Depuis près de deux ans, quatre ouvrier·es agricoles marocain·es et une espagnole ont intenté un procès aux prud’hommes à Arles à leurs employeurs français et à Laboral Terra, l’agence d’intérim espagnole qui les a fait·es venir en France. Humiliations, harcèlements sexuel et moral et violations multiples du droit du travail les ont poussé·es à porter l’affaire devant la justice. Le délibéré sera rendu début juillet. Une procédure est lancée en parallèle au tribunal pénal d’Avignon.
En pleine crise en Espagne, Yasmine et K., deux cousines d’origine marocaine décident de quitter le magasin de prêt-à-porter qu’elles tiennent aux îles Canaries pour espérer se faire un peu plus d’argent en allant travailler en France pendant un an. Un ami leur donne un plan pour aller travailler dans les champs du sud de la France par l’intermédiaire de Laboral Terra, une des nombreuses agences intérimaires qui ont fleuri ces dix dernières années en Espagne et qui envoient leurs salarié·es travailler à travers l’Europe. On leur promet un travail et un logement.
Désillusion dans les champs français
Alors qu’elles avaient rendez-vous à la sortie du bus à Avignon, personne ne vient. Elles se retrouvent là, à 6h30, par un petit matin d’hiver froid et venteux, sans personne à qui s’adresser. Recontactées quinze jours plus tard pendant lesquels elles ont dû se débrouiller pour trouver un logement, elles sont finalement envoyées dans une entreprise agricole où commence leur calvaire. Parties une petite année pour se remplumer dans les champs du sud de la France, les deux cousines entament alors sans le savoir une période de sept années de cauchemar, constellées de mépris, de violences et de harcèlement sexuel.
Conditions de travail indignes
En 2017, avec trois de leurs collègues, elles décident de porter plainte aux prud’hommes d’Arles. Travaux épuisants, horaires extensibles à l’infini, humiliations quotidiennes, congés jamais payés, harcèlement moral… Les conditions de travail sont éreintantes et humiliantes. Illes ont parfois travaillé jusqu’à 260 heures par mois, soit presque le double de ce qui est autorisé dans la loi en France. «Chez Quali Prim, on coupait des salades, témoigne K. On travaillait de 12h30 à 21h sans pause. Pour ne pas tomber, j’allais manger des bonbons sucrés en cachette dans les toilettes, comme un animal.» Un jour qu’elle était souffrante et qu’elle a informé ses employeurs qu’elle devait aller à l’hôpital, Yasmine s’est vue fermement remerciée: «On m’a juste dit, 'ne reviens pas' et je n’ai eu droit à aucune autre explication.» Face à l’immense vulnérabilité causée par le détachement dans le travail agricole, les femmes et les hommes ne sont pourtant pas à égalité. Si Mustafa, un des plaignants, assure avoir dû payer 250 euros aux agences d’intérim espagnoles pour obtenir un emploi, les travailleuses, elles, doivent payer de leur corps pour espérer pouvoir rester en poste. C’est ce dont témoigne Yasmine. A peine arrivée, elle fait face à du harcèlement et du chantage sexuel. «Un jour de l’été 2012, un des responsables de Laboral Terra a arrêté sa voiture près d’une aire de camions, raconte-t-elle. Le mec a commencé à toucher mes seins, à m’embrasser, à mettre sa main sur mes fesses. Je suis restée choquée. Je lui ai dit‚'Qu'est- ce que tu fais?! Arrête toi, je veux rentrer chez moi!' Il m’a proposé 300 euros pour que je couche avec lui. C’était la première fois qu’une chose pareille m’arrivait. Et pour lui c’était normal. Combien de fois il aurait fallu que j’y passe, ça je ne sais pas.» Comme elle évitait soigneusement de lui répondre, quatre ou cinq jours après, elle se retrouvait à la porte: «Je n’avais jamais vu ça de ma vie!», s’emporte Yasmine. Ça a continué comme ça pendant des années. Quand ils ont besoin, ils nous appellent et ça recommence.» Mais refuser de céder a un coût, surtout quand Yasmine commence à dénoncer haut et fort ces pratiques à partir de 2014. Après avoir trouvé les quatre pneus de sa voiture crevés le lendemain, elle se tait à nouveau. Deux ans plus tard, faisant toujours face aux mêmes tentatives de chantage sexuel, elle s’oppose devant toutes les autres salariées au responsable qui essaie de la toucher. «Ce jour-là, j’ai été frappée par une fille, employée comme moi. Elle m’a mise par terre. Ce sont les responsables qui l’avaient envoyée pour me décourager.», raconte Yasmine. Quelques temps après, une fois mise à la porte, quand les responsables apprennent le dépôt de plainte aux prud’hommes en 2018, cinq personnes descendent sur son lieu de travail actuel pour l’intimider et la menacer. «Heureusement, ils ne savent pas où on habite, on a pris un logement discret.» souffle-t-elle.
