La coordination asile Vaud propose à toutes les forces qui sont mobilisées pour les droits des migrants le projet d’organiser des «Etats généraux» de l’immigration et de l’asile en novembre 2005 sur deux jours avant le lancement des référendums portant sur la loi d’asile et la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers.
Par rapport aux autres pays européens, les mouvements sociaux en Suisse butent régulièrement sur deux difficultés internes. La première est celle du «cantonalisme» qui enferme les mouvements dans des dynamiques héritées du fédéralisme politique. Si un certain nombre d’actions politiques peuvent – et doivent – se développer dans le cadre cantonal, un bon nombre de thématiques sociales recouvrent en même temps des enjeux au niveau fédéral, voire international. Le «cantonalisme» empêche ainsi souvent d’agir aux deux niveaux appropriés, le canton et le pays tout entier, et bloque les mouvements sociaux tant dans leur développement que dans leur capacité à peser sur les décisions institutionnelles (Chambres et Conseil fédéral) ou patronales.
La deuxième difficulté est toujours celle des langues respectives et la faiblesse financière chronique des mouvements sociaux qui interdisent bien souvent l’usage régulier des traductions, que ce soit pour des textes ou pour des rencontres.
A ces difficultés habituelles, rapidement esquissées, s’ajoutent dans le domaine des droits des migrants trois autres difficultés spécifiques.
La première est la division récurrente entre asile et immigration. Cette division se vérifie tant dans les conceptions et les analyses – qu'est-ce qui est particulier, qu’est-ce qui est commun – que dans les organisations et les actions, voire parmi les protagonistes eux-mêmes, c’est-à-dire les migrants et les nationaux engagés dans la solidarité. Cette division constitue un frein indéniable depuis plus de vingt ans au développement des luttes des migrants pour leurs droits et, de plus, elle rend difficile un discours unifié face aux attaques permanentes des milieux réactionnaires.
La deuxième est la coupure réelle entre les luttes menées en Suisse et celles menées à l’échelle européenne. Certes, des réseaux existent et quelques points de contact se matérialisent, notamment depuis l’apparition des forums sociaux européens, mais cela reste très fragile, peu collectif et avec de très faibles capacités d’action commune.
Enfin, la troisième est le piège tendu par l’usage des moyens dits de démocratie directe que sont le référendum et l’initiative. Non qu’il ne faille pas utiliser ces moyens – dont la portée n’est pas la même entre référendum et initiative – mais leur utilisation bloque souvent d’autres modes d’intervention, complémentaires ou spécifiques, voire même annihile la capacité créative des mouvements sociaux dans leurs formes d’actions.
Des Etats généraux au niveau suisse
Le projet est issu de débats tenus au sein de la coordination asile Vaud et d’un atelier organisé dans le cadre du Forum social suisse, le 5 juin 2005 à Fribourg.
Quant à l’appellation d’«Etats généraux», elle fait référence explicitement à un moment historique de la Révolution française qui a vu surgir le «Tiers Etat», c’est-à-dire le peuple, comme acteur décisif du changement social .
Les référendums
Devant le énième durcissement de la loi d’asile (LAsi), qui va réduire en lambeaux ce qui reste du droit à la protection devant la persécution, et devant la très grave révision de la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE devenant la LEtr), qui va institutionnaliser définitivement la discrimination comme fondement de la réglementation sur les immigrés, deux référendums vont être lancés. En effet, contrairement à certaines naïvetés exprimées ici et là, on ne peut compter sur le Conseil national pour «corriger» les dérives réactionnaires du Conseil des Etats.
Le lancement des référendums va marquer une première opposition collective à ces législations d’exception, liberticides et portant la xénophobie d’Etat à un seuil inégalé depuis 1945.
Mais, ils sont dès le départ lestés de deux handicaps majeurs. Le premier est celui de mettre de côté les premiers concernés, soit les migrants eux-mêmes. Le référendum n’est ouvert qu’aux électeurs suisses et les migrants devront se contenter pour l’essentiel de regarder «passer le train». Le deuxième est celui de ne pas pouvoir être efficace contre les deux lois en question. En effet, il est inutile d’imaginer que les référendums passent la rampe de la votation populaire. Nous allons donc les perdre, la seule inconnue est de savoir à quel pourcentage!
