ACTUELLES: Qui est le dindon de la farce? Seconde partie

26.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 138

Grain est une ONG internationale dont le but est de promouvoir la gestion et l?utilisation de la biodiversit

Grain est une ONG internationale dont le but est de promouvoir la gestion et l’utilisation de la biodiversité agricole, fondées sur le contrôle exercé par les populations sur les ressources génétiques et les connaissances locales. Ce dossier sous-titré «Le rôle central de l’industrie de la volaille dans la crise de la grippe aviaire» peut être trouvé dans son intégralité sur son site.*

En septembre 2004, les autorités cambodgiennes ont rapporté un autre cas de grippe aviaire dans l’une des quelques exploitations commerciales du pays. Cette fois, les autorités ont identifié la source de la contamination: des poussins fournis à la ferme par Charoen Pokphand (CP), la compagnie thaïlandaise qui est le plus grand producteur de volaille et d’aliments pour volaille de l’Asie.

Les usines à produire de la maladie

Les manifestations de la grippe aviaire au Cambodge ont été généralement confinées au secteur commercial du pays. Et toutes les exploitations commerciales du Cambodge sont liées d’une manière ou d’une autre au CP, que ce soit par des contrats ou par l’achat des intrants comme les poussins d’un jour et l’alimentation que le CP importe de Thaïlande.

Le CP a nié les accusations cambodgiennes, mais au Laos, les cas de grippe aviaire se sont limités aux élevages de volaille important l’alimentation et les poussins de Thaïlande. Cela semble être aussi le cas en Birmanie, où il a été rapporté un cas de contamination d’une ferme industrielle approvisionnée en poussins par Charoen Pokphand.

Le CP est en fait presque partout présent là où la grippe aviaire s’est déclarée. En Thaïlande, base de l’empire de Charoen Pokphand, et pays où il a introduit pour la première fois ses systèmes de production verticalement intégrés, il est lié par contrats de production à environ

10 000 éleveurs, contrôlant la chaîne entière de production, de l’alimentation aux ventes de volaille au détail. C’est aussi le plus grand fournisseur de poussins de chair en Chine, avec un établissement d’incubation, dans la province de Lanzhou infestée par la grippe aviaire, qui produit neuf millions de poussins par an. En Indonésie, le CP domine l’industrie d’alimentation pour la volaille et est le fournisseur du numéro un en poussins pour les élevages de poulets de chair et de poules pondeuses. Le CP contrôle également la moitié du secteur avicole industriel au Vietnam, où, en février 2004, l’armée a été mobilisée pour abattre 117.000 oiseaux infectés par la grippe aviaire dans l’une des fermes de Charoen Pokphand dans la province d’Ha Tay. Le CP est même important en Turquie, l’un des derniers foyers de grippe aviaire déclarée, où il contrôle autour de 12% de la production de la volaille du pays via ses filiales.

Cela ne veut pas dire que Charoen Pokphand soit l’unique responsable de la crise actuelle de la grippe aviaire. Bien que la compagnie soit au premier rang des suspects, le problème va plus loin que Charoen Pokphand: c’est un problème systémique. Le commerce international de la volaille est avant tout un commerce qui échappe à tout contrôle.

(…) Dans la seule Ukraine, presque 12 millions de poulets vivants ont été importés en 2004. Les nombres réels sont certainement plus élevés, étant donné le marché noir notoire de volaille existant dans la région. La Société Hastavuk en Turquie gère le deuxième plus important établissement d’incubation d’Europe, avec une capacité de production de plus de 100 millions d’oeufs à couver par an, dont une partie substantielle est exportée vers Europe de l’Est et le Moyen-Orient. Les oeufs à couver sont bien connus pour propager la grippe aviaire. Cependant, en dépit des risques certains, il n’y a pratiquement pas de réglementation ni de surveillance du commerce de la volaille et des oeufs dans la région.

Le commerce interne de volaille se présente de la même manière. Les médias ont été très rapides à focaliser sur les oiseaux migrateurs quand on a révélé les cas de grippe aviaire dans un village isolé de la Turquie orientale. Mais plus tard, une fois que les villageois ont commencé à donner leur version de l’histoire, il est apparu qu’il y avait un grand élevage industriel tout près qui envoyait régulièrement des camions à la ville pour vendre la vieille volaille au rabais. Un camion de ce type avait été expédié deux semaines avant que le cas de contamination ait été découvert. La FAO admet que le commerce de volaille diffuse le virus H5N1 en Turquie et relève même la pratique courante des entreprises commerciales de volaille qui envoient par camion d’importants chargements de volaille de qualité médiocre aux fermiers pauvres.

