AMERIQUE LATINE: Le ferment argentin Des privatisations sauvages à la reconquête du commun

von Olivier Voirol (Uni. Lausanne), 13.01.2003, Veröffentlicht in Archipel 101

Sans doute plus que tout autre pays d’Amérique du Sud, l’Argentine a été pendant des décennies l’élève exemplaire du FMI et de la Banque Mondiale. Les privatisations ont été appliquées de manière aggressive, s’appuyant sur le zèle des "élites" politiques et économiques locales et leur penchant notoire pour le détournement de fonds.

La vague de privatisations s’est principalement déployée au cours de la décennie 90 mais ses origines remontent au temps de la dictature militaire.

Arrivée au pouvoir en mars 1976 suite à un coup d’Etat, la junte militaire introduit les premières mesures économiques "néo-libérales". La promotion de l’esprit d’entreprise et la critique de l’Etat interventionniste sont largement stimulées par les militaires – qui mènent en parallèle une gigantesque entreprise de répression et d’assassinats politiques (30.000 personnes disparues en 6 ans, une génération de militant-e-s complètement décimée). Des processus de privatisation sont introduits, notamment dans le secteur de l’éducation. Mais, surtout, cette période de dictature militaire voit la dette extérieure se creuser considérablement, ce qui met littéralement le pays à genoux (de 9.7 millions de dollars en 1976 à 45.6 millions au moment de la chute de la junte en 83). La dette extérieure s’accroît pour deux raisons: la fuite massive des capitaux nationaux vers les marchés internationaux, et les avantages politiques considérables qu’une situation d’endettement offre aux secteurs de la classe dominante liés aux marchés internationaux. En effet, l’endettement présente pour ces classes l’avantage politique non négligeable de pouvoir exercer un contrôle serré sur les dépenses étatiques et orienter le rôle de l’Etat. La baisse des impôts sur les hauts revenus, la fuite des capitaux tendent à ruiner les caisses publiques, contraignant l’Etat à s’endetter auprès des banques – c’est-à-dire les classes possédantes nationales et internationales. L’Etat perd ainsi sa marge de manœuvre et devient une marionnette aux mains des classes dominantes. Une telle manœuvre permet de passer d’un Etat largement investi dans le secteur public (50% du PIB au milieu des années 70) à un Etat limité à ses fonctions répressives – et mafieuses, pour le cas argentin.

Les privatisations

La question de la dette extérieure est centrale car c’est au nom de cet impératif apparemment technique, mais en vérité profondément politique, que la gigantesque entreprise de dilapidation du secteur public a été imposée. Les entreprises d’Etat (pétrole, gaz, électricité, eau, télécommunications, lignes aériennes, chemins de fer, mines, sidérurgie, etc.) ont été vendues à des prix dérisoires (cette vente a rapporté 24 milliards de dollars et on estime la perte pour l’Argentine à 60 milliards de dollars dans cette opération). Beaucoup d’entreprises ont été simplement échangées contre des titres de la dette publique. Les institutions internationales, notamment le FMI, pour lesquelles la dette publique est due à des dépenses publiques trop importantes, ont poussé à la privatisation pour rembourser la dette. En 2001, alors que tous les signes d’écroulement de l’économie se manifestaient, le FMI poursuit sur sa lancée et pousse à réduire à zéro le déficit public. Le gouvernement argentin diminue alors ses dépenses d’éducation, de santé, d’aide sociale et retarde le paiement des salaires des employés de l’Etat. Il se rend alors compte qu’il ne va pas pouvoir répondre aux critères du FMI et annonce le gel des comptes en banques. Cette mesure, appelée corralito , est censée éviter la faillite du système bancaire. Les milieux d’affaires, informés à temps de la mesure, réussissent à faire sortir leurs devises du pays avant l’entrée en vigueur du corralito : la fuite des capitaux s’élève à 24 milliards de dollars en quelques jours, ce qui assèche complètement la place financière argentine.

Le cazerolazo de décembre 2001

Peu de temps après l’entrée en vigueur du corralito , des saccages de supermarchés commencent à se multiplier dans tout le pays. Le 19 décembre, le président argentin De la Rua proclame l’état de siège. Sans le savoir, il déclenche ainsi un mouvement d’une ampleur considérable qui aura des conséquences à très long terme. Les gens sortent de chez eux, un à un, en frappant sur des casseroles (d'où le terme de cazerolazo ) pour manifester leur indignation. De véritables manifestations se forment dans différents quartiers de la ville et convergent sur les principales places de la capitale, clamant leur refus de l’état de siège, mais aussi celui du gouvernement, qui démissionnera le lendemain. Les manifestations vont se poursuivre plusieurs jours et feront tomber un deuxième gouvernement. Depuis, le mouvement engagé alors s’est poursuivi et a fait des conquêtes politiques étonnantes.

Le cazerolazo argentin, loin d’incarner une crise passagère surmontée par un changement de gouvernement, témoigne d’une profonde crise de légitimité des instances de représentation et de gestion de la société argentine. La critique du gouvernement s’avère être, dans les faits, une critique plus large de l’ensemble de la classe politique. Le slogan le plus répandu depuis décembre et scandé dans toutes les manifestations est: "que se vayan todos, que no quede ni uno solo !" (qu’ils partent tous, qu’il n’en reste plus un seul!). Les promesses électorales non tenues, les belles paroles des membres des deux principaux partis au pouvoir (justicialiste et radical) après des années de mensonge, de magouilles et de corruption, ne parviennent plus à faire illusion. On assiste à une perte de crédibilité de la classe politique toute entière, mais aussi de pans entiers du système politique et de ses capacités de représentation. Les conditions sociales de la croyance dans le système politique se dissolvent et laissent un vide qu’entreprend de remplir le mouvement de résistance.