Il est donc important, vital même pour la dynamique du mouvement social, de le savoir dès le début et de présenter publiquement les référendums comme une étape dans notre opposition résolue à ces deux législations, comme une partie d’un tout. Autrement, il n’y aura que de l’amertume collective au soir de la défaite électorale et un reflux dangereux du mouvement.
C’est la raison pour laquelle nous proposons que les «Etats généraux» se tiennent avant le lancement des référendums afin que les campagnes référendaires – celle de la récolte des signatures puis celle de la votation elle-même – soient placées dans une dynamique plus large, plus globale et plus durable.
Le programme des «Etats généraux»
Les «Etats généraux» proposés s’articulent en trois moments forts.
Le premier est consacré à l’échange d’expériences (luttes et résistances sociales, accompagnements divers, bureaux de consultations, etc.) pour faire le point sur l’état réel du mouvement social, canton par canton, et cela tant en ce qui concerne les immigrés stables (luttes pour les droits politiques, programmes d’intégration, visa Schengen, naturalisations, secundos, etc.), les sans-papiers (régularisation, assurances sociales, conditions de travail, droit à l’éducation, droit à la formation post-obligatoire, expulsions, mesures de contrainte, etc.), les requérants d’asile NEM (aide d’urgence, aide sociale, séjour durable, mesures de contrainte, etc.), les requérants en cours de procédure (défense juridique, aide sociale, droit au travail, droit à l’éducation, droit à la formation post-obligatoire, traitements médicaux, exercices des droits civils comme le mariage, situation particulière des mineurs non accompagnés, etc.), les déboutés (exécution des renvois, application du principe de non-refoulement, mesures de contrainte, procédures extraordinaires, protections des gens menacés, etc.).
Dans cette première partie, ce sont les groupes de base, les associations, les collectifs, les syndicats qui ont la parole pour dire en synthèse ce qui se passe et ce qui se fait.
Le deuxième est dévolu à l’analyse de la situation tant politique (diversité des champs politiques dans les cantons) qu’institutionnelle (état du débat aux Chambres). Il s’agit aussi de thématiser les particularités et les similitudes de l’immigration et de l’asile mais aussi d’établir une relation entre la défense des droits des migrants et des droits sociaux de tous, notamment au travers des droits et libertés fondamentales largement attaqués par les divers pouvoirs gouvernementaux et patronaux, ici et au niveau international. Enfin, il faudra avoir un regard historique pour la nécessaire mémoire du mouvement et un regard continental pour élargir notre champ de vision.
Dans cette deuxième partie, ce sont des intervenants internes et externes qui prendront la parole pour livrer leur contribution permettant une appropriation collective de leurs réflexions.
Le troisième est celui réservé à la création collective. Il s’agira en effet de dégager une stratégie commune, à court et moyen terme, et d’envisager des pistes d’actions à réaliser ensemble, de manière décentralisée et centralisée.
Dans l’élaboration de cette stratégie commune, on abordera la question des campagnes référendaires, des alliances à nouer entre le mouvement social et les artistes, les intellectuels et les chercheurs, entre le mouvement social et les syndicats, les partis politiques et les Eglises. On abordera également les questions de la communication publique, des formes à donner à la popularisation de nos combats, aux actions culturelles à intensifier.
Quant aux pistes d’action à mettre en œuvre au cours des campagnes référendaires mais surtout dès le lendemain des votations sur les référendums, il s’agira de réfléchir à des propositions déjà faites comme «la grève des migrants», le «train de la solidarité» ou une «initiative populaire» pour les droits des migrants en lien avec la demande de ratification de la convention internationale idoine dont le Conseil fédéral refuse jusqu’à en étudier l’opportunité.
Enfin, ce troisième moment se conclura par la création d’un réseau suisse d’échanges d’informations, de réflexions et d’actions.
Dans cette troisième partie, on procédera par ateliers thématiques avec conclusions en plénum.
