Après la fermeture du camp d’Idomeni à la frontière gréco-macédonienne, quelques activistes ont réussi à accueillir une petite centaine de migrant-e-s dans un ancien orphelinat occupé et transformé en refuge à Thessalonique. Les provisions, les vêtements et les médicaments ont été acheminés depuis Idomeni.
Les occupant-e-s sont des migrant-e-s illégaux (qui ne viennent ni de Syrie, ni d’Afghanistan ni d’Irak) qui sont interdit-e-s de poursuivre leur voyage vers l’Allemagne rêvée, interdit-e-s de rester plus de 30 jours en Grèce, mais en revanche autorisé-e-s au rapatriement involontaire. A la maison, on leur donne le gîte et le couvert, une aide médico-psychologique et des stratégies sur comment poursuivre leur voyage illégalement.
J’ai vécu 10 jours autour de leurs grands plats pimentés.
En plus de toutes les activités organisées dans la maison, et des actions politiques, on distribuait les donations: de biscuits pour enfants à des talons hauts jusqu’à d’autres choses bien plus utiles! Puis, on réparait des baskets, on accompagnait certains d’entre eux à la Western Union (entreprise de transfert international d’argent) et on en interviewait d’autres.
On attendait le retour du Marocain du commissariat et les Pakistanais du fabricant de faux passeports à Athènes.
On essayait de les mettre au courant de l’évolution des situations sur chaque frontière, sur les îles et sur les lois d’asile chaotiques allemandes et autrichiennes en essayant, en vain, de modifier leur vision de cette Europe tant attendue: le splendide mirage d’une vie confortable et ses loisirs.
Malgré quelques tensions entre Marocains et Algériens, on se respectait, on s’entraidait, en se protégeant des éventuels problèmes et des visites indésirables.
Les idées des anarchistes grecs, les cours d’arabe, les histoires de migrant-e-s appuyées par les images des frères, des plages, des voyages, des arrestations, des lynchages et des cicatrices, occupaient nos nuits étoilées.
Vers 19h, on aidait les groupes sur le départ en distribuant des vêtements, des piles, des sprays au poivre et des informations. Puis à la sonnerie du téléphone d’urgence, on réquisitionnait le peu de voitures à disposition pour secourir les migrant-e-s et les protéger de la mafia, des passeurs, des trafiquants d’organes, des abus sexuels, des blessures, de la faim, de la soif, du froid, mais aussi des autorités (armées de tasers), des déportations à la prison inhumaine d’Idrizovo, à Skopje, ou à la prison-stade d’Athènes. En cas de nécessité nous avons fait passer la frontière macédonienne à certains, encourant un grand risque.
On se déplaçait aussi pour distribuer du thé ou des couvertures isothermes aux arrêts de bus et le long des frontières, mais aussi pour vérifier les nouveaux passages, trouver des contacts fiables au-delà de la frontière et observer et documenter le voyage des migrant-e-s «légaux».
Voici le contraste entre des rires sur un terrain de foot un après-midi grec ensoleillé et la fuite de ces gens dans le froid et le brouillard épais macédonien. Ma douleur s’exprimait à la frontière quand, dans un taxi trop cher, de nouveaux sourires partaient en direction du fil barbelé. Et tout ça pour un morceau de papier manquant qui donnera lieu à de nouveaux papiers comme si on devait décorer le monde en origamis.
Quelques mois plus tard
Le 20 juillet 2016, un cortège de 500 activistes, parti du NoBorderCamp de Thessalonique, arborant des drapeaux symbolisant la liberté arpente la rue principale du village sous les regards sombres des passants, entre vendeurs de glaces et bistrots semi-déserts.
