En Suisse, depuis des années, on nous le rabâche. Le pays serait überfremdet , surpeuplé d’étrangers, une menace pour notre identité, nos acquis sociaux, notre culture, la sécurité de nos enfants sur le chemin de l’école, nos emplois….
Des courants nationalistes existent dans tous les pays européens. En Suisse règne «la peur d’être envahis par les étrangers» . Il est vrai que depuis 100 ans le pays est fortement surpeuplé d’étrangers, raison pour laquelle, comme tout le monde le sait, tout va de plus en plus mal.
Toute une armada de polices des étrangers, de bureaucrates de l’immigration, de fonctionnaires de l’asile, de gardes-frontières et de gardiens de centres de rétention tentent à coups de millions de nous protéger de ce fléau. Apparemment avec si peu de succès que le plus angoissé des parlements a nommé le plus grand prédicateur de l’Überfremdung , Christoph Blocher, ministre de la Justice, de la Police et de la Migration. Überfremdung , c’est quoi, au juste? Au fond personne ne le sait vraiment, mais beaucoup en ont peur.
Puisque Archipel est une publication bilingue, il nous faut essayer de traduire le mot Überfremdung en français. Le dictionnaire Langenscheidt nous propose: «envahissement par les étrangers» . Le contenu grotesque du mot est mis en évidence. C’est sans doute pour cette raison qu’il n’est pas devenu un slogan politique en Suisse Romande, dans la partie francophone de la Suisse. On ne trouve pas non plus d’équivalence dans d’autres langues. Le mot semble être une originalité de la culture germanophone; nous nous cantonnerons donc à la Suisse, à l’Autriche et à l’Allemagne.
En Autriche, ce mot est employé exclusivement par les adeptes de l’idéologie nationaliste-allemande. En Suisse alémanique, il est largement répandu, et peu de gens en sont scandalisés. On se souvient du parti politique nationale Aktion gegen die Überfremdung von Volk und Heimat (l’action nationale contre l’envahissement du peuple et de la patrie par les étrangers) de l’ultra-conservateur James Schwarzenbach. C’est lui qui a formulé dans les années 60 l’idéologie xénophobe qui sert aujourd’hui de référence à l’union Démocratique du Centre (UDC) de Christoph Blocher, l’actuel ministre de la Justice, de la Police et de la Migration. En Suisse, le mot Überfremdung est hélas trop souvent présent, à la télévision, dans les débats parlementaires, la presse locale, dans certains textes de lois et de décrets cantonaux.
Dans l’article 8 du décret d’application de la loi fédérale sur les étrangers, on peut lire par exemple dans la version allemande: «L’examen des demandes d’autorisation de séjour devra prendre en compte les intérêts économiques et intellectuels, la situation du marché du travail et le degré d’ Überfremdung» . L’Institut de recherche et de sondage «gfs.berne» sonde chaque année les Suisses sur leurs plus grandes peurs de l’année et leur pose entre autres la question suivante: «Avez-vous peur d’être envahis par les étrangers et les réfugiés?» En 2004, deux tiers, oui, deux tiers des personnes interrogées ont répondu qu’elles avaient peur que leur pays soit überfremdet . Il suffit de bien poser la question.
Comment se fait-il qu’un pays qui doit tant à ses immigrés, aussi bien ceux d’aujourd’hui que ceux des 150 dernières années, en remontant même jusqu’aux Huguenots, en arrive à les voir comme des ennemis? Dans son livre «Parler des étrangers» (Editions Chronos), Patrick Kury a recherché ce mot dans l’histoire suisse. La nation suisse est née d’une volonté politique. Faute des facteurs objectifs tels que la langue, la religion ou la culture pour la construction d’une véritable identité nationale, bon nombre de gens se reconnaissent dans la formule «ce qui est suisse, c’est ce qui n’est pas étranger» . Si l’on retourne la phrase, on arrive très vite à «ce qui est étranger menace la Suisse dans son existence» . Et la spirale est amorcée. Cette attitude s’est renforcée durant la crise des années 20 quand, suite à la création de la police des étrangers, le discours sur l’Überfremdung a pris une nouvelle orientation. Parler des «étrangers» était chargé d’antisémitisme et les formes de défense contre les Juifs en particulier se sont durcies bien avant l’arrivée au pouvoir du national-socialisme en Allemagne, où ce mot a été découvert et a pris sa terrible signification.
