Le cauchemar d’El Ejido, sa mer de serres, l’exploitation violente de la main-d’œuvre immigrée, est-il réformable? Non! Le saccage de la Bretagne, la pollution de toutes les nappes phréatiques par l’élevage industriel porcin est-il réformable? Non! Existe-t-il une alternative à l’industrie agroalimentaire? Peut-on nourrir autrement des millions d’urbains? Non!Sans un changement profond et radical de la société, une remise en cause des rapports sociaux, une redéfinition de la relation avec la nature globale – les humains, l’eau, l’air, les sols, les animaux – il n’est pas d’alternative possible. Dans cette situation, pourquoi PaïsAlp et son regroupement de petits paysans fermiers? Pour ne pas être complice, tout simplement. Pour vivre à l’échelle humaine, à l’échelle d’un paysage. Pour témoigner que l’on peut produire sans détruire, que l’on peut vivre dignement sans la recherche incessante et unique du profit à court terme, que l’argent n’est pas le seul rapport possible avec les consommateurs. Pour dénoncer inlassablement les délires mortifères de l’ultra libéralisme, de l’agrobusiness, pour qu’un changement profond de société, tout au fond de soi, reste un espoir…
L’association PaïsAlp regroupe une quarantaine de paysans fermiers. Les productions sont variées: fromages (chèvre, brebis, vache), légumes, fruits et petits fruits, vin, viande (ovine et bovine), pain, conserves, huile d’olive, herbes de Provence…
Créée en 1996, elle a pour objectif la prise en compte du mode de production fermier dans le paysage agricole actuel et de permettre son développement, la promotion de la qualité des produits fermiers auprès des consommateurs, la reconnaissance de l’agriculture fermière au niveau européen en partenariat avec d’autres associations homologues en Europe, avec dans un premier temps la création d’un réseau de producteurs fermiers européens.
Le producteur fermier est un agriculteur qui produit, transforme et vend sa production directement au consommateur, il développe une agriculture de qualité, respectueuse de l’environnement, des conditions de travail et de vie, des animaux, de la santé de tous. Valorisant le travail humain plutôt que le capital, la production fermière concerne des petites exploitations, la taille des fermes et les volumes produits sont volontairement limités pour garantir tous les critères de qualités. Elle privilégie la valeur ajoutée et non pas le chiffre d’affaire. Elle permet le maintien d’activités dans des zones difficiles et par extension la possibilité pour d’autres de s’installer, la préservation des savoir-faire…
PaïsAlp organisait en octobre dernier des Journées fermières européennes ; Patrice Meynet, chevrier et président de l’association, en ouverture de ces journées, avait donné le ton: «Le paysage lui-même est fabriqué pour les urbains et même par les urbains qui décident que l’on donnera des primes aux lavandes plantées à moins de deux cent mètres de la route. La vie réelle est oblitérée par le spectacle promu, fabriqué pour le tourisme de passage ou celui d’ici, permanent. Ce qui intéresse les gens, c’est le décor, les images de cartes postales… Nous sommes dans l’illusion d’une société paysanne et dans une artificialisation d’un décor demandé d’ailleurs, seule compte la valeur ajoutée du vendable. Les gens de l’extérieur ne voient qu’un pays vitrine, un pays aux enchères, un pays vendu au plus offrant… Un pays, ce n’est pas des produits, un pays n’est pas même un produit. Un pays c’est des gens, des producteurs de conscience, de réalité sociale et non pas de spectacle… A PaïsAlp, nous ne sommes pas des paysans artificiels suspendus aux ficelles des primes, nous n’avons à vous offrir que notre vie quotidienne, cause de notre plaisir à vivre ici et source de notre fierté de vivre dans des coins qui resteraient sinon déserts. En effet, ce ne sont pas des chiffres que nous pouvons aligner mais des savoir-faire. Nous sommes sûrs que la compétitivité, la viabilité économique, la mentalité de gagnant ne sont pas des perspectives pour les jeunes ou les nouveaux qui nous rejoignent… Non seulement nous respectons l’environnement mais surtout nous respectons l’homme. Nos méthodes de production ne compromettent pas l’avenir, ne recherchent pas le profit à court terme…».
Ces journées européennes, nous les avons voulues tout en contraste, contraste entre les dérives toujours croissantes d’une agriculture industrielle qui esclavagise, qui détruit, qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans le «surnaturel», et nos pratiques que nous voulons justes, dans le sens qu’elles n’exploitent, ni les humains, ni les sols, ni les animaux, ni les végétaux.
Projections de films, exposition de photos, conférences et débats étaient au programme pour dénoncer: l’exploitation et les conditions de vie des immigrés dans les serres d’Andalousie ou de Provence, la course folle à la marchandisation du vivant par le biais des OGM notamment, les maladies toujours plus nombreuses et fréquentes dues aux pesticides, herbicides, engrais chimiques…
A l’opposé, ces journées se clôturaient par un grand marché fermier. Nous avaient rejoints des associations ressemblant à la nôtre, Idoki du Pays basque, Coppla Kasa d’Autriche, AVEC de la région lyonnaise, mais aussi des Slovènes, des viticultrices italiennes, des maraîchers madrilènes… de nombreux artisans que nous avions invités parce qu’ils partagent nos préoccupations, notre envie de résister au rouleau compresseur libéral. Et puis il y avait les expositions: l’histoire de la laine, les multiples céréales anciennes sur pied présentées et racontées par un de leurs protecteurs, la bourse aux semences et le travail de l’association Kokopelli * pour la sauvegarde de centaines de variétés de légumes menacées de disparition, quelques animaux de ferme. Troublant le nombre de gens qui se bousculaient pour montrer ces animaux à leurs enfants, les occasions de les voir «en vrai» se font rares.
Enormément de gens de toute la région sont venus pour voir, entendre, goûter et aussi ramener chez eux des produits ou des objets. L’occasion pour nous de raconter ce que l’on fait, pourquoi on le fait et contre quoi l’on se bat. Une belle journée d’amitié et de rencontres, un contraste de plus dans ce monde qui n’est la plupart du temps fait que de rapports marchands.
L’association PaïsAlp n’est, ni ne veut être une alternative ou un modèle, elle n’est que le rassemblement de femmes et d’hommes qui se sont choisis pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils font. PaïsAlp c’est simplement un témoignage de refus, et l’expression de la volonté d’une vie librement choisie.
Bertrand Burollet, vigneron
PaïsAlp/FCE – France
* voir Archipel no 101, janvier 2003 «Quelles semences pour nourrir les peuples» et 108, septembre 2003 «Là où germe la semence» sur <www.forumcivique.org>