De septembre 2007 à mars 2008, Isa Fremeaux et John Jordan ont parcouru l’Europe à la rencontre de 12 utopies anticapitalistes et autogérées, afin de démontrer que vivre malgré le capitalisme est non seulement possible mais peut-être aussi beau, enrichissant, source d’inspiration pour les autres*. Cet article relate la troisième escale de leur périple: l’école anarchiste Paideia au sud-ouest de l’Espagne.
Paideia est un îlot de, et en, résistance… D’ailleurs c’est exactement à cela que ressemble cette école libre de Mérida: une maison jaune entourée d’un jardin asséché et de quelques arbres, se tenant fièrement au milieu d’un océan de ronds-points à demi terminés et de chemins boueux creusés par des tractopelles. Il y a à peine un an, l’école anarchiste était au milieu d’un immense champ d’oliviers… Mais le développement urbain a, comme d’habitude, fait fi des arbres centenaires pour faire place à un énième complexe d’appartements.
Si cette situation géographique insolite exaspère et attriste autant les élèves que les instituteurs, elle ne les arrêtera certainement pas. L’école est le fruit d’une bataille permanente depuis 1978; elle a tenu bon face à tous les obstacles mis sur sa route, quelques véhicules industriels ne risquent pas de la faire plier. D’ailleurs l’endurance de Paideia n’a rien d’étonnant lorsque l’on rencontre Pepita, l’une des fondatrices de l’école libertaire: sous les cheveux rouge feu de cette femme petite et costaude, la ténacité du regard vous fait vite penser qu’il doit être plus facile de déplacer des montagnes que de la faire dévier du but qu’elle s’est donné.
On peut imaginer que ce but-là a dû nécessiter beaucoup d’obstination! Une école anarchiste, gérée par les élèves eux-mêmes, où l’une des valeurs fondamentales est le refus de toute autorité n’a certainement pas été simple, ni à mettre en place, ni à pérenniser. Et pourtant 29 ans après sa création Paideia est bien là avec ses 60 élèves et ses 10 professeurs, démontrant à tous les cyniques qu’il est possible, avec beaucoup de patience et de conviction d’appliquer les principes anarchistes à l’éducation des enfants sans mener au chaos. Bien au contraire.
Paideia est le concept antique grec faisant référence au processus de construction du caractère des citoyens. A l’école libre de Mérida, c’est ainsi que l’on considère l’éducation. Tout est basé sur 7 valeurs fondamentales: l’égalité, la solidarité, la justice, la liberté, la non-violence, la culture et le bonheur. Ce dernier est vu comme le plus important, car il est la somme de toutes les autres valeurs et l’objectif final de l’école. Mais comme nous l’a rappelé Pepita «le bonheur ce n’est pas avoir tout ce que l’on veut, c’est acquérir une vraie stabilité et maturité émotionnelle».
L’assemblée Le cœur du fonctionnement de l’école, comme tout groupe anarchiste qui se respecte, est l’assemblée: organe de démocratie directe où tous participent aux débats, où les décisions sont prises collectivement sans hiérarchie mais dans le respect de chacun. Ainsi qu’il s’agisse de l’emploi du temps, des matières à étudier, des menus ou des résolutions de conflits, la vie de l’école est régie par les assemblées où enfants et adultes travaillent de concert. Ces assemblées, qu’elles soient au niveau de l’école entière ou par groupe d’âge sont animées par les élèves eux-mêmes, à tour de rôle.
Le résultat le plus frappant de cette pédagogie est la maturité des enfants de Paideia: dès le plus jeune âge ils se montrent capables d’exposer leurs idées et leurs émotions, de raisonner, de faire part de leurs désaccords, de s’écouter les uns les autres et surtout d’émettre des propositions pour toujours trouver une solution acceptable par tous.
Il faut dire que l’apprentissage commence jeune: dès l’âge de 2 ans, les enfants décident des activités de la journée par assemblée. «Evidemment les plus petits ne participent pas vraiment. Mais ils apprennent vite que l’assemblée est un lieu où l’on s’assoit en cercle, où l’on est calme, où l’on écoute ceux qui parlent» nous explique Olivia tout en gardant un œil sur une fillette en équilibre précaire sur une balançoire. «C’est vous les instits qui animez les assemblées des petits j’imagine?» «Non, ce sont les plus grands, ceux de 4 ans. Ils font ça très bien, très sérieusement» me répond-elle comme si c’était la chose la plus évidente qui soit…
A la base de Paideia est ainsi une foi profonde en la capacité des enfants (et des plus grands) pour l’autogestion. Celle-ci n’est pas vue comme un don inné, mais elle s’acquiert lentement avec beaucoup de pratique.
