Actuelles: vers le point de non-retour

von Cédric Bertaud, FCE - France, 10.10.2003, Veröffentlicht in Archipel 109

Si vous avez aimé le nucléaire, si les OGM vous ont fait rire, vous adorerez les nanotechnologies… Nous sommes à la veille d’un bouleversement social, économique, environnemental dont personne ne pense les conséquences. A se demander même si nous avons la capacité de les appréhender. Le plus remarquable dans cette évolution technologique en préparation, qu’elle fonctionne ou pas, est que ses incidences seront énormes et qu’elle risque, à terme, de faire disparaître l’espèce humaine.

En pleine guerre contre l’Irak, sans qu’aucun débat public n’ait été organisé sur le sujet, sans même que quelque information que ce soit n’ait filtré, Jacques Chirac inaugurait à Grenoble le centre "Crolles 2", laboratoire de nanotechnologies de ST Microelectronics, Philips et Motorola. Il s’agit du plus gros investissement industriel depuis les centrales nucléaires (2,8 milliards d’euros d’ici 2007, dont 543 millions d’aides publiques) qui doit permettre à la France de ne pas rater le train des nanotechnologies.

Les nanotechnologies?

Le préfixe nano signifie 10-9, un nanomètre est un milliardième de mètre. Les nanotechnologies sont donc toutes les technologies que nous connaissons à l’heure actuelle, mais appliquées à l’échelle atomique ou moléculaire. Leurs champs d’application seront tous les secteurs de la vie quotidienne et de la production: agriculture, santé, alimentation, production d’énergie, armement, etc.

L’idée, le concept originel, est déjà relativement ancienne et a été lancée au cours des années 50 au California Institute of Technology par John von Neuman et Richard Feynman. Von Neuman pose les bases conceptuelles essentielles des nanotechnologies: créer des robots complexes qui soient non seulement capables de se reproduire mais qui puissent également créer des automates encore plus complexes. Feynman, dans un texte fondateur "There’s plenty of room at the bottom" (il y a plein de place au fond) envisage la possibilité, à moyen terme, de manipuler la matière au niveau moléculaire ou atomique.

En 1986, Eric Drexler, à l’époque au Massachussets Institute of Technology, lance le fondement idéologique du projet nanotechnologique avec "Engine of creation" (le moteur de la création). Il crée en Californie le Foresight Institute, centre dont la mission est de faire l’apologie des nanotechnologies en organisant des congrès et en produisant des textes… Les découvertes vont s’accélérer, en particulier à partir de 1982 avec la création du microscope à effet tunnel qui permet de voir – et donc de déplacer – les atomes. A partir de là, et grâce aux investissements croissants des firmes industrielles, une foultitude d’inventions sont réalisées. Quelques exemples:

  • les nanotubes de carbone, architecture assez pure à base de 60 atomes de carbone en treillis sur une sphère de la taille du nanomètre. Ces structures s’assemblent pour former les nanotubes qui permettent d’envisager toutes sortes de matériaux résistants, légers et peu onéreux du fait de l’abondance du carbone;

  • la synthèse de nouvelles bases aminées dans l’ADN qui permettraient de produire des protéines artificielles n’existant pas à l’état naturel;

  • les premiers pas en informatique quantique, où la puissance des ordinateurs serait démultipliée.

Rêves ou cauchemar

Les rêves que caressent les élites "technologistes" sont multiples: nanosenseurs dans l’agriculture permettant d’analyser le sol et de voir les carences en eau ou en azote, le degré de salinité etc., aliments transformables au goût de chaque consommateur, revêtement (papier peint, peinture...) producteurs d’électricité par des nanotiges photovoltaïques, voitures ne pesant que 25 kilos mais très résistantes, création d’êtres humains bioniques plus performants, et pas uniquement pour l’armée…

Des connections moléculaires entre des neurones et des câbles de silicone ont déjà été réalisées, l’objectif étant de faire commander ces câbles par le cerveau. Une main bionique sur ce modèle est en cours de réalisation et des chercheurs ont réussi à fusionner une protéine avec une nanohélice dans le but de diriger cette protéine pour bloquer la reproduction cellulaire dans les tumeurs cancéreuses. Le mythe de l’immortalité promu par la médecine occidentale et une science réductionniste motive ces recherches et apparaît à portée de main, au dire des prophètes apologistes. Evidemment le principal, ou en tout cas le premier vecteur de transformation de l’espèce humaine sera sans aucun doute l’armée, par "l’amélioration" des soldats, pour qu’ils puissent sauter à des hauteurs de plusieurs mètres, courir plus vite, voir plus loin, ne pas dormir. Un système de vision nocturne par la langue est en cours de réalisation…

Mais les nanotechnologies ne réaliseront le projet idéologique de Drexler que lorsque l’auto-reproduction des robots, voire leur auto-complexification, sera rendue possible, et c’est sans doute ici que l’on touche au point le plus risqué. En français on parle d’écophagie, aux Etats-Unis, ils utilisent l’expression "grey goo problem" 1: c’est-à-dire la destruction totale ou partielle de la biosphère par consommation du carbone utilisé dans l’auto-reproduction non-contrôlée des robots. Même si les nanoapologistes affirment que ce risque accidentel est minime sinon nul, la menace est réelle à au moins deux autres niveaux. Tout d’abord, vu l’ampleur des différents champs d’application des nanotechnologies, celles-ci seront présentes dans tous les secteurs d’activité et de la vie quotidienne. Cette dissémination les rendra facilement accessibles aux petits pays, voire à des groupes terroristes ou autres.

