Entre les législatives du 2 décembre 2007 et les présidentielles du 2 mars 2008 se mettent en place, en Russie, une nouvelle équipe au pouvoir et un changement d’orientations encore largement énigmatiques, sous la houlette du président Vladimir Poutine et de son parti de pouvoir Russie Unie, un vaste conglomérat d’élites, sans idéologie ni programme précis.
Le candidat poutinien à la succession présidentielle a été désigné: c’est Dmitri Medvedev, un homme au profil «libéral», ce qui a agréablement surpris des observateurs occidentaux redoutant la promotion du rival Serguei Ivanov, jugé plus «étatiste», homme des siloviki (FSB, armée) et partisan d’une souveraineté russe renforcée tant dans l’économie qu’en politique internationale.
Les élections du 2 décembre 2007
En plébiscitant Vladimir Poutine à l’occasion d’élections législatives transformées en referendum, les 64,1% de votants en faveur de Russie Unie parmi les 63,7% d’électeurs russes participant au vote (soit environ 40% de l’électorat potentiel) ont choisi moins le parti que l’homme, Poutine, qu’ils identifient à la stabilité, à la volonté de sortir la Russie du gouffre de la régression, de la tiers-mondisation dans lequel elle paraissait sombrer dans les années 90. L’horizon de cette majorité n’est pas l’avenir radieux, ni même la certitude de lendemains meilleurs, mais simplement – à tort ou à raison – l’espoir d’une amélioration lente du niveau de vie. Les nouvelles classes moyennes et ceux qui espèrent en faire partie forment probablement la base sociale de cet électorat pro-Poutine. D’autres couches populaires y adhèrent, avant tout pour une fierté nationale retrouvée. L’installation d’un régime autoritaire se précise – et elle correspond à une large attente sociale d’«ordre» et de «sécurité» après une période identifiée au «chaos».
«Malhonnêtes» ces élections – toutes les oppositions, libérales, communiste et nationale-bolchevique, et l’OSCE sont de cet avis. C’est principalement le cas de l’Union des Forces de Droite SPS (0,9% des voix) et de Iabloko (1,5%).
La critique n’est pas moins vive dans l’opposition extra-électorale, le mouvement l’Autre Russie de Garry Kasparov, de l’ancien premier ministre ultralibéral Mikhaïl Kassianov et de l’économiste «libertarien» Andréi Illarionov. Il est très marginal mais bénéficie d’une immense caisse de résonance médiatique en Occident (et du soutien de la fondation américaine National Endowment for Democracy). L’Autre Russie, à dominante libérale, rassemble également les Nationaux-Bolcheviks (ou natsboly) d’Edouard Limonov, officiellement interdits mais toujours très visibles, et des franges de l’ultra-gauche.
Des fraudes massives ont manifestement eu lieu, notamment dans les républiques nord-caucasiennes. Ces fraudes étaient courantes dans tous les scrutins russes des années 90 sans que cela ne soulève de protestation en Occident. Cela dit, les quelques pourcentages de voix gagnées grâce à ces fraudes ne changent rien quant au fait que Russie Unie pouvait compter sur une majorité absolue bien assise. Tout au plus fera-t-on remarquer que son score (64,39%) est inférieur à celui de Poutine aux présidentielles de 2004 (71,31%) et aux cotes de popularité du président dans les sondages. Autrement dit, une frange de l’électorat ne confond pas «Poutine» et le parti des élites.
L(es) opposition(s) de gauche et populaires
Trois courants d’opposition se situent «à gauche»:
Le Parti communiste (KPRF) (11,6%) conteste les méthodes autoritaires de Poutine, sa politique antisociale, mais partage assez bien son orientation «anti-impérialiste» et nationaliste sur le plan international. Bien qu’allié des libéraux d’opposition sur le terrain de l’anti-autoritarisme, le PC, lui-même de tradition autoritaire et stalinienne, garde ses distances envers la droite (SPS, Iabloko, Kasparov), mais il se trouve également poussé à l’opposition sur son flanc gauche, par la Jeunesse Communiste et l’Avant-garde rouge de la jeunesse… qui ont participé aux «Marches» de Kasparov.