Le commerce mondial de l’alimentation pour la volaille, un autre facteur dans cette pagaille généralisée, est dominé par les mêmes compagnies. Un des ingrédients ordinaire dans l’alimentation industrielle des poulets, et dans la plupart de l’alimentation animale industrielle, est composé par les «déchets de volaille» . C’est un euphémisme pour désigner tout ce qu’on trouve sur le sol des élevages industriels: matières fécales, plumes, litière, etc.1 La viande de poulet, sous l’étiquette «farine de sous-produits animaux» , entre également dans l’alimentation industrielle des poulets.2 L’OMS déclare que la grippe aviaire peut survivre dans des fèces des volatiles jusqu’à 35 jours et, dans une mise à jour récente de sa fiche d’information sur la grippe aviaire, elle mentionne l’alimentation comme milieu possible pour la diffusion de la grippe aviaire entre les fermes. Les autorités russes désignent l’alimentation comme l’une des principales sources suspectées d’être à l’origine du cas de contamination par le virus H5N1 dans un gros élevage industriel dans la province de Kurgan, où 460 000 oiseaux ont été tués. Cependant, globalement, rien n’est fait pour renforcer les réglementations ou la surveillance de l’industrie alimentaire. Au lieu de cela il semble souvent que c’est l’industrie, et non les gouvernements, qui dirige les opérations.

Faites-nous confiance

En Indonésie, fin 2005, avec la grippe aviaire qui faisait rage à travers le pays et qui avait déjà fait des victimes humaines, le ministre de l’Agriculture a dit aux médias que les 11 plus grandes fermes de volaille utilisaient certaines lois pour bloquer les inspections de leurs exploitations. Le CP, naturellement, a nié les accusations. «Aussi longtemps qu’elles suivent nos procédures, nous leur faisons toujours bon accueil» a déclaré Sudirto Lim, porte-parole de CP Indonésie. Les petits fermiers n’ont évidemment pas le loisir de dicter les procédures d’inspection – les autorités surgissent simplement dans leurs maisons et saisissent leurs poulets, qu’elles soient bienvenues ou pas.

En Thaïlande, l’industrie et le gouvernement ont été au courant des manifestations de la grippe aviaire des mois avant que la pression publique ait finalement forcé le gouvernement à reconnaître les cas de contamination en janvier 2005. L’industrie a profité de ce laps de temps pour nettoyer ses stocks à fond et s’occuper de ses bénéfices. Les ouvriers travaillant à l’usine de volaille de Centaco près de Bangkok ont dit aux chercheurs Chanida Chanyapate et Isabelle Delforge que dans le mois qui a précédé la reconnaissance officielle des cas de contamination par le gouvernement, on leur a demandé de travailler beaucoup plus d’heures supplémentaires que d’habitude. «Avant novembre, nous traitions environ 90.000 poulets par jour. Mais à partir de novembre et jusqu’au 23 janvier, nous avons dû tuer environ 130.000 poulets chaque jour.» Ils ont vu beaucoup de poulets malades arriver dans l’usine et on leur a ordonné de les conditionner, même s’ils étaient déjà morts de la maladie. «Nous n’avons pas su quelle maladie c’était, mais nous avons compris que la direction se dépêchait de traiter les poulets avant le passage d’une inspection vétérinaire.»

En attendant, en Ukraine, le gouvernement, conformément à l’avis de ses grandes compagnies de volaille, a refusé de mettre en application les programmes de vaccination ou les quarantaines obligatoires dans la région de la Crimée, où les cas de grippe aviaire font rage depuis septembre 2005, en raison de la perte potentielle pour les exportations vers l’Union européenne. Le gouvernement a au commencement ignoré ce que rapportaient les villageois, qui ont commencé à se plaindre des décès inexpliqués de volaille en septembre 2005, et ensuite, quand il a fini par agir, il a rassuré le public en lui disant que la grippe aviaire s’était seulement déclarée dans des basses-cours de fermes et que le poulet des élevages industriels était complètement sûr. Immédiatement après, on a appris que trois cas s’étaient déclarés dans des élevages industriels en Crimée.

L’industrie de la volaille vante la «biosécurité» de ses exploitations. Son refrain est qu’il est facile d’isoler ses systèmes intégrés de la grippe aviaire. Mais à maintes reprises, la grippe aviaire a pu s’infiltrer et a causé des contaminations massives dans des élevages industriels3.

En 2004, un certain nombre de cas de contamination se sont produits dans plusieurs élevages de poulet ultramodernes au Japon. L’une de ces fermes, parmi les plus grandes du pays, n’a pas prévenu les autorités quand ses poulets ont commencé à mourir en grand nombre. Au lieu de cela elle a envoyé un contingent de 15.000 oiseaux à l’abattoir plus tôt que prévu. Le gouvernement n’a découvert ce cas de contamination que grâce à une source anonyme. La même chose s’est produite en Ukraine où l’un des élevages industriels touché par la grippe aviaire en Crimée a attendu une semaine pour prévenir les autorités, ne prenant aucune mesure de sécurité pendant ce temps. Et plus récemment en Inde, les autorités locales ont indiqué que le virus H5N1 s’était déclaré pour la première fois et s’était répandu à partir d’un élevage industriel possédé par la plus grande compagnie de volaille du pays. Le gouvernement du district fit adresser à la va-vite un avertissement aux établissements d’incubation de Venkateshwara pour, selon la Loi de police de Bombay, «source de nuisance publique et de menace pour la santé» mais la compagnie continue de clamer que ses locaux sont sains et de nier son implication dans la propagation de la maladie.

