Patrick Herman, après avoir enseigné quelques années dans la région parisienne, migre vers le Sud et devient paysan en agriculture biologique. Investi pendant de longues années dans le monde syndical et associatif, il trouve un prolongement à cette activité dans le journalisme* .
Politique agricole commune, crises de surproduction, agriculteurs en colère, négociations internationales, subventions… Depuis des décennies, on parle d’agriculture dans la presse. Dans le même temps, le déplacement des populations vers les villes a coupé pour la plupart tout lien avec la réalité des différents modes de production agricole. Qui connaît la diversité des terroirs, qui se souvient des différentes variétés de fruits et légumes, de leur période de maturité et de cueillette à une époque où la part consacrée à l’alimentation n’a jamais été aussi basse dans les budgets familiaux de nos pays? Hors du milieu agricole et rural, c’est dans l’indifférence quasi générale que s’est opéré, bien avant la sidérurgie et le textile, le plus grand plan de restructuration touchant un secteur clé de l’économie de notre pays: plusieurs millions d’agriculteurs ont disparu en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’élimination a été plus ou moins sauvage selon les productions: à l’heure où, tout en favorisant la concentration des exploitations, l’Europe protégeait ses grands produits traditionnels (céréales, lait, viande bovine, sucre) par des systèmes de taxes variables à l’importation et de restitutions à l’exportation, la production de fruits et légumes était livrée au libre jeu du marché. Le développement des infrastructures de transport, l’implantation de zones spécialisées et le poids croissant de la grande distribution allaient désormais marcher de pair. Premières victimes: le système traditionnel de polyculture-élevage et l’arboriculture sèche de l’arrière-pays. Puis les variétés anciennes, issues des sélections pratiquées par des générations de paysans, mais jugées pas assez productives et pas assez calibrées. Enfin la population paysanne elle-même, dépouillée d’une relative autonomie qui s’était construite au fil du temps: le paysan disparaît, place à l’exploitant agricole, voire à l’agri-manager. Derrière lui, l’industrie d’amont: elle est chimique, technologique, bancaire, entre autres, et impose ses prix. A la hausse. En aval, l’industrie du conditionnement, du transport, de la logistique et de la distribution. Elle impose ses prix. A la baisse. Entre les deux désormais, de simples fournisseurs de matière première. Dans les Bouches-du-Rhône les formes sociétaires progressent, en Andalousie, la petite exploitation familiale survit encore, mais partout la logique est la même: faire baisser le coût de la main-d’œuvre. A tout prix. Contrats OMI, contrats d’origine, CDD, prestataires de services, les employeurs dosent leur système de main-d’œuvre de diverses manières, sans jamais oublier l’armée de réserve des soi-disant «irrégulier(e)s». La roue a tourné: ce sont souvent d’anciens ouvriers agricoles, des migrants des générations précédentes qui imposent leur loi sur leurs terres à ces nouvelles populations vulnérables. La roue tourne: pendant qu’en Equateur des migrants d’Amérique centrale viennent ramasser les bananes dans les grands domaines des multinationales américaines, des Equatoriens s’envolent pour les orangeraies espagnoles où ils sont payés quelques euros de l’heure. Avant, parfois, de se retrouver dans le sud de la France. Photographier cela, écrire cela, tout en sachant que des images, des mots n’ont jamais changé le monde. Juste faire entendre le grincement de la roue avant que peut-être, un jour, elle ne se bloque.
Patrick Herman
* Il a, entre autres, collaboré au Monde Diplomatique, Politis, Nature et Progrès, Alternatives Internationales, Témoignage Chrétien, L’Ecologiste.
Ces deux textes sont extraits de «La Roue, ou la noria des saisonniers agricoles»*, Ed. Khiasma Sud. L’association Khiasma associe des pratiques artistiques à une réflexion sur des enjeux contemporains, qu’ils soient sociaux, économiques, politiques, scientifiques ou encore sportifs. Les actions de Khiasma se fondent sur le principe de la participation du public. Sa politique s’articule autour de la publication de documents réalisés dans le cadre de projets de long terme, souvent portés par la nécessité de construire des nouvelles formes d’engagement, de citoyenneté. La collection Limitrophe rassemble des contributions sur le thème des frontières et de la migration. Dans cette proposition, le livre engage témoins et auteurs dans des formes qui se jouent du mélange des genres: récits de vie, photographie, création graphique, journal, scénario, théâtre, essai.
* Photographies Yohanne Lamoulère, Textes Patrick Herman, 80 pages quadri, 17 euros. A commander chez Khiasma Sud, 11 rue des frères Silvy
F-13600 Ceyreste
Contact: www.khiasma.net - khiasmasud(at)free.fr