ALLEMAGNE: Intégration et identité; La pratique interculturelle des jardins internationaux de Göttingen

von Christa Müller, Fondation Interkultur, 07.02.2003, Veröffentlicht in Archipel 102

Quand on accompagne Madame Abid dans le centre ville de Göttingen, ça peut durer un moment. Partout, elle rencontre des connaissances: Kurdes, Arabes, Allemands, Ethiopiens, Sri-Lankais et Kosovars. Et si ses sacs sont remplis de la dernière récolte du jardin, courgettes, coriandre ou menthe, la plupart du temps quand elle arrive chez elle, elle a donné la moitié de sa récolte. Madame Abid peut donner, ce qui n’est guère habituel pour une femme immigrée en Allemagne.

Madame Abid, 48 ans, est membre fondatrice de l’association "Les jardins internationaux" à Göttingen, un projet autogéré de femmes immigrées et allemandes. Ce sont des réfugiées bosniaques qui ont eu l’idée d’un jardin, lorsqu’elles se rencontraient dans le café des femmes au Centre pour les réfugiés de Göttingen. Au bout d’un certain temps, les femmes en ont eu assez de boire du thé en bricolant des décorations pour la table. Elles voulaient sortir du cadre du travail social et prendre en main leur quotidien. Elles exprimèrent le sens de ce travail et de l’autosuffisance pour avoir une vie convenable en exil: "Chez nous, nous avions un jardin. C’est ce qui nous manque le plus. Nous aimerions beaucoup avoir un jardin en Allemagne".

C’était en 1995. Une année plus tard, l’association "Les Jardins internationaux" louait le premier terrain. Du projet de jardin pour les femmes bosniaques, se développa, pas à pas et par la pratique, le concept des jardins internationaux. Aujourd’hui, 300 femmes, hommes et enfants de 20 pays cultivent des fruits, légumes et épices bio sur 12 ha, dans cinq jardins qui ont favorisé de nouvelles formes d’enracinement des migrants ainsi qu’une très riche diversité culturelle. Par ailleurs, le fonctionnement de l’association prouve que des activités écologiques autogérées – dans ce cas, l’exploitation des jardins – ancrées dans un contexte d’exil, provoquent de nouveaux processus de socialisation et contribuent à atténuer les comportements sexistes. La combinaison de dimensions économiques, écologiques et socio-culturelles, la mise en pratique de méthodes de culture et d’artisanats de subsistance diversifiés ainsi que la création de nouvelles formes de communication interculturelles par le travail en commun et la valorisation des pratiques et des cultures d’origine – ni cachées, ni oubliées – ont produit de très nombreux effets: elles ont transformé la perception des immigrées d’elles-mêmes en Allemagne mais aussi le regard que les autres leurs portent.

Comme les plantes, les gens s’enracinent

Dans les jardins, les immigrées cultivent ce qu’elles connaissent dans leur pays. Si les graines germent ou pas, comment poussent les plantes, leurs besoins et comment elles se développent, tout cela leur donne des informations sur la terre où elles vivent maintenant et sur les gens qui y vivent. Les expériences que font les jardinières avec les plantes et les graines sont en même temps des expériences sociales. Lorsque les semences perses ne réussissent pas à germer dans le terrain lourd de Basse-Saxe ou que le coriandre kurde se noie sous l’arrosoir, les immigrées font des expériences interactives avec leur nouveau pays.

Le jardinage possède un potentiel culturel important, surtout grâce au contact de choses aussi élémentaires que la terre et les plantes. Un lien avec le quotidien rural de la culture d’origine signifie aussi l’établissement d’un lien entre les deux lieux, celui qui a été abandonné et le nouveau. C’est l’aspect familier des plantes qui permet l’organisation de sa propre histoire: comme les plantes, les gens s’enracinent peu à peu dans les jardins, à Göttingen, en Allemagne.

Les femmes apprécient non seulement les échanges symboliques qui naissent des activités dans et autour des jardins, mais aussi leurs produits. Mme Abid explique l’importance de l’accès à des produits alimentaires de qualité pour une vie digne en exil: "Chez nous, tout était bio et frais. Ici, ce n’est malheureusement pas le cas. Il y a beaucoup de poison dans la nourriture. A Bagdad, il y a partout des marchés et tout arrive frais chaque matin.(…) Ici, le bio est trop cher et nous ne pouvons pas nous le payer. Quand mes parents achetaient du pain, ils choisissaient d’abord la variété de blé et si le pain ne leur plaisait pas, ils le rendaient et en recevaient un autre. Beaucoup d’Allemands pensent que nous avons vécu pauvrement mais ce n’est pas vrai. C’est ici que nous vivons pauvrement. Nous ne pouvons pas nous permettre une nourriture de qualité".

