Faut-il vraiment revenir sur Mai 68, tout le monde le fait, après tout! Mais si la majeure partie de ce que nous lisons ne nous satisfait pas, alors quel autre choix que de chercher des textes qui nous semblent refléter ce que certain-e-s d’entre nous ont véritablement vécu, et de ramer à contre-courant de ce qui ressemble plus à un enterrement en grande pompe qu’à une source d’inspiration. Certains des textes que nous publierons dans les mois à venir sont tirés du très bel agenda consacré à Mai 68 publié par les Editions HB.*
Une histoire de Mai 68 devrait aussi bien se faire géographie: «Dans ces quelques semaines, et dans celles qui ont précédé ou suivi immédiatement mai, cette lame de fond s’est produite ou reproduite dans tous les coins du monde, en Occident comme en Orient, dans les régimes ‘socialistes’ comme dans les régimes capitalistes, dans les pays hautement civilisés comme dans le tiers-monde, dans les dictatures comme dans les pays libéraux. Qu’on en juge: il y eut des soubresauts du même type en Italie, en Espagne, en RFA, en Suisse, en Belgique, en Angleterre, en Suède, en Grèce, en Turquie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie, en Chine, au Japon, en Inde, en Indonésie, en Thaïlande, aux USA, au Brésil, à Saint-Domingue, au Venezuela, en Uruguay, au Chili, en Argentine, au Congo-Kinshasa, au Sénégal, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, en Mauritanie, etc.»1
L’épicentre du séisme Il reste que Mai 68, c’est aussi, en France, neuf, voire dix millions de grévistes pendant trois semaines, soit «le plus grand mouvement de masse de l’histoire de France, la grève la plus importante du mouvement ouvrier français et l’unique insurrection ‘générale’ qu’aient connues les pays occidentaux surdéveloppés depuis la Seconde Guerre mondiale.»2 C’est pourquoi, si l’on peut évoquer les secousses de 68 en termes géologiques, il n’est probablement pas exagéré de situer en France l’épicentre du séisme. Ce qui n’autorise pas journalistes, sociologues et historiens à réduire, avec la complicité de quelques ex-soixante-huitards experts en retournement de veste, l’aire de l’événement au seul Quartier Latin.
Alors quoi? Comment? Pourquoi? «L’unique facteur international dont on [peut] affirmer avec certitude le rôle majeur dans les événements français [et] dans les insurrections survenues en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis, en Italie et ailleurs, [c’est] la critique de l’impérialisme américain et de la guerre du Viêt-nam.»3 Sartre voyait juste lorsque, trois ans avant 68, il observait que «l’enjeu n’est pas seulement le Viêt-nam. Si les Américains étaient chassés de Saigon, cela aurait bien sûr des répercussions dans tout le tiers-monde et cela impliquerait à terme des troubles en Amérique latine. Le but est bien de maintenir par la force l’ensemble du système d’oppression.»4
Mais on pourrait discuter à perte de vue causes, effets, enchaînements. «Dans des phénomènes historiques comme la Révolution de 1789, la Commune, la Révolution de 1917, il y a toujours une part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries causales. Les historiens n’aiment pas bien cet aspect, ils restaurent des causalités par après. Mais l’événement lui-même est en décrochage ou en rupture avec les causalités, c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui ouvre un nouveau champ de possibles. Prigogine a parlé de ces états où, même en physique, les petites différences se propagent au lieu de s’annuler, et où des phénomènes tout à fait indépendants entrent en résonance, en conjonction. En ce sens, un événement peut être contrarié, réprimé, récupéré, trahi, il n’en comporte pas moins quelque chose d’indépassable. Et encore les phénomènes historiques que nous invoquons s’accompagnaient de déterminismes ou de causalités, même s’ils étaient d’une autre nature. Mai 68 est plutôt de l’ordre d’un événement pur, libre de toute causalité normale ou normative. Son histoire est une ‘succession d’instabilités et de fluctuations amplifiées.’»5
Difficile, après cela, de privilégier telle ou telle date, telle ou telle péripétie. On s’y est risqué tout de même, ne serait-ce que pour se donner quelques repères: on trouvera donc dans cet article et dans les prochains numéros d’Archipel, un rappel des événements du mois correspondant de 1968, ainsi que des textes d’époque ou d’aujourd’hui sur le sujet.
Ouvriers, étudiants nous sommes… La grande affaire des mouvements de 1968 fut la (les) tentative(s) de rapprochement entre étudiants et ouvriers. Les pouvoirs l’avaient bien compris, qui cherchèrent à l’éviter absolument.