Le problème c’est les entreprises françaises
Aujourd’hui, dans ce climat de peur et de méfiance permanent, elles portent plainte avec trois de leurs collègues au conseil des prud’hommes à Arles. Lancée en 2017, la procédure oppose les cinq plaignant·es à Laboral Terra, l’agence d’intérim espagnole qui les a fait·es venir en France et huit entreprises françaises pour lesquelles illes ont travaillé ces sept dernières années: Coccolo (production de fruits – pommes, poires, abricots – à Cavaillon dans le Vaucluse), Mehadrin Services (entreposage et stockage frigorifique, notamment dans l’import/export à Châteaurenard dans le Vaucluse), Vilhet Fruits (commerce de gros de fruits et légumes à Cabannes dans les Bouches-du-Rhône), le Domaine des Grandes Taillades (culture de fruits à pépins et à noyau à Caumont sur Durance dans le Vaucluse), le GAEC Durance Alpilles (culture de fruits à pépins et à noyau à Sénas dans les Bouches-du-Rhône), le Clos des Herbes (culture de plantes à épices, aromatiques, médicinales et pharmaceutiques à Verquières dans les Bouches-du-Rhône), Qualit Prim Services (commerce de gros de fruits et légumes à Manduel dans le Gard) et Hmong Services (commerce en gros de fruits et légumes à Garons dans le Gard). Ensemble, illes les accusent de non respect des contrats de travail, non paiement des heures supplémentaires, des congés payés et des accidents du travail, marchandage, prêt illicite de main-d’œuvre et travail dissimulé. De l’autre côté de la barre, les avocats dénoncent un véritable procès politique du travail détaché. Me Depatureaux, avocat de la SARL Le Clos des Herbes, s’offusque: «C’est un procès politique et syndical! C’est une chose de dénoncer le travail détaché mais là, on prend les exploitants pour des boucs émissaires, voire des voyous!» Pour eux, le cadre légal a été respecté en tous points et ils en appellent aux difficultés rencontrées par les agriculteurs français aujourd’hui: «En recourant à ces travailleur·euses, illes essayent seulement de joindre les deux bouts, de répondre à l’appel des arbres et à celui des caddies des consommateurs», poursuit un de ses confrères qui défend la société Coccolo. Si les sociétés utilisatrices réfutent une partie des accusations et tentent de remettre les torts sur l’agence intérim, Me Faryssy, avocat des deux plaignantes, lui, dénonce le recours à ces entreprises de travail temporaire comme à des «sociétés-écrans» derrière lesquelles se retranchent les exploitants français en cas de plaintes pour abus ou de contrôle de l’inspection du travail. Si le travail détaché est normalement réglé par le droit européen (voir encadré), dans cette affaire, la question n’est pas aussi simple. Elle suppose en effet que les contrats ont été signés en Espagne, pays d’envoi des travailleur·euses sauf, que de l’aveu même de Karim Rhorbal, un des responsables de Laboral Terra lors d’une enquête menée par la justice française en février 2019, la question du logement ne s’est pas posée parce que les travailleur·euses habitaient tous en France et que les contrats étaient signés sur place à Châteaurenard. Yasmine précise même que quand contrat il y avait, «on les signait sur un capot de voiture ou dans un coin à la gare routière d’Avignon.» Pas de droit européen qui tienne donc, mais bel et bien le droit français. Pourtant, si ce procès pourrait représenter un coup dur pour le travail détaché et en particulier pour Laboral Terra, d’autres agences d’intérim du même acabit sont déjà en train d’entrer sur le marché en perpétuant de fait des pratiques de harcèlement et d’oppression. Pour Yasmine et Me Farid Faryssy, «le problème, c’est les entreprises françaises qui acceptent le harcèlement sexuel et moral, les contrats qui peuvent être arrêtés n’importe quand et n’importe comment.» Les cinq travailleur·euses ne comptent d’ailleurs pas s’arrêter là puisqu’en parallèle, illes ont lancé une procédure au Tribunal Pénal d’Avignon en accusant à la fois les responsables de Laboral Terra en France mais aussi certains dirigeants des sociétés agricoles françaises de harcèlement et chantage sexuel. Un juge d’instruction a été saisi et une enquête est en cours. Pour Yasmine, au-delà de leurs seules situations personnelles, il s’agit d’une responsabilité collective pour mettre fin à ces pratiques oppressives généralisées. Aujourd’hui, ces femmes osent parler, à la fois pour obtenir réparation après ce qu’elles ont subi mais aussi pour que leurs histoires contribuent à gripper ce système raciste, sexiste, colonial et capitaliste dont tout le monde profite sauf elles alors qu’elles en sont pourtant le rouage essentiel. «Nos grands-mères parlaient déjà de choses comme ça, pose Yasmine. Il y a eu des batailles et des femmes sont mortes pour que ça cesse. Je veux que la justice soit rendue, que ces gens payent pour ce qu’ils ont fait et qu’ils arrêtent. Pour toutes les femmes.»