«La gauche de la gauche» russe, en effet, les organisations citées, ainsi que divers syndicats autonomes, groupes écologistes, libertaires, trotskistes se sont rapprochés des libéraux et de Kasparov. Dans cette gauche radicale extraparlementaire et dans les mouvements sociaux, il y a aussi des réactions de mise en garde contre le risque que les mouvements sociaux ne servent de «chair à canons» à une fraction (libérale) des élites.
Mikhaïl Gorbatchev, ancien président de l’URSS, poursuit son action pour la formation d’un courant social-démocrate, inexistant en Russie. Il dit approuver l’action de Poutine (redressement et indépendance du pays) mais non celle du parti du pouvoir Russie Unie, menaçant pour la démocratie.
Ajoutons ce fait que sans pouvoir être étiquetés «de gauche» ou «de droite», des mouvements protestataires spontanés se développent sous forme de grèves (exemple: Ford, St.Petersbourg) et de contestations de la réforme du logement (chargeant les milieux populaires des coûts du patrimoine immobilier public et de l’énergie, précédemment assumés par l’Etat.) La hausse des prix ajoute aux causes d’un mécontentement croissant, que les opposants à Poutine mettront à profit, non sans se heurter à des répressions susceptibles de déclencher des heurts violents.
D(es) opposition(s) de gauche… pro-Poutine?
Y a-t-il une ou des oppositions de gauche pro-Poutine?
C’est d’abord ce que laisse croire la formation Juste Russie entrée à la Douma avec 7,8%. Il est vrai que, dans certains endroits, ce parti inspiré par le Kremlin a remporté de beaux succès, comme à Astrakhan (20%), en s’appuyant sur les mouvements sociaux locaux qui contestent les aspects anti-sociaux de la politique gouvernementale.
Une autre gauche, antiglobaliste (ou antimondialiste) que l’on pourrait qualifier de «souverainiste» (pour reprendre une expression française) tente d’infléchir le cours poutinien dans un sens plus interventionniste d’Etat dans l’économie, tout en appuyant Poutine dans sa résistance aux pressions américaines et occidentales. Cette gauche souverainiste est l’adepte d’un rapprochement avec la Chine, l’Iran et le Venezuela de Chavez.
L’avenir immédiat du régime russe De l’avis général, un régime plus autoritaire et plus personnalisé se met en place. Les libéraux d’opposition
parlent volontiers de «totalitarisme» ou de «fascisme», de même que les nationaux-bolcheviks, qui pourtant se réfèrent à Lénine et à… Mussolini, au nom de la «révolution nationale». Mais sans doute les natsboly évoluentils depuis qu’ils sont au sein d'Autre Russie, avec Kasparov. Nous avons remarqué que les natsboly qui arboraient un drapeau à la faucille et au marteau couleur noire dans un cercle blanc sur fond rouge, ce qui rappelle l’esthétique du drapeau nazi, ont abandonné, depuis quelques semaines, la couleur rouge pour le noir. Mais de quel «noir» s’agit-il? Celui de l’Anarchie ou celui des chemises de même couleur?
L’Autre Russie déploie également des drapeaux blanc-jaune-noir, rappelant les couleurs de la monarchie tsariste. Apparemment, les références symboliques sont aussi confuses que les idéologies… dans un climat émotionnel qui frise en permanence l’hystérie.
Des analystes plus rationnels voient l’avènement en Russie d’un régime de «parti dominant», à l’instar du Parti libéral japonais au pouvoir de 1945 à 2000. C’était, il y a plus d’un an déjà, l’exemple cité par le politologue Andranik Migranian, proche du Kremlin. D’autres citent les exemples de Taïwan, du Mexique, de la Turquie ou de la Corée du Sud… comme autant de cas historiques de régimes forts au service de la «construction du capitalisme»… menant à la démocratie.
L’exemple chinois est également mis à contribution – le PC de Guennadi Ziouganov en est l’admirateur – mais ce serait oublier que le système d’encadrement du PC chinois a été détruit en URSS-Russie lors de l’auto-dissolution du PCUS en 1989-91! On ne ressuscitera pas le PCUS!