Prendre la grippe aviaire au sérieux

Même avant l’arrivée de la crise actuelle de la grippe aviaire, l’aviculture industrielle était déjà un désastre environnemental et socio-économique. Ces dernières années, l’industrie a pu se développer dans les pays en voie de développement seulement en externalisant ses coûts et en se servant du pouvoir du monopole pour exploiter les ouvriers et les producteurs sous contrat – les populations locales doivent supporter les coûts, et les avantages vont ailleurs, étant donné que la majeure partie de la production est exportée vers des pays plus riches.

Maintenant, avec les cas de contamination par le virus H5N1, des gens meurent à cause de cette industrie, et le problème ne cessera jamais aussi longtemps que l’élevage industriel continuera d’augmenter et de fonctionner sans rendre compte de ses actes. La grippe aviaire est encore un autre des scandales qui ont éclaté maintes et maintes fois dans d’autres secteurs de l’industrie alimentaire multinationale, de la maladie de la vache folle au maïs Star Link. Il est simplement honteux que l’industrie avicole essaye de le manipuler pour en faire une occasion de plus de faire des profits sur le dos des petits agriculteurs.

En attendant, la FAO, qui sait parfaitement combien la volaille est importante pour les populations rurales pauvres, est complice de cette stratégie de l’industrie. Elle a fait peu pour protéger les petits élevages de volaille des accusations sans fondement dont ils ont été l’objet. Pire encore, elle s’est saisie de preuves légères pour avancer l’idée que les basses-cours font partie du problème. La plupart des gouvernements, du Sud comme du Nord, souvent étroitement liés à la puissante industrie avicole et pris dans l’orthodoxie néolibérale, ont été heureux de s’y rallier.

Ce n’est pas une petite affaire. Le virus H5N1 est une réalité, et les inquiétudes quant à une pandémie humaine le sont aussi. Cependant, si nous acceptons la théorie des oiseaux-sauvages-et-des-basses-cours et ignorons le rôle de l’industrie avicole multinationale, nous ouvrons grand la porte à une pandémie de ce type. La stratégie de maîtrise du virus H5N1 par la destruction des basses-cours génétiquement diversifiées et par le développement d’exploitations bien plus intensives de volaille, augmentera paradoxalement la possibilité – ou probabilité, comme certains le pensent – d’une version humaine transmissible de la grippe aviaire mortelle émergeant des élevages industriels à grande échelle, le coeur de la production et du commerce globalisés du poulet aujourd’hui.

La FAO a récemment montré de la bonne volonté à aller au-delà de la théorie des oiseaux migrateurs et à regarder du côté du rôle de l’industrie avicole. «Il est très facile de blâmer les oiseaux sauvages et la migration des oiseaux parce que personne n’est responsable. Il est possible que les oiseaux sauvages puissent présenter le virus, mais c’est par les activités humaines de commerce et d’échanges que la maladie se propage» a indiqué Juan Lubroth en janvier 2006. Mais rien de suffisant n’est fait pour s’attaquer à, ou même identifier ces «activités humaines» à l’origine de la crise de la grippe aviaire.

Si la grippe aviaire est aussi sérieuse que le dit l’OMS, si des millions de personnes pourraient potentiellement mourir d’une pandémie de H5N1, alors comment se fait-il que cette industrie continue à fonctionner avec si peu de surveillance en toute impunité et avec le soutien des gouvernements? Ce dont les gens ont vraiment besoin, c’est d’une protection adéquate et effective contre l’industrie avicole multinationale. Il faudra que la société civile exerce une pression forte et concertée pour dépasser l’exagération et l’hystérie, défendre les petits agriculteurs et la volaille des basses-cours, et commencer à construire des systèmes alimentaires qui placent les êtres humains devant les profits.

GRAIN*

Février 2006

* L’intégralité de cet article, traduit de l’anglais par Christine Domerc (BEDE), est disponible, ainsi que toutes les sources, sur

http://www.grain.org

  1. Selon l’US Food and Drug Administration, «La litière de volaille se compose de la literie, de l’alimentation renversée, des plumes et de la matière fécale. C’est un ingrédient courant de l’alimentation des animaux.» **

  2. En Indonésie, l’alimentation industrielle des poulets contient en moyenne 3% de «farine de sous-produits animaux»

  3. en Australie (1976, 1985, 1992, 1994, 1997), aux Etats-Unis (1983, 2002, 2004), en Grande-Bretagne (1991), au Mexique (1993-1995), à Hong Kong (1997), en Italie (1999), au Chili (2002), aux Pays-Bas (2003) et au Canada (2004), pour ne citer que quelques exemples en dehors de ceux de la crise récente de grippe aviaire