La non-violence «C’est aussi comme cela que l’on enseigne la non-violence» m’explique Olivia «par répétition: à chaque fois que l’on voit un enfant être violent avec un autre, on lui demande d’expliquer son geste, on met chacun en confiance pour qu’il/elle exprime ses émotions, puis pour qu’ils/elles trouvent un moyen de discuter de leur différend». Ce même après-midi, une scène de récré vient, comme un fait exprès, se poser comme illustration. Marina, une petite brune de 6 ans se retourne calmement vers Miguel en train de la taper sans raison apparente. «Cela suffit maintenant. Ce n’est pas drôle du tout. Je suis sûre que tu n’aimerais pas que je fasse la même chose, alors tu arrêtes». Et Miguel d’obtempérer.
Difficile devant une telle scène, de ne pas penser à toutes ces cours d’écoles pleines de cris et de larmes, où les instituteurs semblent passer le clair de leur temps à devoir faire l’arbitre…
Emploi du temps
En tout état de cause Paideia ne ressemble quasiment en rien à une école: à part quelques tableaux noirs dans certaines salles et des livres sur les rayonnages, pas de bureaux en rangs, pas d’horloges, pas de sonnerie pour rythmer la journée. Les emplois du temps des différents groupes d’âge sont affichés dans les couloirs et chacun semble vaquer d’une activité à l’autre sans besoin de rappel strident.
«En ce moment, on commence la journée par des travaux collectifs, le groupe cuisine prépare le déjeuner, pendant que les autres balaient ou nettoient les classes. On prend le petit déjeuner à 11 heures, à 11heures et demi on a ateliers ou assemblée, temps libre de 14 à 15 heures pendant que les petits déjeunent, nous les plus grands déjeunons entre 15 et 16 heures, atelier encore à 16 heures, goûter à 17 heures, travaux collectifs et enfin on rentre chez nous à 18 heures». L’emploi du temps général nous est livré d’une seule traite et tout en sourire par Jara, 15 ans et l’aînée de l’école, scolarisée à Paideia depuis l’âge de 2 ans. «On décide de l’emploi du temps par assemblée chaque trimestre, y compris l’heure du déjeuner» nous explique-t-elle. «On décide aussi de ce que l’on va étudier, après une analyse critique du trimestre précédent. Rien n’est jamais fixe ici, tout peut changer d’un trimestre à l’autre!» Entourée d’une demi-douzaine d’élèves approuvant sa version des faits, elle nous explique le fonctionnement de l’école organisée en divers groupes de travail, révisables chaque mois: les groupes cuisine, nettoyage, travaux manuels.
Cuisine et solidarité Le groupe cuisine est à l’œuvre, coordonné par 2 adultes, pour préparer le déjeuner. Nous sommes époustouflés de voir les enfants, dont certains pas plus vieux que 5 ou 6 ans, participer aux tâches d’épluchage et de découpage, manier couteaux à pain et râpeuse à légumes avec une vraie confiance. De quoi faire s’évanouir un inspecteur sanitaire!
Pourtant pas de quoi s’effrayer: les adultes et les plus âgés supervisent les plus jeunes et s’assurent qu’il n’y a aucun risque d’accident en leur montrant l’exemple et en leur rappelant les règles de sécurité de base. «La solidarité aussi s’apprend et pour nous il est très important que les grands se sentent responsables des plus petits» nous dit Pepita. Effectivement tout au long de la journée les exemples pleuvent: à la descente du bus, dans la cuisine, dans la cour de récréation, les enfants ne recherchent pas systématiquement un adulte pour les aider, mais s’entraident, naturellement.
Cette indépendance par rapport aux adultes est primordiale. En effet l’un des objectifs de la pédagogie de Paideia est l’apprentissage de la liberté, conçue par les éducateurs comme la capacité à prendre ses propres décisions en ayant bien conscience des conséquences.
Etre mandado
Lors de notre première réunion en septembre avec les éducateurs, l’une d’entre eux nous explique qu’en ces semaines d’après rentrée, les élèves sont soumis à être mandado, c’est-à-dire «recevant les ordres». «Après avoir passé deux mois dans leur famille, à regarder la télévision, ou avec les grands-parents, ils sont de nouveau sous l’influence de ce système compétitif, consumériste, qui les met dans une mentalité de soumission. A leur retour ici ils sont sans arrêt à nous demander ce qu’ils doivent faire. Ils ne sont pas libres. Ils doivent réapprendre à ne plus avoir à demander. Etre mandado c’est ce réapprentissage: pendant une certaine période (dont la fin est déterminée par assemblée, qui est demandée soit par les éducateurs, soit par les élèves eux-mêmes) un enfant qui ne se montre pas capable d’autonomie doit faire ce qu’on lui dit. Comme c’est très pénible, il/elle réapprend vite. En ce moment, c’est l’école entière qui est mandado, ce qui est exceptionnel». Nos yeux s’arrondissent tandis que l’on digère l’information: ceci est une école où les élèves se font rappeler à l’ordre quand ils demandent trop la permission!