«On est loin du totalitarisme» notent plusieurs observateurs peu favorables à Poutine, mais soucieux de modération.
Mais il est également convenu que la majorité de la population est «en demande» d’un régime fort, ramenant plus d’«ordre» et de «sécurité», de protection sociale de la part de l’Etat. L’idée d’un «père de la nation», assurant la stabilité, a également fait son chemin.
A voir les jeunes criant «Poutine! Poutine!», note la Novaïa Gazeta, il faut croire que le culte du chef, en Russie, est inscrit «dans les gènes».
Les enjeux stratégiques internes et mondiaux Des analyses plus axées sur les enjeux stratégiques mettent en relief les choix qui se disputent actuellement au sein des élites et du gouvernement entre libéralisme et interventionnisme d’Etat. L’hebdomadaire américain Newsweek (10 décembre 2007) s’en fait l’écho. Il voit un camp globaliste (ouvert à l’Occident) opposé à un autre isolationniste. Dans le premier, il place le vice-premier et ministre des Finances Alexei Koudrine, réputé le plus libéral du gouvernement, et le ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov. Dans l’autre camp, les «durs» et «anti-américains» Igor Setchin, Nikolaï Patrouchev, patron du FSB, et Vladislav Sourkov, (ce dernier étant l’idéologue de la «démocratie souveraine»). Il était déjà courant de présenter deux des candidats potentiels de la succession au président comme représentants des deux blocs: l’ex-ministre de la Défense Serguei Ivanov côté «durs» et Dmitri Medvedev, chef du conseil des directeurs de GAZPROM, côté «libéraux», l’un et l’autre très poutiniens. Le choix de Russie Unie, donc de Poutine, s’est porté sur le «libéral» Dmitri Medvedev. Mais cela ne préjuge pas encore du rôle que jouera éventuellement son «rival» Serguei Ivanov et, surtout… Vladimir Poutine lui-même.
Mais les enjeux sont parfois présentés sous un autre angle, comme en témoigne l’analyse d’un économiste français très au fait des débats russes au sommet, Jacques Sapir. Selon lui, la politique russe s’éloignerait du libéralisme:
«Le remaniement ministériel de février 2007, qui a vu le ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, être promu au poste de vice-premier ministre, peut être considéré comme un symbole important de ce mouvement. Sergueï Ivanov est en effet, parmi les dirigeants russes, celui qui peut passer pour le plus engagé en faveur d’une politique industrielle active. Ce processus n’est pas circonscrit au cercle gouvernemental restreint. Il s’inscrit dans le cadre global d’une évolution qui voit l’ensemble de l’élite politique et économique russe se rallier à des conceptions interventionnistes et qui se traduit par la montée d’une forme de ‘patriotisme économique’. (…) Ce volontarisme russe s’est traduit par un double mouvement de réaffirmation de l’Etat dans l’économie et de re-concentration des activités. Dans les faits, on a vu apparaître une organisation de l’économie autour de trois secteurs dans lesquels le rôle de l’Etat est différencié:
un secteur prioritaire, celui de l’énergie et des matières premières qui doit être étroitement contrôlé par l’Etat;
un secteur des industries stratégiques qui se définit dans une logique de diversification où l’entrée des acteurs étrangers est possible et même souhaitée, comme c’est le cas pour la production automobile;
un secteur des autres industries où l’Etat n’intervient que pour faire respecter la législation commune.
La diversification de l’économie est devenue un axe stratégique de la politique économique.»
L’analyse de Sapir montre qu’il y a au moins deux approches de l’évolution russe, tant en Occident qu’en Russie, et tant à droite qu’à gauche. L’une voit surtout l’aspect «autoritaire» et se retrouve sur une ligne de «défense des libertés» qui est celle des libéraux et des oligarques déchus par Poutine, des mouvements de Droits de l’Homme animés en Russie par des militants en vue du libéralisme des années 90.