Le jardin, travail de mémoire

L’association des Jardins internationaux est bien sûr un Forum avec une grande diversité de langues, de méthodes de travail, d’arts et d’expériences de vie. Le travail est la forme la plus familière de socialisation, le travail pour l’autosubsistance joue un rôle décisif pour l’épanouissement de nouvelles manières de vivre ensemble. Chacune montre avec plaisir comment jardiner ou cuisiner comme elle l’avait appris dans son pays d’origine, et de nombreux échanges ont lieu entre les immigrées elles-mêmes. Madame Abid explique:

"Quand l’une d’elles a préparé un plat, elle l’apporte, l’autre du thé, une autre encore du café ou des jus de fruits. Nous échangeons des recettes. Pour les fêtes, chacune prépare sa spécialité, chacune apporte sa propre musique. Nous nous montrons nos danses mais aussi nos semences, nos plantes, épices et fruits. Nous avons beaucoup appris des Bosniaques au jardin, comment bêcher ou à quelle profondeur semer les haricots."

Pendant les mois d’hiver, dans les Jardins internationaux, les activités agricoles sont fortement orientées vers l’art et l’artisanat. Depuis 1999, il y a dans l’un des quatre jardins un four à pain construit selon la méthode d’Europe centrale. Au printemps 2000, les femmes ont construit un four oriental en terre et paille, le "Tanur". Tassew Shimeles, coordinateur du projet et conseiller agricole, place la fabrication du pain dans un contexte interculturel quand il dit que chaque peuple a son propre pain et que la façon de le cuire témoigne de chacune de ces cultures. Une autre dimension de ce travail est importante: il ne s’agit pas d’une présentation de type "musée" mais de la médiation et de la création de particularités culturelles en acte. Là se mélangent terre et cultures, l’expérience vécue rejoint la nécessité économique (le pain est mangé). Ici aussi, un élément de la culture d’origine est de nouveau mis en scène et relié à d’autres cultures.

La pratique et les démonstrations de cuisson du pain sont aussi l’occasion d’une confrontation avec l’Histoire et avec l’économie du pain. On transmet ainsi comment le "manque de pain" peut provenir de la guerre, de la fuite et de l’émigration – la fragmentation de sa propre biographie trouve une explication.

De plus, l’intérêt des réfugiés qui sont le plus souvent de condition "modeste", s’éveille: "Pour moi, le Sri-Lanka n’évoquait rien. Par les Tamouls qui sont avec nous au jardin, nous avons beaucoup appris sur la politique mondiale" dit une jardinière. La connaissance du monde selon différentes perspectives ethniques, religieuses et politiques est peut-être une compensation au déracinement hors de leur propre pays d’origine. Le chemin vers un nouveau monde, contraint et souvent chargé par une histoire de fuite dramatique, prend ainsi forme avec le recul; la globalisation de la biographie personnelle devient compréhensible et l’énorme défi personnel qui est posé aux immigrées est maîtrisé par les formes communautaires de production et d’échanges.

Dans ce jardin, tous sont étrangers et en même temps proches. Les jardinières internationales n’ont pas d’origine commune, pas de traditions familiales. Ce qui les relie, c’est leur déchirement et leur désir de créer de nouvelles relations. Il n’existe pas de dualité entre ce qui est étranger et ce qui est personnel, mais une diversité d’étrangeté qui se réunit dans la tentative de s’acclimater. Ici se réalisent des formes inattendues de constitution d’identité ethnique. C’est peut-être dans les Jardins internationaux que germent les premières pousses d’une société transculturelle: une société dont le but est la fourniture de biens matériels et socio-culturels et dont la dynamique naît dans l’intérêt mutuel comme dans le souci des uns pour les autres.

Création de la Fondation Interkultur

Les Jardins internationaux de Göttingen sont maintenant un projet reconnu d’intégration interculturelle et d’engagement civique. L’estime grandissante se manifeste actuellement par de nombreux prix et distinctions, comme par exemple le prix de l’intégration du Président Fédéral en 2002.

Les raisons du succès de l’intégration des Jardins internationaux sont avant tout à chercher dans leur positionnement dans l’"espace intermédiaire": à la différence d’autres projets d’intégration, les jardins auto-initiés et autogérés constituent à beaucoup d’égards un "passage" entre le pays d’origine et le pays d’accueil des jardinières, comme entre leur passé biographique et leur présent.

Le succès et l’intérêt manifesté partout pour cette contribution majeure à l’intégration des immigrées dans la société plurielle a incité l’Institut munichois de recherche Anstiftung, partenaire de longue date des Jardins internationaux, à créer au début 2003 la Fondation Interkultur. La jeune fondation s’est engagée à soutenir des projets interculturels de Jardins et à les mettre en réseau. Plus de dix Jardins existent actuellement en Allemagne et près de 200 demandes de projets semblables sont en attente. Au cœur du travail de la fondation se trouvent les pratiques d’intégration des immigrées et immigrés eux-mêmes. A côté des nombreuses capacités pratiques, ce sont des compétences variées sociales et culturelles et des savoir-faire qui seront actualisés et reliés (culture de l’hospitalité, nouveaux modes de formation intellectuelle, diverses contributions à la paix sociale et à la société civile).

La Fondation Interkultur cherche à dégager de nouvelles perspectives au-delà des clivages habituels, à lier théoriquement et à focaliser sur une pratique spécifique de l’intégration issue des immigrées elles-mêmes. Il s’agit donc d’expérimenter avec conséquence une perspective qui tente de positiver la différence culturelle et de la rendre socialement productive.

Christa Müller, Fondation Interkultur

christa.mueller@anstiftung.de

www.anstiftung.de