Pour compléter les réactions à chaud de Jürgen Kräftner, présent sur place pendant la «révolution» ukrainienne, nous vous proposons l’article suivant, rédigé d’après un entretien sur les ondes de Radio Zinzine avec Jean-Marie Chauvier1 , journaliste belge et spécialiste de l’ex-URSS. Au lendemain du scrutin qui a vu la victoire de Iouchtchenko, il replace ces élections dans un contexte historique et géopolitique.
Je crois d’abord que toute prise de position pro-Est ou pro-Ouest, pour les bons ou les méchants ou en faveur d’un camp ou de l’autre relève de l’orchestration ou d’une vision très parcellaire, de l’émotion ou du réflexe pavlovien anti-russe, si cette position n’est pas éclairée dans les trois dimensions suivantes:
Il y a la dimension des enjeux géostratégiques, les luttes d’influence entre Russie et Etats-Unis d’abord, et secondairement avec l’Union Européenne.
Deuxième dimension, la nature de la confrontation entre les groupes, d’un côté Yanoukovitch et Koutchma, et de l’autre Iouchtchenko; la nature de ces groupes, leur enracinement social, et là, parler de pro-russe ou pro-occidental est plutôt simpliste.
Et puis il y a les différences historiques: à la veille de la guerre de 1914, 20 % des territoires de l’Ukraine actuelle se trouvaient dans l’Empire austro-hongrois et 80 % se trouvaient dans l’Empire Russe; dans l’entre-deux-guerres, les itinéraires ont encore été différents. Il y a donc aussi des différences culturelles, linguistiques, entre les deux Ukraines, l’Est et l’Ouest; mais on pourrait aussi parler de quatre, cinq Ukraine, parce que c’est encore différent dans le Centre, dans le Sud, en Crimée, et même en Ukraine occidentale, le climat politique, les populations sont très différents d’une région à l’autre. Par exemple la situation en Transcarpatie n’est pas du tout comparable avec celle de la Galicie qui est, avec sa capitale Lviv – Lvov en polonais –, le bastion historique du traditionalisme.
Une nouvelle nation politique
Les résultats des élections ont confirmé ce qu’on savait déjà lors du premier et du deuxième tours, à savoir qu’il y a des comportements politiques différents d’une région à l’autre et qu’il ne peut donc pas y avoir de victoire totale d’un camp ou de l’autre, à moins d’accepter un scénario de type yougoslave, ce qui n’est pas totalement exclu. Ceci ramène aux enjeux stratégiques, puisque c’est dans la tête de certains stratèges ou de certains excités que ce genre de scénario existe.
On dit Iouchtchenko vainqueur, on l’a présenté dès hier 2 dans nos médias comme le président, il y a effectivement victoire et une progression par rapport au tour précédent. Mais cette victoire n’est pas seulement due à l’implantation à l’Ouest de Iouchtchenko et à la majorité écrasante dont il dispose dans les régions occidentales. Si c’était le cas, les résultats seraient fifty-fifty. Iouchtchenko est fort d’une mobilisation populaire contre les fraudes entre les deux tours qui a joué en sa faveur, alors qu’il n’y avait pas de mobilisation comparable dans les régions de l’Est. Il y a donc là un mouvement profond, un véritable mouvement politique, et même ce qu’un observateur russe a appelé «la naissance d’une nouvelle nation politique». C’est peut-être l’événement politique principal, cette apparition sur les places de Kiev et des villes de l’Ouest en tout cas, d’une jeune nation, d’une nouvelle génération qui non seulement n’a pas connu l’époque soviétique, mais qui n’a pas vécu en symbiose avec la Russie comme c’est le cas pour les populations de l’Est. Cette nation politique se forme et elle n’est pas seulement présente à l’Ouest, elle a également progressé au centre de l’Ukraine, et même dans certaines régions du Sud, du côté d’Odessa entre autres. On a donc vraiment un rapport de force politique qui s’est modifié en faveur de Victor Iouchtchenko. Mais il va falloir passer au compromis, peut-être à des formules de fédéralisation, pour rendre viable cette nouvelle Ukraine et éviter la désagrégation.
