AMERIQUE LATINE : La Bolivie, Bush et l?Amérique latine

von Immanuel Wallerstein, 22.03.2004, Veröffentlicht in Archipel 112

Le soulèvement bolivien, qui a renversé un président, a suscité une énorme et inhabituelle couverture de presse aux États-Unis et en Europe. Ce fait est surprenant dans la mesure où des pays comme la Bolivie sont généralement ignorés (ou peu couverts), y compris par les meilleurs périodiques. L’explication en est peut-être à chercher dans l’accumulation d’événements révélateurs, ces deux dernières années, d’un changement politique en Amérique latine. Il est probable que la région va redevenir un foyer central de la politique mondiale.

Dans les années 60 la «révolution» était un thème récurrent dans la région; Cuba le symbole du socialisme; Che Guevara symbolisait ce qu’on appelait le «foquisme»* ou «la révolution dans la révolution» (qui conduisit à la mort de Guevara en Bolivie). La dépendencia était devenu le nouveau mot d’ordre des intellectuels latino-américains, à partir des concepts de centre-périphérie élaborés par Raul Prebisch et la Commission économique de l’ONU pour l’Amérique latine (CEPAL). Ouvertement, ces intellectuels se mettaient à s’opposer aux partis communistes latino-américains, les estimant réformistes, anti-révolutionnaires et collaborateurs de fait des États-Unis et du capitalisme mondial. Des mouvements guérilleros virent le jour un peu partout et parurent très puissants. Au Chili, Salvador Allende fut élu sur un programme de transition au socialisme.

Pour stopper cette vague, les États-Unis favorisèrent des coups d’État contre nombre de régimes (Brésil, Chili, Argentine, Uruguay...). La vague révolutionnaire commença à décroître dans les années 70; les Sandinistes au Nicaragua en furent la dernière avancée.

Dans les années 80, la stagnation de l’économie-monde commença à produire ses effets en Amérique latine. En 1982, le Mexique fut le premier touché dans la région par la «crise de la dette» (en Pologne la crise a déjà commencé en 1980). C’est au cours de cette décennie 80 que les thèses «développementistes» reculèrent, que l'on pronait de nouveau la «démocratie» (à savoir la politique électorale) et que dans l’ensemble, les esprits se calmèrent. Les différents mouvements de guérilla en Amérique centrale déposèrent les armes et obtinrent, en contrepartie, la possibilité de participer à la politique électorale. L’effondrement de l’URSS et des régimes communistes d’Europe Centrale et de l’Est contribua à désorienter et à considérablement désarmer la gauche latino-américaine.

Les années 90 représentèrent une période faste pour les Etats-Unis en Amérique latine, avec l’adhésion du Mexique à l’Accord de Libre Echange nord-américain (ALENA) puis, dans ce même pays, l’élection à la présidence de Vicente Fox, leader d’un parti conservateur, totalement acquis au libre échange et pro-USA, après un demi-siècle ininterrompu de gouvernements du parti unique, le PRI. Mais, dès son adhésion à l’ALENA, le Mexique se trouva confronté à l'émergence et à la survivance d’un mouvement zapatiste extrêmement novateur au Chiapas, défendant les intérêts des populations indigènes opprimées. Les Zapatistes suscitèrent un immense intérêt et trouvèrent de nombreux appuis partout dans le monde, mais les Etats-Unis n’en firent aucun cas, probablement parce que les insurgés proclamaient ne pas vouloir prendre le pouvoir. Les Etats-Unis se mirent alors à promouvoir l’idée d’une zone de libre échange des Amériques (ZLEA) et obtinrent du Chili la signature du premier accord bilatéral dans ce cadre.

Peu après, on assista à une lente montée du mécontentement politique en Amérique latine. Il s’exprima sous des formes et des modalités différentes selon qu’il s’agisse de l’Equateur, du Pérou, du Vénézuéla, du Brésil ou encore de l’Argentine, mais il avait partout comme traits communs le mécontentement des populations indigènes et métisses ou de secteurs paysans ou syndicaux, avec des classes moyennes apparaissant comme relativement désorientées et indécises face à ces événements. Aucun des processus en question ne provoqua l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement «révolutionnaire», au sens de ce terme dans les années 60. Mais partout, l’opposition se montra, plus ou moins ouvertement, hostile aux diktats du FMI et au projet de ZLEA. A chaque fois, les Etats-Unis se montrèrent insatisfaits, mais parfaitement incapables de réagir aussi rapidement et directement que dans les années 70. Il n’y eut aucun coup d’État de droite du style de celui d’Augusto Pinochet.