L’autre retient davantage les choix stratégiques de développement interne et de relations internationales. Sur ce terrain, la ligne «souverainiste» qu’adopterait Poutine s’éloigne forcément des conceptions néolibérales (au sens de ce terme chez nous), des recommandations (passées) du FMI et des exigences posées par les Etats-Unis, tant à l’adhésion de la Russie à l’OMC qu’à son acceptation dans la «communauté internationale» en tant que pays «véritablement démocratique».
La première approche, celle des libéraux russes et du plus large spectre de l’opinion occidentale – allant de l’administration Bush et à la gauche européenne y compris «radicale» – voit dans le régime poutinien une nouvelle «dictature» en puissance, obsédée par le complexe de «l’encerclement», et dès lors un pays qui, doté des armes nucléaire et énergétique, «équivoque dans le dossier iranien», menace l’Union Européenne et la paix internationale.
La deuxième analyse débouche sur un parti pris politique en faveur de Poutine, considéré comme «alternative» à l’hégémonisme américain, voire davantage selon Sapir: la Russie redevient dans les faits une alternative crédible en matière de stratégie de développement économique et industriel.
Les deux analyses peuvent également se rejoindre, en constatant la formation d’une «dictature» souverainiste que l’on peut également juger «alternative»… ou parfaitement inutile dans un pays engagé, bon gré mal gré, dans la voie de la globalisation.
8 décembre 2007 Les résultats Russie Unie (ER), parti du pouvoir, Boris Gryzlov): 64,30%
Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF), Guennadi Ziouganov: 11,57%
Parti Libéral-Démocratique de Russie (extrême droite nationaliste), Vladimir Jirinovski: 8,14%
Juste Russie (SR) (gauche pro-Poutine), Serguei Mironov: 7,4%
Russie Unie dispose d’une majorité absolue de sièges, et est qualifiée pour voter d’éventuels changements à la Constitution. Cette force impressionnante ne doit pas faire oublier que, jusqu’à nouvel ordre, Russie Unie n’est encore qu’un conglomérat d’élites sans idéologie ni programme, n’ayant de «ciment» que le leadership de Vladimir Poutine et la peur d’une «déstabilisation».Parmi les petites formations n’ayant pas franchi la barre des 7%, les libéraux essuient une défaite cinglante mais prévisible:
L’Union des Forces de Droite (SPS), le parti démocrate Iabloko et Force civique ne dépassent pas les 4% au total.
Les partis libéraux sont en déroute depuis le krach de 1998, sans doute discrédités par les réformes des années 90. Ils s’étaient déjà effondrés lors des élections de 2003. Ils n’étaient plus représentés à la Douma. La majorité des «démocrates» (eltsiniens) ont suivi le camp du pouvoir, rallié à Vladimir Poutine, lui-même choisi comme successeur par la «famille» Eltsine et l’oligarque Boris Berezovski, de préférence au centre-gauche qu’incarnait en 1998-99 Evgueny Primakov.
Réfugié «politique» à Londres, Boris Berezovski a lancé un nouvel appel au renversement de Poutine.
Dernières nouvelles Poutine a accepté de devenir premier ministre après le 8 mars, c’était la proposition de Dmitri Medvedev, candidat de Russie Unie à la présidence.
Côté oppositions de droite libérales, c’est la débâcle. Le SPS (Union des Forces de Droite) a tenu un congrès de vastes remises en question. Comme candidat aux présidentielles, il soutient l’un de ses leaders historiques, Boris Nemtsov.
Le parti démocrate Iabloko, également en crise, soutiendrait la candidature de l’ex-dissident Vladimir Boukovski qui professe des opinions à la lisière de l’extrême droite américaine.
Mais il y a également celle de l’ancien premier ministre libéral Mikhaïl Kassianov, membre de L’Autre Russie. Le leader de celle-ci, Garry Kasparov, a renoncé au combat trop inégal.
Sur les fronts extérieurs, la situation se tend: les «répliques» russes se multiplient au projet américain d’installer un bouclier anti-missiles en Pologne.
En cas de proclamation de l’indépendance du Kosovo, selon la presse russe, Moscou pourrait «reconnaître l’indépendance» de l’Abkhazie, actuellement territoire de la Géorgie ayant échappé à son contrôle.