Au moment de la dislocation de l’Union Soviétique, on a pu entendre des prédictions apocalyptiques sur ce qui allait se passer en Ukraine; la CIA avait sorti à l’époque un document prédisant une confrontation entre la Russie et l’Ukraine à propos des territoires contestés tels que la Crimée, du partage de la flotte de la Mer Noire, etc. Rien de tout cela n’est arrivé, les Ukrainiens sont toujours restés d’une placidité exemplaire. On a peut-être eu tort d’interpréter cela comme une stabilité ou une stagnation, c’était en partie vrai, mais avec le temps et avec l’arrivée d’une nouvelle génération se sont opérés des changements profonds. La différenciation entre les régions ne mène pas à une confrontation en raison de ces traditions politiques, mais le danger n’est pas écarté. Jacques Attali 3, il y a quelques semaines dans un entretien dans «Le Figaro», mettait en garde les Européens contre des interventions intempestives en leur rappelant le désastre yougoslave.
Désagrégation en vue?
Il faut bien dire qu’il y a tentative de déstabilisation, une volonté de faire basculer l’Ukraine toute entière dans le camp euro-atlantique. Le géostratège Sbic Bjenzinski a bien expliqué dans ses différents ouvrages, y compris le dernier paru en 2004, «Le vrai choix» 4, qu’on est toujours dans le scénario de la dislocation de l’Union Soviétique: on a cru que tout s’était terminé, il y a onze ou douze ans, avec la constitution de quinze nouveaux Etats mais tous les problèmes, les effets retards, se manifestent encore aujourd’hui. Il s’agit d’un repartage des territoires et des ressources de cet immense espace précédemment soustrait à l’ordre mondial mais qui doit désormais réintégrer le marché mondial.
Bjenzinski explique bien que pour l’Occident, l’enjeu principal est ce qu’il appelle l’échiquier eurasien, cet immense territoire qui correspond pour l’essentiel à l’ancienne Union Soviétique, la perspective étant un monde lointain, mais peut-être déjà proche, où la Chine apparaît comme nouvelle super-puissance. Le scénario intègre le partage de ces territoires et de ces ressources – les principales étant pétrolières, avec le bassin sibérien et le bassin caspien. Toutes les manœuvres en Asie Centrale, en Caspienne, dans le Caucase, dans les pétroles russes, l’affaire Ioucos, vont dans le même sens. Je ne crois pas à un grand complot, mais tout est interconnecté.
Des stratèges américains tels que Bjenzinski ont averti depuis des années que l’Ukraine était un pivot, et cela pour plusieurs raisons:
Il s’agit d’un corridor énergétique fantastique; 90 % du gaz naturel russe traverse l’Ukraine; sa position géopolitique, c’est d’être le corridor qui va de l’Europe au cœur de l’ensemble slave et aux confins du Caucase et sur les rives de la mer Noire, pas très loin du bassin de la Caspienne.
Le deuxième aspect, c’est que l’Ukraine, en se détachant de la Russie non seulement politiquement mais économiquement et culturellement entraîne une véritable modification de la nature de l’Etat russe lui-même, compte tenu des liens historiques, économiques et culturels entre les deux pays. A l’Est et déjà depuis des siècles, des brassages de populations ont eu lieu, pas seulement entre Ukrainiens et Russes mais également Tatares, Allemands, Grecs, et notamment des nationalités qui peuplaient l’Union Soviétique. Il y a une imbrication de l’est de l’Ukraine dans les filières technologiques de l’économie de l’ex-Union Soviétique.
Un marché commun eurasiatique
On arrive alors au cœur d’enjeux très actuels: il s'agit du projet, déjà ratifié par les parlements russe et ukrainien, de former un espace économique unique, une sorte de marché commun eurasiatique entre Russie, Ukraine, Biélorussie, et Kazakhstan, marché commun dont le président Koutchma, avant les élections, réclamait qu’il soit une véritable zone de libre échange. Il ne s’agit plus d’une communauté de coopération économique comme autrefois le COMECON du bloc de l’Est, mais d’une zone de libre circulation des marchandises et des capitaux. Ce projet est en train de se mettre en place et pour les Etats-Unis, comme pour je crois l’Union Européenne, il s’agit de faire échouer ce projet: l’Ukraine, plus la Russie, plus le Kazakhstan – la Biélorussie est un petit pays – représentent l’essentiel du potentiel économique et énergétique de l’ancienne Union Soviétique, un potentiel très diminué, certes, mais néanmoins conséquent.