L’état de mandado est aussi appliqué lorsqu’un-e élève ne respecte pas son compromiso ou «engagement». Chaque élève doit en effet s’engager à respecter rigoureusement un certain nombre de valeurs chaque trimestre ainsi qu’à rendre des dossiers, rapports ou dissertations sur des sujets d’étude précis. Si les engagements ne sont pas remplis, alors il ou elle sera mandado… jusqu’à ce qu’une assemblée juge qu’il ou elle a appris ce qu’il ou elle devait et reprendre sa vie d’élève libre…
Les commissions Afin de s’assurer que chacun prend ses responsabilités au sérieux, les enfants sont également répartis dans des commissions. Ainsi Chris, un jeune Anglais de 12 ans arrivé 2 ans auparavant nous explique qu’il fait partie de la commission «solutions». Son rôle est de rester en alerte aux conflits et problèmes potentiels entre ses camarades et proposer des solutions afin de les résoudre sans avoir recours à l’arbitrage adulte. «J’aime beaucoup cette fonction, c’est très important et je me sens vraiment utile».
De même les commissions «valeurs», constituées d’un élève de chaque groupe d’âge, ont pour but de faire un rapport à chaque assemblée. «Pas dans un esprit de dénonciation» nous explique Joana, une ancienne élève de Paideia, revenue visiter comme chaque semaine ses camarades et éducateurs. «Il s’agit de discuter les problèmes collectivement et aussi pour chaque élève de savoir réfléchir sur ses propres actes et attitudes. Ce qui reste le cœur de tout ici, c’est le respect les uns des autres, et de soi-même. Moi j’ai l’impression que je me connais beaucoup mieux que la plupart de mes copines qui vont dans des écoles normales.»
Pas d’examen Evidemment à Paideia, pas d’examen, de contrôle ou de notes. Chaque trimestre, les élèves ont un entretien individuel avec Pepita. Durant cette Prueba Larga elle évalue le développement de chaque enfant, tout autant au niveau des connaissances qu’au niveau de la maturité. Une série de tableaux et grilles d’évaluation sont utilisés pendant le test et les résultats sont ensuite discutés avec le reste de l’équipe pédagogique, qui peut ainsi suivre de très près les progrès individuels de chaque enfant.
Dans un climat politique français où éducation rime de plus en plus avec répression et où l’on se réfugie derrière des théories fumeuses sur la génétique qui expliqueraient les «désordres comportementaux» de ceux qui ne restent pas dans le rang, Paideia offre une vision autrement plus constructive de ce que peut être l’éducation. Il y a d’immenses chances que quoi qu’il arrive, ses élèves n’envisageront jamais de brûler cette école. Comme nous l’a rappelé Joana: «Pour moi, Paideia, c’est comme une famille. Après toutes ces années, je me sens toujours responsable de ce qui s’y passe.»
* Pour plus d’infos sur le projet www.utopias.eu
Texte des 142 occupants de la tour administrative de Nanterre, le 22 mars 1968
A la suite d’une manifestation organisée par le comité Viêt-nam national, des militants de cette organisation ont été arrêtés dans la rue ou à leur domicile par la police.
Le gouvernement a franchi un nouveau pas. Ce n’est pas aux manifestations que l’on prend les militants, mais chez eux. Pour nous ces phénomènes ne sont pas un hasard. Ils correspondent à une offensive du capitalisme en mal de modernisation et de rationalisation. Pour réaliser ce but, la classe dominante doit exercer une répression à tous les niveaux: la remise en cause du droit d’association pour les travailleurs; l’intégration de la sécurité sociale; automatisation et cybernétisation de notre société; une introduction des techniques psychosociologiques dans les entreprises pour aplanir les conflits de classe (on prépare certains d’entre nous à ce métier).
Le capitalisme ne peut plus finasser. Nous devons rompre avec des techniques de contestation qui ne peuvent plus rien.
Nous vous appelons à transformer la journée du vendredi 29 en un vaste débat sur: le capitalisme en 68 et les luttes ouvrières; Université et Université critique; la lutte anti-impérialiste; les pays de l’Est et les luttes ouvrières et étudiantes dans ces pays. A chaque étape de la répression nous riposterons d’une manière de plus en plus radicale.