Tel un franc-tireur, un hélicoptère survole le cortège. De l’autre côté du village on peut apercevoir un pont bloqué par des CRS en tenue anti-émeute avec leurs véhicules blindés et, au-delà d’un grillage barbelé, des caméras de surveillance et des casernes. Il s’agit en effet d’un ancien camp d’entraînement militaire converti en camp de déportation depuis 4 ans. A l’intérieur, pas un cri, personne en vue et pas de couleur. Aucune trace des 700 personnes arrêtées. Seuls nos chants percent le silence de cet après-midi. Grâce à l’intervention de quelques activistes grecs, le chef du camp en a autorisé l’accès à une vingtaine de camarades parmi lesquels des médecins, des avocats, des traducteurs et des journalistes. En me glissant dans une petite brèche, j’entre avec un appareil photo. La norme prévoit que seuls les membres de la famille et les plus proches ont ce droit. Le couloir, entre deux murs de barbelés, paraît infini: nous continuons à chanter tout en essayant d’apercevoir un signe de vie, sous le regard des policiers. Derrière deux grillages, à côté de longs bâtiments préfabriqués, il y a des hommes en rang, les mains levées, séparés selon leur nationalité (pakistanaise, algérienne, marocaine, iranienne…). Plus personne ne chante pendant qu’on s’approche en silence. On écoute leurs histoires à travers le grillage: arrivés en Turquie, ils sont montés en pleine nuit sur des Zodiacs, avec l’ordre de jeter leurs papiers en mer, pour ne pas être refusés par cette Europe qui trie. Et puis il y a Lesbos, Athènes, Thessalonique, et Idomeni, à la frontière macédonienne. Des vies illégales, en quête d’un peu de protection, entre une cachette et l’autre. Après de nombreuses tentatives pour continuer vers le Nord, certains ont décidé de rester et de demander l’asile en Grèce. Paperasses, encore paperasses, de l’attente dans la boue puis enfin, l’évacuation d’Idomeni, la fuite et l’arrestation, puis l’identification, l’élimination des certificats attestant la demande d’asile et, pour finir, encore un voyage vers le camp de Paranesti. L’Europe les considère déjà arrivés à destination, elle les oublie donc, eux et leurs demandes. Mais eux, ils n’en savent rien, ils n’ont pas d’information et il ne leur reste qu’à attendre entre 6 mois et un an pour avoir une audition individuelle, selon le pays de provenance.
Politique de la terreur et départs forcés
Les préfabriqués qui hébergent ces réfugiés sont exposés aux fortes chaleurs estivales et aux vents d’hiver. Les mineurs se trouvent dans la baraque la plus à gauche, pas facile à repérer. Selon les accords, les moins de 18 ans non accompagnés devraient être accueillis dans d’autres structures mais, par manque de place, on s’accommode de cette situation provisoire. Mais le provisoire peut durer longtemps: un jeune Marocain de 15 ans est en attente depuis un an. La police et les militaires s’occupent de tout: le réveil, la ration de nourriture, le renouvellement des habits et les rares rendez-vous avec les médecins, avocats et interprètes. Les agents parlent seulement grec et un peu anglais ce qui rend difficile la communication. L’Union européenne leur verse quotidiennement 5,80 euros qui couvrent tout juste la survie à l’intérieur du camp: un repas coûte 2,50 euros et un appel à la famille 5 euros. Tout a un prix, des draps aux vêtements en passant par les cigarettes et des petits plants minables de tomates. Quelques minutes au téléphone sous la surveillance d’un gardien représentent la seule façon d’informer sur leur situation. La caméra est désactivée des téléphones, qui sont parfois détruits ou réquisitionnés. Le réseau Internet est très faible. Je correspondais avec un jeune qui m’écrivait toutes les deux semaines et qui à présent ne me répond plus. Certains protestent avec une grève de la faim, d’autres se mutilent, d’autres tentent une fuite généralement sans issue. Mais cela sans aucun écho médiatique. Les questions les plus récurrentes portaient sur leur futur et les raisons de leur incarcération mais je ne pouvais que donner des réponses confuses. Nous nous sentons témoins d’un nouveau génocide et nous sommes sortis avec un sentiment de rage et de profonde injustice. Puisque la répression à l’intérieur du camp est assez forte, beaucoup de réfugiés n’ont pas osé s’approcher du grillage pour répondre à nos questions, notamment par rapport au logement. Dans le camp de Xánthi, le deuxième que nous avons visité, ils ont carrément fermé les fenêtres à nos chants de solidarité et nos salutations. Cette peur dérive du fait que s’ils parlent trop, ils risquent d’être battus et défavorisés dans le processus de demande d’asile. Les départs forcés opérés directement du camp vers la Turquie ou vers l’aéroport de Salonique servent à alimenter la terreur et le contrôle des détenus (en deux mois, 350 Pakistanais ont été déportés). Les migrants qui se trouvent en dehors du camp font aussi partie des oubliés; ceux qui campent dans les gares craignent même le simple fait de demander un pansement, de peur d’être arrêtés.