Plusieurs déclarations vont dans le sens des craintes d’une reconstitution d’une puissance russe, de néo-impérialisme russe; déclarations plus discrètes du côté européen. Les Russes se défendent en général en affirmant que ce ne sont pas des projets rivaux, qu’on peut parfaitement imaginer des synergies, une coopération entre les deux Unions.
De la «révolution de la rose» à la «révolution orange»
On oublie souvent que Léonid Koutchma, le président sortant qu’on présente toujours comme pro-russe, a été également pro-américain, si on veut utiliser ce vocabulaire simpliste, c’est tout de même lui qui a introduit l’OTAN, l’assistance militaire américaine en Ukraine, c’est lui qui a rapproché l’Ukraine de l’Union Européenne et il était plus favorable à un rapprochement avec l’Union Européenne qu’à ce projet patronné par la Russie. Mais la position de Koutchma a évolué, il a pris la mesure des réalités, à savoir que l’Union Européenne n’est pas prête à accueillir l’Ukraine, à court terme, pas plus que la Turquie, et que par conséquent l’option russe était à ses yeux plus intéressante. Ce tournant s’est fait il y a quelques années, et c’est là que Léonid Koutchma est devenu un méchant, et non pas parce qu’il n’était pas un démocrate ou qu’il avait des méthodes mafieuses de gouvernement. On peut faire un parallèle avec ce qui est arrivé en Géorgie avec le président Chevernadzé, qui avait rendu de grands services à l’Occident et aux Etats-Unis. Il s’est, à un moment donné, révélé pour toutes sortes de raisons inadéquat, et devait donc être renversé: il y a eu la «Révolution de la Rose» l’année dernière, on a la «Révolution orange» cette année en Ukraine. Rappelez-vous, quand on a parlé de ce qui se passait en Géorgie, notamment à Radio Zinzine, on disait «la prochaine étape, c’est l’Ukraine» 5.
Balkanisation de l’Ukraine
La balkanisation est une opération à deux dimensions. Il y a deux conditions pour qu’on puisse balkaniser: il faut d’abord que la société soit en crise, qu’elle soit friable, qu’elle soit en voie de déstabilisation, et il faut des interventions extérieures, c’est le cas des Balkans européens et c’est ce que Bjenzinski appelle les Balkans eurasiens.
Ce qui est remarquable chez Bjenzinski, c’est qu’il exprime avec une clarté et un talent admirables ce que je crois être les objectifs globaux suivis par la politique américaine, avec des nuances au sens que Bjenzinski, par exemple, est beaucoup plus obsédé par la Russie que par le Moyen Orient, et qu’il reproche à l’administration Bush sa guerre en Irak, et son obsession islamophobe.
Les ingérences américaines en Ukraine, en Géorgie, ou ailleurs, ce ne sont pas seulement les idées de Bjenzinski, ou la fondation Soros; Madame Madeleine Albright et son institut démocratique national, la Freedom House, qui est une couverture de la CIA, sont à pied d’œuvre depuis deux ou trois ans. Elle est régulièrement à Kiev, elle parle devant des assemblées regroupant des dizaines d’ONG démocratiques ukrainiennes, directement ou indirectement financées par tout un réseau de fondations états-uniennes de diverses tendances.
Le Guardian du 26 novembre affirmait que l’administration Bush avait dépensé 65 millions de dollars pour la campagne de Iouchtchenko, c’est officiel, et on ne compte pas les fonds privés, les fondations privées qui n’émargent pas au budget officiel des Etats-Unis. Ceci couvre le salaire des chefs de détachements d’étudiants, des salaires quotidiens versés aux manifestants, des cuisines de campagne à repas chauds, 1.200 tentes à 200 dollars chacune, d’immenses écrans à plasma, des vêtements, des chaussures d’hiver distribués gratuitement parmi les manifestants. Selon le Guardian, «un seul et même scénario de prise du pouvoir a été utilisé en 2000 en Yougoslavie par toute une armée de techniciens de la politique, de conseillers et de diplomates américains, secondés par les ONG et les partis politiques locaux» , scénario dirigé par l’ambassadeur des Etats-Unis à Belgrade, également en poste au moment de la «Révolution de la Rose» en Géorgie.