Nour, Journaliste indépendante
Question du détachement
Yasmine, K. et leurs collègues font partie des 516.000 travailleur·euses détaché·es qui travaillent en France. Instauré par une directive de 1996, le détachement de travailleur·euses permet à une entreprise, établie dans un Etat de l’Union européenne, d’envoyer ses salarié·es, pour une durée limitée, travailler pour le compte d’une entreprise ou d’une entité publique située dans un autre Etat membre. En général, cela se fait depuis un pays dit «à bas coût» vers un pays dans lequel les salaires sont plus avantageux. L’entreprise passe donc «commande» de travailleur·euses «mis à disposition» et règle une facture à l’agence d’intérim espagnole. Si les cotisations sociales ré-glées par les entreprises utilisatrices sont celles du pays d’origine, c’est-à-dire plus basses que celles du pays de travail, une très récente révision de cette directive, adoptée seulement le 28 juin 2018, instaurait le principe selon lequel «à travail égal», il doit y avoir «rémunération égale sur un même lieu». Ce n’était pas le cas jusqu’à maintenant et cette mesure est encore très loin d’être respectée partout. De plus, la législation en la matière changeant très souvent et très rapidement, la veille juridique et la compréhension précise des situations sont rendues d’autant plus compliquées. Selon Béatrice Mesini, chercheuse à l’université d’Aix-Marseille, «pour l’Europe, [le détachement] est un système 'win win'. A la fois pour le pays d’origine, pour le pays récepteur, et pour le pays de mise à disposition. Tout le monde est gagnant et c’est pour ça que ça marche».
CODETRAS
Après une première rencontre en octobre avec les travailleur·euses à la première audience aux prud’hommes, un collectif de soutien, composé de chercheur·euses, d’agriculteur·trices et de militant·es s’est monté au mois de mai. Certaines de ces personnes ont déjà une longue expérience de soutien à des travailleurs saisonniers, notamment avec le Codetras (Collectif de defense des travailleurs étrangers dans l’agriculture). Depuis 2001, ce collectif s’engage en Provence et surtout dans les Bouches-du-Rhône pour les droits souvent bafoués des immigré·es travaillant dans les champs, les serres et les vergers. Une dizaine de syndicats, associations et d’ONG dont le Forum Civique Européen y participent. Créé après les pogroms à El Ejido (Andalousie) contre des ouvriers agricoles marocains, nous avons organisé ensuite des soirées d’information dans notre région. Et cela nous avait ouvert les yeux sur ce qui se passait dans notre région. A l’époque, le statut discriminatoire du travailleur saisonnier migrant avait été dénoncé et finalement plus de mille ouvriers agricoles étrangers ont pu acquérir un titre de séjour avec droit de travail. Aujourd’hui, une grande partie de ces ouvriers sont remplacés par des travailleur·euses détachées, recruté·es par des entreprises étrangères. De nouveau, le Codetras est confronté à l’exploitation de ces personnes qui ne connaissent souvent pas leurs droits. De plus, il y a maintenant beaucoup de femmes qui viennent travailler et qui sont victimes de harcèlement moral et sexuel.
Peter Gerber, Membre du FCE-France