Dans le précédent numéro d’Archipel, un article mettait en relief la transversalité de la question migratoire avec tous les sujets qui nous préoccupaient lors des rencontres de cet été (voir archipel N° 251). C’est donc sans surprise que nous apprenons, grâce à «Passeurs d’hospitalités», que la «crise migratoire» représente aussi une manne économique pour la ville de Calais, alors que le racisme s’y exacerbe. Selon la façon de regarder, on peut voir une ville envahie par des «migrants» qui assaillent voitures et camions autour de barrages en flamme, ou une ville dominée par la xénophobie. Ou les deux.
Ces images tendent à recouvrir celles de la misère des campements et bidonvilles. En tout cas, Calais apparaît comme une ville où on n’a pas envie de vivre.
C’est depuis 1986 au moins que des habitant-e-s de Calais se soucient des exilé-e-s bloqué-e-s à la frontière britannique et s’organisent dans ce qui deviendra quelques années plus tard une association constituée, La Belle Étoile. Cette solidarité au long cours ne s’est pas démentie depuis, mais elle a été marginalisée depuis l’été 2015 par l’arrivée de nombreux bénévoles de toute la France, du Royaume-Uni et d’autres pays d’Europe, et par la venue d’ONG internationales. Les nouveaux modes d’organisation n’ont laissé que peu de place aux bénévoles locaux, et à l’indispensable solidarité entre habitant-e-s de la ville et habitant-e-s du bidonville.
Tandis que les liens entre la ville et les exilé-e-s se distendent d’autant mieux qu’ils et elles ont été expulsé-e-s de la ville au cours de cette même année 2015 pour être concentré-e-s sur le site où s’est construit le bidonville actuel, le camp du rejet s’organisait et gagnait en visibilité, à l’automne 2013 avec le durcissement de la politique xénophobe de la mairie de Calais et l’apparition du groupe d’extrême droite Sauvons Calais. A l’automne 2014, avec l’apparition de nouveaux groupes comme Calaisiens en colère qui prennent le relais de Sauvons Calais trop visiblement politisé, et la manifestation anti-migrants d’acteurs économiques coalisés autour du syndicat Unité SGP Police Force Ouvrière, dont la manifestation du 5 septembre est la suite.
Il est difficile de savoir si les attitudes de rejet ont gagné une part plus grande de la population calaisienne, quand on discute, les points de vue restent en général nuancés. Mais la parole xénophobe est libérée, et cela pèse sur le quotidien, s’introduit dans les relations familiales et de voisinage, se manifeste dans la rue, les commerçants qui donnent leurs invendus pour les exilé-e-s, le font en se cachant, tandis que des tenancier-ère-s de bar refusent de servir les exilé-e-s non par conviction raciste mais par peur de perdre leurs client-e-s calaisien-e-s. Il est devenu plus compliqué d’assumer sa solidarité, d’autant plus que les associations de soutien aux exilé-e-s, qui fonctionnent maintenant principalement avec des bénévoles de l’extérieur, ont délaissé le terrain calaisien et se taisent.
Pourtant l’économie calaisienne vit de la présence des «migrants». En dehors de la brève saison touristique, le secteur hôtelier, à Calais mais aussi de Dunkerque à Boulogne/Mer et Saint-Omer, vit de la présence – des CRS (qui n’ont pas de casernement et sont logés à l’hôtel) – des bénévoles de toute l’Europe – des journalistes – des exilé-e-s principalement en situation régulière, comme les Albanais-e-s qui peuvent voyager sans visa dans l’espace Schengen et sont donc de simples touristes en France. Et il faudrait évaluer l’impact sur les créations d’emploi de la présence des «migrants», qu’il s’agisse de les empêcher de passer la frontière, de gérer leur présence, de les aider.
Ainsi, quand l’Etat promet aux manifestants d’hier des renforts policiers, il s’agit d’une manne financière pour le secteur hôtelier, et secondairement pour les commerces et les bars. Et ce sont les professionnels qui bénéficient le plus de la présence des «migrants» qui négocient avec l’Etat des compensations au préjudice que leur porterait cette présence, tout comme la mairie de Calais obtient des financements en compensation de la «situation migratoire». C’est toute une partie de l’économie calaisienne qui vit du «problème des migrants» et à la fois, a intérêt à médiatiser celui-ci pour obtenir des compensations financières, et à voir celui-ci perdurer.
Et le gouvernement utilise ainsi l’argent public pour financer le consentement à sa politique de violation des droits, avec le soutien financier du gouvernement britannique.
Le «problème des migrants» sert aussi à l’évitement d’autres questions. Par exemple, tandis que les salarié-e-s du port manifestent en raison de la menace que les «migrants» feraient peser sur leur emploi, la société Eurotunnel, gestionnaire du Tunnel sous la Manche, affiche une bonne santé financière triomphante. Les deux infrastructures ne sont pas complémentaires, mais en concurrence.
C’est ainsi que le «problème des migrants» sert à détourner l’attention des difficultés réelles que connaît Calais, et à reconstruire une unanimité de façade face à «l’ennemi» de l’extérieur que sont les «migrants», et à la cinquième colonne des personnes solidaires.