On ne peut évidemment pas parler de cela aux jeunes Ukrainiens qui sont là sur les places et qui estiment qu’ils le sont spontanément, car ils sont là spontanément. Je viens moi-même de déraper en disant «les jeunes Ukrainiens» . Encore une fois, il n’y a pas «les Ukrainiens» , il y a des Ukrainiens différents selon les régions, il n’y a pas que ceux qu’ont voit et qu’on montre sur la Place de l’Indépendance à Kiev. Il faudrait effectivement voir de quoi ils sont représentatifs: la majorité des gens qu’on voit manifester est constituée d’étudiants, des représentants de la petite bourgeoisie, des classes moyennes, de tout ceux qui placent leurs espoirs dans une libéralisation de type occidental. A l’Est, on a affaire à des ouvriers, en grande partie des mineurs, insérés dans un système industriel plus classique hérité de l’Union Soviétique – le même qu’en Europe occidentale il n’y a pas si longtemps – on a ainsi un clivage social et des intérêts, et donc des préoccupations, différents. Les gens de l’Est, ces ouvriers, ces mineurs, sont évidemment inquiets de voir une libéralisation et un repartage des biens se faire au détriment de leur emploi, au prix de fermetures d’usines, de mines, d’un chômage massif, etc. Ces craintes sociales sont très présentes à l’Est et font que les ouvriers votent pour Yanoukovitch alors qu’ils ne le considèrent pas nécessairement comme un des leurs. On n’est pas dans un schéma de lutte des classes, on a affaire à des groupes industriels à l’Est qui ont privatisé, qui se sont enrichis selon des méthodes mafieuses, comme en Russie, comme en Ukraine occidentale.
Des différences sociales aussi au sommet
On n’a pas parlé non plus de ces différences sociales, pas seulement à la base mais aussi au sommet, entre les deux groupes, que dis-je, entre les multiples groupes. Vous avez à l’Est des groupes industriels qui ont privatisé les industries soviétiques et qui sont organisés selon un mode traditionnel clanique: il y a le clan de Popetrov, il y a le clan auquel est lié Koutchma, il y a le clan de la région minière de Dombaz, dont le leader politique est Yanoukovitch, remarquez que Koutchma et Yanoukovitch ne sont pas dans le même clan, ce qui peut expliquer certaines tensions et le fait que Yanoukovitch ait été littéralement lâché par Koutchma ces dernières semaines, il y a un clan à Kiev également. Si l’on étudie la position sociale des gens qui entourent Iouchtchenko, son itinéraire comme premier ministre, ses liens, on s’aperçoit qu’il appartient d’avantage à un monde des affaires tourné vers les banques occidentales, lié d’avantage au capital financier, qui est lié au capital industriel, qui est lié aussi aux intérêts russes, notamment dans le secteur nucléaire à l’Ouest.
On a affaire à des profils sociaux différents aussi bien au niveau des bases électorales que des élites de pouvoir.
Il a publié une double page dans le numéro de janvier du Monde Diplomatique intitulée: ‘un bouleversement géopolitique, les multiples pièces de l’échiquier ukrainien’. **
L’entretien a été réalisé le 29 décembre 2004, au lendemain des élections qui ont vu la victoire de Iouchtchenko, et n'a pas été relu par J. M. C.
Ancien Secrétaire Général de l’Elysée sous Mitterrand, aujourd’hui écrivain
Voir Archipel no 118 de juillet 2004: «Désagréger la Russie et l’Iran, un objectif pour les Etats-Unis?» de J. M. Chauvier
Sur la «révolution de la rose» en Géorgie, voir les articles de J. M. Chauvier dans Archipel No 112, 113 et 114 de janvier, février et mars 2004