Aujourd’hui pourtant, dans ce même pays confronté à son passé, il existe une opération intitulée «le non-mot de l’année» . On demande aux citoyennes et aux citoyens de citer des mots et des formules de langage qui leur ont semblé particulièrement négatifs durant l’année écoulée, des mots et des formulations du langage public grossièrement impropres et susceptibles d’atteindre à la dignité humaine. Un jury composé de linguistes, de représentants d’institutions culturelles, du monde politique et associatif décide du «non-mot de l’année» .
En 1993, c’est le mot Überfremdung qui a été désigné. On peut lire dans l’exposé des motifs: «Il a été déterminant de constater que Überfremdung a toujours une connotation raciste. Jusqu’à 1934, c’était en Allemagne un terme purement économique signifiant trop d’argent étranger dans une entreprise. Ensuite le dictionnaire Duden a dû enregistrer en 1941 les significations suivantes: ‘invasion de races étrangères’, et ‘invasion de cultures étrangères’… Überfremdung est passé dans le langage courant, est devenu une formule de comptoir utilisée comme l’argument-force d’une xénophobie tous azimuts.»
L’encyclopédie libre Wikipedia est encore plus sévère: « Überfremdung est un slogan de l’idéologie de droite dans les pays germanophones. Il sous-entend que le nombre d’étrangers arrivant dans un pays est si élevé qu’il compromet le développement de sa propre culture, ou même l’empêche complètement, et qu’ils finiraient par prendre le pouvoir…» . Le terme a resurgi dans le débat politique en Allemagne, entre autres dans la version signée du Manifeste raciste de Heidelberg du 17 juin 1981.
Dans un «appel à tous les Allemands à résister à l’invasion» , des intellectuels d’extrême-droite comme Helmut Schröcke se sont efforcés de présenter l’Überfremdung comme un grave danger pour la société. Ce brûlot largement distribué se distinguait par un antisémitisme aigu. On y appelait «tous les patriotes allemands à résister au génocide de leur peuple, planifié officiellement par le pouvoir et perpétré par des méthodes brutales, à exiger l’abolition immédiate du droit d’asile pour les étrangers» et à stopper l’immigration des Juifs d’Europe de l’Est. Une procédure d’enquête pénale avait été ouverte par la police fédérale à l’encontre des 65 signataires, pour incitation à la haine raciale, mais elle a été suspendue en 1999.
«Ceux qui s’indignent des crimes xénophobes doivent se garder de laisser passer ou même d’utiliser certains mots, trop répandus. Ces mots font le lit des crimes» . Ces paroles ont été prononcées en 2000 par l’ancien président allemand Johannes Rau. Aujourd’hui, 60 ans après la fin de la guerre, si on veut regarder le passé et l’avenir en face, on ne doit pas les oublier, en Suisse non plus.
On peut aussi le dire plus simplement, comme l’a fait notre mouvement d’apprentis Hydra sur les affiches de la campagne menée à l’époque contre la propagande haineuse de Schwarzenbach:
«Le danger en Suisse, ce n’est pas l’invasion des étrangers, mais celle de la connerie!»
Et n’oubliez pas: le 18 juin * nous nous retrouvons à Berne sur la Waisenhausplatz à 14 heures pour une manifestation nationale contre la xénophobie. Assez de la politique de Blocher, nous tous qui vivons ici, quelque soit notre origine, notre passeport ou notre statut, nous sommes la Suisse.
Hannes Reiser
FCE – Suisse
* article écrit avant la manifestation