Nous publions ici de larges extraits de l’intervention à 9 voix de Mauvaise Troupe pendant la rencontre du Forum Civique Européen cet été. La première partie était consacrée à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Celle-ci concerne la lutte contre le TGV Lyon Turin, le No TAV.
Nous allons maintenant vous parler de la lutte No TAV dans le Val Susa, en Italie.
Cette lutte, c’est 25 ans d’opposition à la construction d’une ligne TGV (TAV en italien) entre Lyon et Turin, dans une vallée de près de 100km de long, où habitent près de 70.000 personnes.
La lutte No TAV, donc. Contrairement à ce qui se passe sur la ZAD, qui peut concentrer énormément d’expériences très riches sur un territoire finalement assez restreint (1650 Ha), la lutte No TAV, et la communauté, et le peuple No TAV auxquels elle a donné naissance, se sont étendus de manière diffuse, extensive, et populaire, sur tout le territoire de la vallée.
Et cela, jusqu’à venir superposer, par-dessus le territoire «administratif», et sans le remplacer pour autant, un territoire politique qui progressivement, subvertit (au sens fort du terme, de transformer par en-dessous) tout l’édifice social.
Une anecdote pour illustrer cela: celle de ces deux amis qui traversent la vallée un peu par hasard, et se disent que tant qu’à être là, ils pourraient chercher à rencontrer le mouvement No TAV (dont ils avaient seulement entendu parler).
Ils ont eu l’idée (un peu saugrenue) d’aller demander à l’Office du Tourisme. La femme qui s’occupait de l’accueil leur a alors présenté une carte touristique de la vallée, une carte tout à fait classique, sur laquelle elle a ajouté au stylo une série de points. Elle a précisé: ces points, ce sont les presidi. Là, vous pourrez rencontrer le mouvement No TAV. Une précision sur les presidi: on dit un presidio, des presidi. Ce sont des lieux, souvent une petite cabane ou parfois juste un arbre, qui sont devenus des points de rassemblement et de cristallisation de la lutte. Un presidio se met en place à un endroit donné pour faire face à une menace – sondages, travaux –, et à partir de là, rester, occuper, tenter de repousser la menace. Il y a un peu plus d’une quinzaine de presidi sur l’ensemble de la vallée.
En suivant la carte, ils sont arrivés au presidio de Borgone: une petite cabane en bois, dans laquelle une quinzaine de personne, à l’apparence tout à fait normale, étaient en train de discuter. Et de quoi discutaient ces gens? Ils parlaient de la meilleure manière de saboter les prochains sondages. Nos amis ont été bien accueillis, et lorsqu’ils ont demandé où ils pourraient aller manger ce soir-là, on leur a répondu qu’évidemment, il fallait aller à la pizzeria No TAV!
La Credenza, c’est le nom de l’endroit qu’on leur a conseillé, est un bar-pizzeria situé dans le village de Bussoleno. C’est un des importants points de rendez-vous des No TAV. En plus d’y servir à boire et à manger, elle accueille aussi une radio des opposants, et elle a pu offrir plusieurs fois une domiciliation à des gens qui recevaient des interdictions de territoire, afin que leur domicile soit situé dans la vallée.
Il y a ainsi tout une diversité de lieux et de commerces qui sont marqués «No TAV». Quand il s’agit de boire un coup, par exemple, on ira chercher le café No TAV le plus proche, plutôt que de se rendre simplement à celui qui est au coin de la rue. Il y a Mario, le barbier No TAV, pour aller se faire coiffer, et qui au lieu de Voici et Biba, dans sa salle d’attente, présente une photo de lui avec Erri de Luca, un écrivain italien bien connu qui a pris fait et cause pour le No TAV en appelant notamment à saboter le chantier. Il y a Emilio, poissonnier No TAV. Et puis les catholiques No TAV, qui n’hésitent pas à prendre à parti leur évêque en lui disant que s’il défend le projet de TGV, il ira en enfer. Il y a les chasseurs alpins à la retraite No TAV, qui sont allés engueuler les jeunes chasseurs alpins qui défendaient le chantier, en leur disant qu’ils trahissaient la tradition de résistance qui devrait être la leur.
C’est ainsi toute une géographie de lieux et de personnes amies qui se déploie par-dessus la cartographie officielle, de manière réellement populaire.
Ainsi, nos amis n’ont pas rencontré le mouvement No TAV lorsqu’ils se sont rendus au presidio: ils l’ont rencontré à l’accueil de l’office du tourisme. Le mouvement s’est constitué à l’échelle de toute la vallée, et au-delà, en une communauté de lutte large et populaire, qui à partir d’un «NON» partagé, a su permettre à chacun et chacune de s’impliquer, avec sa forme de vie propre, dans la conscience d’un combat commun.
Le No TAV, ce refus sans compromis, s’est ainsi logé dans les activités quotidiennes les plus diverses, pour venir les décaler subrepticement; les décaler dans la direction qui permettait de donner corps et consistance à ce refus.
C’est ainsi que sur le terreau d’un quotidien No TAV, ont pu pousser des formes d’opposition variées et inattendues, autant que des moments de soulèvement de villages entiers, ou des manifestations à 80.000 personnes déterminées, ensemble, à faire ce qu’il faut pour empêcher le chantier.
Collectif Mauvaise Troupe*
* Pour plus d’infos sur les ouvrages de la Mauvaise Troupe, entre autres Contrées, de Notre-Dame-des-Landes au Lyon-Turin: <constellations.boum.org>.Voir l’historique détaillé et plus d’infos sur: <Zad.nadir.org>, rubrique chronique, le livre Défendre la ZAD, Collectif Mauvaise Troupe, éditions l’Eclat www.lyber-eclat.net et constellations.boum.org