L’article qui suit a été publié dans l’hebdomadaire berlinois Freitag . Il s’agit d’un entretien avec le cinéaste Zoran Solomun sur la disparition d’un Etat unique en son genre et sur une parabole que l’Europe n’a toujours pas comprise. Il a été réalisé par Marina Achenbach. Née à Zagreb, elle a vécu jusqu’en 1957 en RDA, puis en RFA et est depuis 1990 reporter à Freitag. **
Il y a 13 ans, le cinéaste belgradois Zoran Solomun 1 arrivait à Berlin. Il voulait prendre du recul par rapport au développement nationaliste. Son fils et sa fille étaient avec lui, tous les deux en âge scolaire. Quelque temps plus tard, ils ont réalisé qu’ils avaient fui la guerre. Ces années-là, quand ses enfants allaient rendre visite à leur mère à Belgrade, Solomun ne les accompagnait que jusqu’à Budapest. Il ne voulait pas entrer en Serbie, de peur d’être incorporé dans l’armée.
Les nouvelles frontières à l’intérieur de l’ex-Yougoslavie sont tracées depuis longtemps. Elles se rouvrent peu à peu pour les compatriotes de jadis. Pour eux, ça a été terrible d’avoir à se décider pour une nouvelle nationalité ou apporter les preuves de leur «droit à une patrie» . On pourrait décrire tout ce qui s’est passé en Yougoslavie, sous le signe de la construction d’Etats Nations, comme l’histoire d’une folie. La plupart ont tourné la page. Mais en Serbie, avec tous les réfugiés, les villages albanais du Sud, la province internationalisée du Kosovo et l’union branlante avec le Monténégro, bien des problèmes restent en suspens.
Loin de leur pays désintégré, les enfants de Zoran Solomun ont été forcés de changer d’identité. Ils étaient Yougoslaves en arrivant en Allemagne, ensuite ça ne voulait plus rien dire. Ceux qui connaissaient à peine la Yougoslavie leur demandaient: «tu es Serbe ou Croate?» Plus tard, avec l’arrivée en nombre des réfugiés bosniaques, on les a pris pour tels.
Le fils de Zoran Solomun vit à Berlin avec une jeune femme de Bosnie. Pour eux, cela n’a rien d’exceptionnel et ne mérite pas d’être mentionné. Le fait d’avoir derrière eux des histoires différentes, et de continuer à les vivre, rend leur vie intéressante, les enrichit, et ne les sépare pas.
La plupart des gens n’ont pas compris les guerres civiles yougoslaves et continuent à ne pas comprendre les conflits qui les ont suivies, avec leur cortège de casques bleus du monde entier, qui n’empêchent rien, d’organisations d’aide zélées, de médias omniprésents qui font de leurs consommateurs des témoins ou des complices, de chefs de guerre nationalistes qui surgissent et disparaissent aussitôt, d’absurdes alliances éphémères, d’embargos et de boycotts qui affament des millions de gens, de flux de réfugiés, d’organisations terroristes, de guerres high-tech des Etats-Unis et de leurs alliés. Beaucoup de choses se répètent et rappellent la destruction de la Yougoslavie dix ans auparavant – soit c’est prémédité, soit il s’agit d’un enchaînement de hasards.
Il arrive quelquefois que des conversations apportent un éclairage sur des événements confus. Après on regrette de ne pas les avoir enregistrées pour les partager avec d’autres. On rencontre toujours des gens qui poursuivent un thème avec persévérance, et dont les expériences et les lectures leur apportent des savoirs qui percent le brouillard des connaissances superficielles. Je suis souvent tentée de publier une série «d’entretiens avec les amis sages» , par-delà la pression de l’actualité et du «politiquement correct» . C’est le cas de l’entretien avec Zoran Solomun.
Vivez au présent! Ne regardez pas en arrière! C’est le message qui nous est matraqué sans relâche, par la publicité et dans des sphères ésotériques. Effectivement, la nostalgie peut rendre stupide et aveugle, mais cette injonction est chargée de gros malentendus. On ne peut mettre un point final à des conflits tels que ceux de la Yougoslavie qu’après avoir compris comment l’autre côté voit les choses, et une fois que la rancune et les mensonges ont disparu.
Vivre «au présent» , c’est pouvoir faire le lien entre le passé et la situation actuelle. Un des derniers films documentaires de Zoran Solomun a pour titre Le marché chinois . Mais ce marché est à Budapest. Les commerçants chinois ont fait le long voyage en camion pour vendre à Budapest des articles textiles et autres marchandises à des gens venus de Bosnie, de Serbie et d’Albanie, qui les revendent ensuite chez eux. Ils arrivent tous à se comprendre en baragouinant on ne sait quelle langue. Ils sont épuisés, mais tenaces, ils font ce qu’ils doivent sans se plaindre. Jusqu’à un certain point, ils peuvent compter sur l’aide de leurs semblables, ils connaissent bien le monde étrange qui a surgi de tout ça. Ils sont ballottés ici et là, personne ne les regarde, ils portent les conséquences des actes commis par leurs élites globalisées, ils se cramponnent aux catégories du nationalisme et ne rechignent à aucune manipulation.