Certains, dans des pays aussi différents que l’Angleterre et la Pologne, réussirent même à manipuler les ouvriers contre les étudiants. Ailleurs, en Espagne par exemple, la solidarité était «naturelle» contre Franco. En France, il n’est pas anodin que la première affiche sortie du fameux atelier des Beaux-Arts ait porté ces trois simples mots: usines universités union. Pourtant, mis à part quelques cas particuliers comme celui de Nantes (où l’on a pu parler, pour rendre compte du mouvement, de la «Commune de Nantes»), ou celui du Comité d’Action Travailleurs Etudiants de Censier, la jonction échoua.
Le Parti communiste et la CGT ne ménagèrent pas leurs efforts pour l’empêcher. Dès le 3 mai, Georges Marchais dénonçait dans l’Humanité les «pseudo-révolutionnaires» du Mouvement du 22 mars dirigé par «l’anarchiste allemand Cohn-Bendit». Grosso modo, le discours du PC identifiait les étudiants gauchistes à des provocateurs, alliés objectifs de la réaction. Quant à la CGT, une fois les occupations d’usines commencées, elle se montra très vigilante pour interdire tout contact ouvriers-étudiants en empêchant systématiquement ces derniers de pénétrer dans les usines. En 1988, la Confédération publia un album-souvenir sur mai 68 (Un mois de mai très occupé, éd. le Temps des cerises). Georges Séguy, secrétaire général du syndicat en 68, y revenait sur un éventuel «malentendu entre la CGT et la jeunesse»: «On ne peut pas parler de malentendu. En revanche on peut parler de divergences entre une conception du syndicalisme, celle de la CGT en l’occurrence, et des options de caractère idéologique, dites gauchistes, qui avaient pénétré l’UNEF. Les désaccords se sont exprimés chaque fois que les leaders de cette tendance prétendaient se substituer aux dirigeants de la CGT pour conduire le mouvement de grève des travailleurs; ce qui était en jeu, c’était la conduite du mouvement et la nature de ses objectifs.»
Or, tant sur la «conduite du mouvement» que sur ses objectifs, la direction de la CGT, pas plus que celle des autres organisations syndicales ou politiques (PC en tête) ne pouvait ni ne voulait se mettre au diapason révolutionnaire. Force de l’habitude? Peur de la répression, voire de la guerre civile? Manque d’imagination? Probablement un peu de tout ça. Sans vouloir jouer à refaire l’histoire, on ne peut s’empêcher d’imaginer, avec un petit pincement au cœur, ce qui serait arrivé si…
François Bouchardeau
HB Editions
Yves Frémion, Les orgasmes de l’histoire, Encre éd. Paris 1980
Kristin Ross, op. cit.
Idem
Interview au Nouvel Observateur, 1er avril 1965, in Situations VIII, Gallimard, Paris 1972.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, «Mai 68 n’a pas eu lieu», Les Nouvelles littéraires 3-9 mai 1984, repris dans Deux régimes de fous, éd. de Minuit, Paris 2003
* Agenda de bureau en même temps qu’un beau livre à déguster tout au long de l’année: une histoire et une anthologie de Mai 68 en France et dans le monde.
168 pages, format 20 x 20 cm, reliure cartonnée.
A commander chez HB éditions, BP 49 - F-04301 Forcalquier cedex (25 euros + 5 euros de frais de port, chèques à l’ordre de HB éditions.)
Ephéméride avril 1968
En France: tout le mois, forte agitation à Nanterre. Pierre Juquin, du Parti Communiste, est expulsé d’un meeting par les «gauchistes». Le 27, arrestation de Daniel Cohn-Bendit.
A Prague, nouveau gouvernement «réformateur». Le «Printemps» s’installe.
Les étudiants boliviens manifestent à La Paz.
Du 2 au 4: affrontements armés police-étudiants au Brésil. A Rio, 5 morts et plus de 100 blessés.
Aux Etats-Unis, le 4: assassinat de Martin Luther King, qui suit de peu une vague d’arrestations de dirigeants des Black Panthers. Série d’émeutes noires dans tout le pays: 40 morts, 3.500 blessés, plus de 20.000 arrestations. Le 23: agitation étudiante à Columbia University (New York). La police en expulse les occupants le 30.
Le 11 en RFA: Rudi Dutschke, leader du SDS, organisation radicale des étudiants allemands, est grièvement blessé dans un attentat. Les jours suivants, manifestations étudiantes contre les bureaux du groupe de presse Springer dans toute l’Allemagne. 2 morts.