Puis ce fut le soulèvement en Bolivie, sans doute le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. Il faut se souvenir que la Bolivie avait été la pionnière de la précédente vague révolutionnaire: la révolution de 1952, qui avait procédé à la nationalisation des mines d’étain, était conduite par la Centrale ouvrière bolivienne (COB), dirigée par les mineurs du secteur de l’étain, en majorité indigènes. Ladite révolution choqua beaucoup les Etats-Unis, du fait de la combinaison du syndicalisme et de l’indigénisme pour la conquête politique de l’Etat. Il fallu 5 ans pour faire maîtriser la révolution. Puis, avec la chute des cours de l’étain sur le marché mondial, nombre de mineurs indigènes se reconvertirent dans la production de feuilles de coca, déclenchant la fureur des Etats-Unis qui lancèrent une campagne anti-drogue.

Lors des dernières élections, le dirigeant des producteurs de coca, Evo Morales, leader du Mouvement vers le Socialisme (MAS), avec l’appui de la COB et des mouvements indigènes, perdit de peu face au candidat conservateur, Gonzalo Sanchez de Lozada. On dit que lorsque ce dernier fut reçu à Washington par Georges W. Bush, il plaisanta en disant qu’il ferait ce qu’il lui demandait, mais que sa prochaine visite aux Etats-Unis serait celle d’un exilé. Et c’est ce qu’il advint. Quand Sanchez de Lozada vendit le gaz bolivien à très bas prix et proposa en plus qu’il soit transporté par gazoduc jusqu’à un port autrefois bolivien et annexé par le Chili lors de la guerre entre les deux pays au XIXème siècle, la Bolivie entra en éruption, d’abord dans les bidonvilles de l’Altiplano, puis dans la capitale. Soudainement, étudiants et ouvriers manifestant dans les rues se mirent à crier des slogans à la gloire de Che Guevara (slogans repris dans un texte officiel de la COB).

Les Etats-Unis proclamèrent leur soutien à Sanchez de Lozada et obtinrent du secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) qu’il en fasse de même. Mais le soulèvement fut le plus fort. Le vice-président retira son appui au gouvernement, ce qui lui ouvrit le chemin du pouvoir. Quelques jours plus tard en Colombie le gouvernement conservateur, le plus solide allié des Etats-Unis sur le continent, perdait -à la surprise générale- des élections majeures à Bogota (comme à Medellin, la seconde ville du pays), avec l’élection du dirigeant syndical et ex-communiste Lucho Garzon. Les causes du mécontentement étaient fondamentalement les mêmes: les dommages causés par le néolibéralisme et sa prétention à éradiquer la coca, ainsi que la ligne dure gouvernementale dans les négociations avec la très ancienne guérilla des FARC.

Ainsi, il n’y eut nulle part de «révolution», mais une série d’échecs des forces conservatrices et de la ligne politique des USA: au Brésil, Lula et le Parti des Travailleurs remportèrent la présidentielle; en Argentine, élève modèle du FMI, l’effondrement économique et la turbulence politique produisirent un président, Nestor Kirchner, qui défia le FMI et obtint l’approbation de l’électorat; en 2003, lors du vote déterminant au Conseil de sécurité de l’ONU sur l’Irak, les Etats-Unis ne parvinrent pas à obtenir l’appui du Mexique et du Chili et, à Cancun, l’opposition aux propositions des USA fut conduite, avec succès, par le Brésil. Un peu partout, on constate un réveil politique des populations indigènes qui, dans une bonne part de l’Amérique latine, constituent la majorité de la population.

Ce réveil est rendu possible par deux phénomènes conjoints. D’une part, les Etats-Unis ne sont plus en capacité de tout régenter en Amérique latine, particulièrement depuis qu’ils sont engagés dans des opérations militaires au Moyen-Orient. D’autre part, les dirigeants politiques latino-américains, en particulier ceux de centre-gauche, ont compris d’expérience qu’ils n'ont pas le pouvoir pour de grandes avancées rapides, mais plutôt pour des avancées lentes qui peuvent se cumuler. L’Amérique latine se situe dans un processus permettant de tirer avantage des faiblesses des USA. Les batailles décisives sont doubles: elles dépendent du niveau des luttes indigènes, paysannes ou syndicales et de leur impact politique, ainsi que de l’incertitude qui pèse sur la réussite de la ZLEA, du fait de la rigidité des USA à faire des concessions significatives.

Immanuel Wallerstein

Traduit de l'anglais, article original: http://fbc.binghamton.edu/124.en.htm (15.11.03)

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* construction de foyers de guérilla rurale (N.d.T.)