Freitag: Il vous arrive sûrement d’être confronté à cette image de la Serbie agressive qui a attaqué les républiques voisines. Eprouvez-vous le besoin de défendre la Serbie?
Zoran Solomun: Ce qui me fait mal, c’est le nationalisme serbe. Je me suis toujours considéré comme Yougoslave, pas comme Serbe – mais j’ai grandi et étudié à Belgrade, c’est ma ville, mon identité, entre autres. C’est pourquoi le nationalisme serbe m’a touché davantage que le croate, le slovène, le musulman ou l’albanais. J’ai haï du plus profond de mon âme les tchetniks 2 serbes, Milosevic et ses manipulations. Mais je trouve que l’image des Serbes sauvages et violents que je rencontre en Allemagne est horrible. L’Europe a toujours stigmatisé ses ennemis de cette manière.
Est-ce que vous avez l’impression qu’on vous considère comme un «méchant serbe»?
Non, depuis, les méchants sont partout, chez les Croates, les Musulmans, les Kosovars. Ce qui domine, c’est l’incompréhension. Pendant la guerre en Yougoslavie, le message contenu dans tous les discours des hommes politiques et les rapports des médias était le même: on ne peut pas comprendre. Peu à peu j’ai découvert pourquoi. Pour bien saisir l’évolution des Balkans, il aurait fallu mettre en question bon nombre de catégories évidentes et positives pour les Européens de l’Ouest.
Vous pensez que l’Europe de l’Ouest a refusé de faire une nécessaire autocritique. Pour être juste il faudrait mentionner le fait que son intervention hésitante a révélé sa faiblesse.
Je pense tout à fait autrement: on ne voulait pas toucher aux catégories nationales. Pour les Européens de l’Ouest, ce qui est national est naturel, comme l’air qu’on respire ou les arbres. Ils n’en sont même pas conscients. C’est profondément ancré dans leur pensée. Ils croient aux spécificités nationales, comme s’il s’agissait de différences très anciennes entre les hommes. Quand je suis arrivé en Allemagne en 1990, d’une Yougoslavie où s’épanouissait le nationalisme, j’ai vu au supermarché une boîte de dix «oeufs allemands» et j’ai bien ri. Dans les Balkans ç’aurait été une blague. Avant, du moins. Les identifications nationales ne sont jamais allées si loin.
A propos de la guerre en Yougoslavie, si les Européens de l’Ouest avaient condamné le sentiment national, qui se cache aussi dans la formule clinquante du «Droit des peuples à l’autodétermination» , ils auraient dû parler de leurs propres nationalismes. Pour éviter cela, ils ont affirmé qu’en Yougoslavie se réglaient les comptes hérités de la deuxième guerre mondiale, ou du congrès de Berlin, à la fin du XIXème siècle.
Ces tentatives d’explication sont-elles complètement erronées?
En Yougoslavie, les mobiles étaient tout simplement les intérêts bien actuels de certaines élites désireuses de conserver une position privilégiée, ou de l’obtenir. C’est pourquoi ils ont fabriqué les nationalismes, qui avaient quelque chose de virtuel – pour une utilisation immédiate. C’était et c’est encore bien visible, pour qui veut le voir.
Oui, souvent on ne voit pas ce qu’on a sous les yeux: ainsi Cassandre n’est pas seulement une prophétesse parce qu’elle prédit l’avenir, mais parce qu’elle exprime ce qui se passe dans la réalité. Avez-vous été conscient des débuts du nationalisme?
Entre 1980 et 1990, on a pu observer à la télévision et dans la rue comment se fabriquait le nationalisme, puis la guerre. Ouvertement, une fabrication planifiée, un pas après l’autre. Ca a commencé par une crise au Kosovo au début des années 80, quand les ouvriers mécontents – serbes comme albanais – se sont mis en grève. Les hommes politiques ont commencé à corrompre la minorité serbe, en offrant des appartements ou de meilleurs emplois. Une séparation sur une base nationale. Il n’y a plus eu de grève, mais un mouvement séparatiste albanais. La crise du Kosovo en 1981 a permis à l’armée yougoslave de retrouver sa légitimité.
La guerre du Kosovo déclenchée en 1999 par l’OTAN lui a servi à retrouver la légitimité qu’elle avait vu décliner après le démantèlement de l’URSS. Pourquoi l’armée yougoslave craignait-elle pour son droit à l’existence en 1981?