Au siècle passé, la "sécurité" passait par un équilibre de la terreur basé sur la capacité d’un bloc à rendre la pareille en cas d’attaque nucléaire de l’ennemi. Avec des armes nanotechnologiques, la capacité de destruction mutuelle, base de l’équilibre, est dépassée. Il est envisageable de détruire totalement l’ennemi, sans risque de représailles, en particulier par le ciblage génétique de l’attaque. Une fois lancée, comment arrêter l’offensive?

L’écophagie peut également se produire par un biais biomécanique. Avec la fusion des nanomachines avec des éléments biologiques (virus, ADN de synthèse avec des nouvelles bases…), il se pourrait que, vu que les nanobiomachines utilisent la biologie pour se reproduire, elles finissent par échapper à tout contrôle humain.

Dépendance et élitisme

Pourtant, la problématique des nanotechnologies, un peu comme pour les OGM, ne saurait se réduire aux dangers potentiels. Nous nous devons de penser aussi en termes de transformation sociale et de capacité d’autonomie que les collectivités humaines peuvent ou pourraient développer. Laissons parler Bill Joy, qui est pourtant loin d’être un obscurantiste passéiste opposé au progrès technique. Il est en effet le directeur de la société "Sun Microsystem", l’inventeur du langage informatique Java et a co-présidé la commission américaine sur l’avenir de la recherche sur les technologies de l’information. Dans un texte intitulé "Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous"2 </SUP>, il écrit:

"Ce que nous redoutons, c’est une dérive rapide du genre humain vers une telle dépendance à l’égard de celles-ci (les machines, ndlr)*, dont, concrètement, il ne lui resterait plus d’autres choix que d’accepter en bloc les décisions. A mesure que la complexité de la société et des problèmes auxquels elle doit faire face iront croissant, et à mesure que les dispositifs deviendront plus ‘intelligents’, un nombre toujours plus grand de décisions leur seront confiées. La raison en est simple: on obtiendra de meilleurs résultats. On peut même imaginer qu’à terme, les prises de décisions nécessaires à la gestion du système atteindront un degré de complexité tel qu’elles échapperont aux capacités de l’intelligence humaine. Ce jour-là, les machines auront effectivement pris le contrôle. Les éteindre? Il n’en sera pas question. Etant donné notre degré de dépendance, ce serait un acte suicidaire.

L’option alternative consisterait à asservir les machines au contrôle de l’homme. Si, dans une telle hypothèse, l’individu lambda conserve la maîtrise de certains appareils personnels tels que sa voiture ou son ordinateur, celle des systèmes de grande envergure devient le monopole d’une élite restreinte, comme c’est le cas aujourd’hui (…). Avec l’évolution des techniques, cette élite exercera sur les masses un contrôle renforcé."

  • Les nano-utopistes envisagent également une transformation totale de la société et des bases sur lesquelles elle s’est construite. En effet, l’abondance serait de mise (grâce au carbone comme source d’énergie omniprésente), le travail n’existerait plus et serait remplacé par l’activité des robots. Qui pourrait alors nous assurer que l’élite technocratique, quasiment immortelle car ayant fusionné avec des machines, ne déclarerait pas la destruction des masses vouées à la passivité et à la dépendance?

"Il n’y aura plus besoin de nous (un fait reconnu par les techno-utopistes qui prédisent un ‘avancement rapide de l’évolution’ vers un monde ‘post-humain’). Sur une telle planète, les idées spirituelles, éthiques et morales qui ont évolué au cours du développement de l’humanité seraient, elles aussi, vidées de leur sens. 3"

Nous le voyons ici, soit le projet nanotechnologique fonctionne, impliquant une mainmise technologique totale sur le devenir humain, soit il dysfonctionne et les risques de destruction sont tout aussi effrayants. Tant au niveau de l’esprit humain que de la technologie, je me refuse au binaire: ça marche, ça ne marche pas. Penser en terme de fiasco total technologique procède, en négatif, de la même croyance dans les dérives technologiques que les pires apologistes. Nous assisterons probablement à un mélange d’inventions qui fonctionneront plus ou moins. Quand le train a été inventé, la peur la plus courante était d’être écrasé à cause de la vitesse mais personne n’avait envisagé le déraillement. A quoi pourrait ressembler un "déraillement" nanotechnologique, et y survivrons-nous?

Cédric Bertaud, FCE - France

  1. Il s’agit d’un terme emprunté aux comics de science fiction qui évoque une masse informe. Le terme grey (gris) fait référence à un "problème" d’ordre "minéral", on utilise le terme green goo problem pour la deuxième catégorie de dérapage pouvant survenir, mais celui-ci d’ordre biologique

  2. Le texte de Bill Joy est disponible en français sur http://www.ogmdangers.org/docs/bill_joy.html et en anglais sur http://www.wired.com/wired/archive/8.04/joy.html

Dans ce texte, Bill Joy y apparaît comme un parfait exemple d’un certains type de technoscientiste. Tout en dénonçant un danger, souvent avec des arguments sensés, il reste enfermé dans une foi quasi religieuse dans le progrès technique. Malgré les risques qu’il peut entrevoir, il reste directeur de Sun Microsystem, parfait serviteur de la soumission qu’il dénonce. Un cas classique de schizophrénie technologiste

  1. Bill McKibben, auteur de "La nature assassinée" , Fixot 1989, cité par l’Ecologiste

Sources:

Pour écrire cet article, j’ai fait beaucoup de recherches. Il est très difficile de trouver des informations ou textes critiques sur les nanotechnologies en français. Je me suis servi du No 10 de "L’Ecologiste" (juin 2003), et en particulier de l’article de Jean-Pierre Dupuy, plutôt bien informé même si certains aspects me paraissent plus que discutables. Professeur à l’université de Stanford et à l’Ecole polytechnique de Paris, il a publié aux éditions du Seuil en 2002: "Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain" .