Les modalités
Ce projet d’ «Etats généraux» a été fait par la coordination asile Vaud au comité de Solidarité sans frontières (SOSF) le 1er juillet 2005.
Ce présent texte est la présentation de ce projet et la demande est que ce texte se diffuse et soit discuté dans l’ensemble du mouvement social. Le but est de faire adhérer le plus grand nombre de groupes à ce projet et de les associer dès le début à la réalisation de ces «Etat généraux» et à leurs suites.
Tout est à faire, mais nous croyons que la dynamique lancée par la manifestation nationale du 18 juin 2005 peut se poursuivre par ce rassemblement commun dont nous sortirons plus forts parce que nous nous connaîtrons mieux et que nous aurons fixé des échéances communes dont nous sommes maîtres au-delà des référendums nécessaires.
Pour que ces «Etats généraux» se déroulent le mieux possible et constituent cette plate-forme nationale immigration-asile que nous appelons de nos vœux, nous pensons que les réponses de chaque groupe intéressé doivent parvenir au plus tard à la mi-septembre, que le groupe de préparation soit constitué autour de SOSF et de tous ceux et toutes celles qui se proposeront pour y participer que les «Etats généraux» se tiennent à Berne, dans des locaux suffisamment spacieux, et sur deux jours afin de pouvoir travailler de manière efficace, sans stress inutile que les moyens soient pris pour assurer des traductions simultanées selon le système Babel mis au point dans les Forums sociaux européens.
Lausanne, le 27 juillet 2005
Bruno Clément*
* Secrétaire régional Comedia (le syndicat des médias)
Membre collectif de la coordination asile Vaud
Importance des Etats généraux
pour la Révolution française
La convocation des Etats généraux en France en 1789 a une très grande importance dans le processus révolutionnaire. C’est le moment où le «peuple» surgit dans l’Histoire, où le Tiers Etat (par rapport aux deux autres ordres, la Noblesse et le Clergé) prend la place que sa supériorité numérique et la revendication d’égalité lui permettaient de revendiquer. Bien que convoqués par le Roi, les Etats généraux conduisent à la fin de l’absolutisme, à la création de l’Assemblée nationale puis constituante, à l’abolition des privilèges et à la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. Les cahiers de doléance récoltés tout au long de l’année 1788 et au début 1789 montrent bien la soif d’égalité qui souffle sur la France, même si peu sont ceux qui demandent le renversement de la monarchie et l’établissement de la démocratie. La pression populaire a également joué un grand rôle dans tout ce processus, les constituants pouvant s’appuyer sur un vrai mouvement citoyen pour faire reculer le Roi et lui faire reconnaître l’Assemblée constituante. L’apparition de ce Tiers Etats sur la scène politique française inspirera plus tard la métaphore de l’apparition d’un autre acteur révolutionnaire: le Tiers monde au moment des décolonisations.
Plus modeste évidemment, l’idée d’Etats généraux de la migration vise également à faire le point de la situation et discuter entre nous (comme les doléances et l’assemblée constituante à l’époque) et s’appuyer sur un mouvement citoyen en progression pour revendiquer que le droit d’avoir des droits ne soit pas cantonné aux seuls nationaux. La Révolution française s’est arrêtée en chemin. Il faut que les idéaux de justice et d’égalité ne soient pas dévolus aux seuls bourgeois, mais à tout le peuple, national ou migrant. Les migrantEs sont ces nouveaux acteurs et actrices de la vie politique et sociale suisse qui ne veulent plus retourner dans l’ombre ou dans les ghettos sociaux, politiques et économiques. Que ces Etats généraux de la migration fassent vaciller sur leurs trônes les monarques du Conseil fédéral et leurs vassaux de l’administration fédérale et cantonale. Que finisse l’absolutisme et l’arbitraire, que les mouvements sociaux, artistiques et syndicaux rejoignent ce nouveau Tiers Etat que sont les migrantEs. Le mouvement est en marche, le processus est lancé.
le 27 juillet 2005
Yves Sancey
«En 4 ans, on prend racine»