Je peux peut-être l’expliquer en racontant l’histoire de mon père. Il était né dans une des régions les plus pauvres de Bosnie, dans une famille paysanne de onze enfants. Un service d’aide sociale l’a envoyé à Belgrade, avec d’autres, pour y faire un apprentissage. Ils étaient si pauvres que même dans la ville ils allaient pieds nus, j’ai vu une photo...
A l’arrivée des troupes allemandes en 1941, ces jeunes hommes ont été contactés par le parti communiste. Le parti a dit à mon père, alors âgé de 19 ans: va dans ton village et organise la résistance. Il ne savait pas tirer, ni commander une troupe. Qu’est-ce qu’il a fait? D’abord il a mobilisé sa famille, sa soeur, deux frères. Ils sont partis dans la forêt, d’autres les ont rejoints. C’est seulement au bout d’un an qu’ils ont entendu parler de Tito. A la fin de la guerre, quatre ans après, l’armée comptait 800.000 hommes, tous en uniforme, forts et bien organisés. Mon père est resté dans l’armée et a été promu officier.
Après la guerre, l’armée a été réduite de moitié...
...mais elle est restée une des plus importantes du monde, avec un rôle social et économique très important. Elle donnait des appartements et des pensions, des secteurs entiers de l’industrie travaillaient pour elle. La crise de légitimité est arrivée avec le déclin des tensions internationales, en même temps que la Yougoslavie était confrontée à une grave dépression économique. L’armée a cherché une solution pour elle-même, et la seule qui lui soit venue à l’esprit, c’était la guerre. Alors on a fabriqué une guerre au Kosovo, en 1980/81.
C’est à ce moment-là qu’on a commencé à manipuler le sentiment nationaliste?
En effet le nationalisme a montré son agressivité. Le terrain avait déjà été préparé en 1968. Je l’ai vécu intensément. A Belgrade, les étudiants avaient occupé l’université. Les communistes yougoslaves étaient choqués par cette opposition spontanée, et dont leurs services secrets n’avaient rien su. Ils se sont sentis menacés. Il y a eu une cassure.
Comment cela?
Parce que le gouvernement d’après 1945 avait d’abord connu d’énormes succès. Pendant des années, la croissance a atteint 10 à 12%. Grâce à leur discipline et à leurs idées, qui correspondaient encore à un idéal, les communistes ont alphabétisé des millions de gens. La rupture avec Staline en 1948 et l’autogestion ouvrière à partir de 1953 avaient fait de la Yougoslavie quelque chose d’unique: un pays qui expérimentait et cherchait concrètement de nouvelles voies, même si les communistes exerçaient un contrôle absolu. Mais en 1968 cette énergie oppositionnelle s’est manifestée. J’avais 15 ans. J’ai vu le bâtiment de l’université couvert d’étoffes rouges, avec un grand portrait de Karl Marx.
Parce qu’aujourd’hui nous sommes tous sceptiques, j’aimerais demander si les manifestations étudiantes exprimaient une réelle volonté politique, ou si c’était seulement un emprunt, puisqu’en 68 ce genre d’actions avait un prestige très occidental?
Naturellement, les étudiants ont emprunté des idées, mais ils étaient de gauche, ils voulaient réformer le socialisme, pratiquer une véritable autogestion. Ils étaient contre la «bourgeoisie rouge» , ils voulaient la justice. La poétesse Desanka Maximovic – qui malheureusement a viré depuis au nationalisme serbe – s’était exprimée ainsi: «Jeunes gens, rappelez-vous bien ce que vous ressentez aujourd’hui. Vous vous en nourrirez toute votre vie» . Une telle énergie ne s’est jamais retrouvée en Yougoslavie, sauf peut-être avec une ampleur moindre pendant l’hiver 96/97 quand les Belgradois ont manifesté tous les jours pendant trois mois contre Milosevic. Mais ce n’était pas un mouvement avec des visions sociales. En 68 les ouvriers bosniaques avaient pris le train pour aller soutenir les étudiants. Mais les communistes ont fait intervenir la police et l’armée, qui ont stoppé les convois. A Belgrade aussi ils ont dispersé les étudiants avec des tanks.
Tout de suite après, l’Union des étudiants yougoslaves qui avait été à la base des manifestations a été dissoute et remplacée par l’union des étudiants de Serbie, de Croatie, de Macédoine – une organisation par république. On a appelé ça décentralisation, mais c’était une division selon des critères nationaux.
Marina Achenbach
- Zoran Solomun est né à Pula
(Istrie) en 1953. Diplômé de l’Académie de théâtre, cinéma et télévision de Belgrade en 1979, il a tourné ensuite des films documentaires engagés socialement et politiquement. Depuis 1990 il vit à Berlin avec sa famille
- anciens combattants monarchistes, donc anticommunistes