le chou, de condamner diplomatiquement cette guerre tout en réclamant sa part du chou, dont on veut voir le partage régenté par l’ONU, avalisant ainsi après coup le hold-up «militaro-humanitaire». Ce qui revient objectivement à instrumentaliser l’ONU en un outil humanitaire et de légitimation internationale des putsch mondialistes de l’Occident, comme cela avait très bien opéré en Serbie-Kosovo. Comme l’affirme le gouvernement français, il est probable que le point de vue de la «vieille Europe» et celui du jeune empire incertain soient effectivement loin d’être irréconciliables. Les négociations scandaleuses de l’AGCS (Accord Général sur le Commerce et les Services) le démontrent. Mais il est possible que les gouvernants américains persistent dans leur grossièreté et leurs maladresses, ce qui est loin d’être exclu à priori, et la querelle de ménage pourrait alors s’envenimer. A suivre.