Retour difficile
Depuis Thessalonique, j’ai voyagé vers Vienne en m’informant et en suivant la route des migrant-e-s «légaux». J’ai parlé avec des volontaires dans des lieux de passage au sujet des contrôles militaires et dans les trains. J’ai vu un groupe de migrants qui s’échappait des matraquages policiers et d’autres qui sautaient dans un train au départ. J’ai réuni pour chacun près de 60€ pour leur voyage jusqu’en Croatie (ça semblerait gratuit pour la suite du voyage). Dans le train, beaucoup dorment dans les couloirs. Les lieux de passage sont surpeuplés même s’ils sont acceptables. Souvent les chauffeurs de taxis font la grève sur les rails pour empêcher le passage des trains et pour rendre l’attente dans le froid insupportable; ils veulent gérer les transports. Longues nuits de voyage épuisantes dans une culture lointaine et étrangère. Et moi qui ai chevauché chaque frontière en brandissant mon drapeau à la croix blanche sur fond rouge.
Dans l’attente que notre film documentaire sur la condition des migrant-e-s dans les Balkans voie le jour, je soutiens des petits projets d’aide aux migrant-e-s près de chez moi en espérant réussir à comprendre un peu plus leurs situations et pouvoir partager davantage d’expériences. Maintenant que je suis dans ma petite maison dans mon Allemagne tant convoitée, je ressens une frustration en lisant que 34 migrant-e-s ont été retrouvés morts sur les côtes turques de la mer Égée, et que beaucoup de ceux et celles que nous avons aidés en Grèce sont bloqués en Croatie, Slovénie et Autriche. C’est à cause du renforcement des lois sur l’asile en Allemagne et de la suspension des accords de Schengen en Europe centrale que des centaines de personnes sont bloquées dans la désorganisation des Balkans. De plus, j’ai lu la terreur et la confusion qui régnaient pendant le nouvel an à Cologne à cause des harcèlements sexuels.
Combattre un cercle de violences
Le système répressif actuel criminalise les gens en mouvement. Aujourd’hui on appelle ces personnes les «illégaux», le souci moral viendra à partir du moment où elles seront obligées de se définir elles-mêmes de cette manière pour survivre à une réalité qui ne les accepte pas. Notre modèle social nous explosera dans les mains. Ce sera de notre faute mais, enfin, ça arrivera chez nous. Si le but est de nous protéger, nous nous sommes malheureusement trompés de cible. Ceux qu’il faudrait enfermer et déporter ce n’est pas eux. Car si nous continuons à agir ainsi, nous reproduisons des mécanismes violents qui ne feront rien d’autre que fomenter les phénomènes violents et les actes terroristes que nous craignons tant. Nous sommes en train de créer des nouveaux terroristes, migrants ou pas; la violence et la répression ne laissent la place qu’à la rage et à terme, à la violence. Le sens des rapports humains est bafoué par la machine bureaucratique qui fiscalise et enrichit l’assistanat public et social. Les migrants ne sont désormais que des chiffres sur des listes noires. Une fois à la frontière du premier pays européen, ils sont bloqués, tout en étant contraints d’avancer ou de disparaître. Quand ils n’arrivent pas à passer, ils sont réexpédiés au Sud (et dans ce cas, le voyage recommence) ou envoyés dans des camps d’attente. Une attente qui fait perdre le sens de la vie, quand on voit son enfant jouer dans le sable derrière des barbelés. La société civile qui ne s’oppose pas et qui ne pense pas une alternative devient complice de ce massacre. Nous ne pouvons pas déléguer la responsabilité aux politiciens, ça ne marchera pas. Ils sont au courant de tout, tout comme les grandes organisations, même si parfois elles dénoncent les horreurs avec des campagnes à signer avec un «clic». C’est à vous que j’ai décidé d’adresser ces dénonciations. Recherchez comment, quand et quels sont les choix politiques, et qui l’Union européenne subventionne. Soyez critiques et attentifs à ne pas laisser faire en racontant les faits pour salir la conscience de ceux qui se jouent de l’humanité. C’est une question de déplacement, rien de plus. Légaliser la mobilité? Une idée malsaine? Néfaste? Pour qui? Tous les peuples migreront en Suisse? Et nous allons probablement perdre des lingots d’or. Peut-être? Allons-nous essayer? L’ordre que nous cherchions ne peut pas être imposé ou maintenu sous contrôle, ni avec des barbelés, ni avec des murs ou des guerres; c’est une illusion, c’est contre nature. Que faire? Pour l’instant une couverture ne suffit pas.