Les assemblées populaires

A un système politique largement corrompu, le mouvement social de l’après-décembre 2001 a en effet entrepris d’opposer des formes alternatives de pratiques politiques, en marge des institutions consacrées de la démocratie représentative. La participation populaire, sous forme de mécanismes délibératifs horizontaux et radicalement démocratiques, gagne en légitimité. Les "assemblées populaires", qui ont vu le jour dans l’effervescence de décembre, sont à la conquête d’un espace politique nouveau, caractérisé par des formes non représentatives de prise en charge des questions politiques. Organisées par quartiers, par village ou par ville selon les endroits, les assemblées populaires regroupent souvent plusieurs centaines de personnes aux statuts sociaux hétérogènes. L’organisation par quartiers rend possible la rencontre d’individus et de groupes de conditions sociales distinctes – même si les quartiers sont bien sûr eux-mêmes en grande partie structurés selon une appartenance de classe. Les thèmes discutés dans les assemblées sont multiples: actions politiques, organisation, problèmes du quartier, santé, pauvreté et difficultés économiques, éducation, etc. Certaines d’entre elles mettent en place des systèmes d’échange et d’entraide qui permettent de faire face à des nécessités élémentaires: nourriture, vêtements, logement, garde des enfants, etc. La dynamique des assemblées populaires suppose une transformation des rapports sociaux dans les quartiers, qui passe par des formes de solidarité, d’échange, et de nouvelles modalités d’interconnaissance. Outre les discussions et l’entraide, les assemblées populaires apparaissent comme des lieux d’action directe. Dans la dynamique de la discussion, certains besoins se manifestent, auxquels l’assemblée tentera de répondre dans la mesure de ses possibilités. Parfois, elle fait l’inventaire des besoins et décide d’arracher à l’Etat un soutien social (c’est-à-dire, des habits, de la nourriture, etc.) par le moyen de la lutte collective: manifestations, blocage de carrefours, occupation de bureaux, de banques, de magasins, etc.

Les coopératives autogérées

Au mouvement des assemblées populaires qui conquiert des espaces politiques au bénéfice de la participation collective s’ajoute la dynamique des occupations d’usine par les salarié-e-s. La crise économique profonde et les pratiques dévastatrices d’un patronat sans retenue mènent à des faillites en série, des fermetures d’usine et des licenciements massifs. Le scénario est connu depuis longtemps. Mais les perspectives d’emploi, les possibilités de s’en sortir par la débrouille individuelle sont aujourd’hui réduites à néant. Licenciement signifie actuellement chômage, misère et faim. L’absence de perspectives, le discrédit absolu d’une bonne partie des entrepreneurs capitalistes, voire même du capitalisme en tant que système, mènent les travailleu-r-ses à se fier à leurs capacités d’initiative et d’organisation et à développer des solutions alternatives. Dans ce contexte, ils et elles entreprennent de reprendre à leur compte l’appareil de production et l’organisent par eux-mêmes. Plus de cent vingt coopératives ont ainsi vu le jour aux quatre coins du pays. Les décisions sont prises lors d’assemblées et les salaires des coopérateurs sont égaux, indépendamment des fonctions exercées. Deux entreprises (Zanon à Neuquen et Brukman à Buenos Aires) ont été étatisées et les salaires dépendent donc de l’Etat, quels que soient les résultats de la production. La plupart des coopératives restent cependant dépendantes de leurs capacités de production et d’écoulement de leurs produits sur le marché. Dans l’ensemble, l’intervention des travailleuses et travailleurs sur le mode d’organisation de la production par le biais de l’autogestion a transformé profondément les dynamiques au sein des rapports de travail.

Le mouvement des *piqueteros *

A ces deux mouvements s’ajoute celui des piqueteros (travailleu-r-ses sans emploi). Le mouvement est apparu au nord du pays au milieu des années 90, dans une région touchée de plein fouet par les privatisations, et s’est peu à peu étendu à l’ensemble du pays. Soumise à un processus d’industrialisation rapide au cours des années 50 et 60, la région s’était rapidement peuplée d’un prolétariat en partie venu de la capitale à la recherche d’un emploi. Sans enracinement local, cette population dépendait entièrement des raffineries de pétrole gérées par l’Etat. La fermeture de ces dernières suite aux privatisations plonge cette population dans un dénuement absolu, en l’absence de toute compensation financière et de caisses de chômage. Pour s’assurer un moyen de survie, elle entreprend de revendiquer des compensations auprès de l’Etat par des barrages de routes (les piquetes ou cortes de ruta ). La technique des barrages est le propre d’une population exclue du rapport salarial et ayant perdu le moyen de revendication qui a fait la force du mouvement ouvrier pendant deux siècles: la grève. Le blocage des voies de communication ne porte plus atteinte à la production mais à la circulation des marchandises et, à ce titre, possède un potentiel perturbateur certain. Les cortes de ruta sont pour le mouvement piquetero , qui revendique notamment l’organisation d’une caisse chômage au niveau national, le moment politique de la revendication et de la confrontation aux instances étatiques. Les cortes permettent au mouvement de constituer le rapport de force nécessaire pour arracher des compensations financières. Attribuées normalement de manière individuelle, ces compensations sont mises dans une caisse commune par les organisations piqueteras et investies dans des projets collectifs. Ainsi, de multiples projets de production à des fins d’autosubsistance sont organisés par le mouvement qui les décide et les gère de manière collective, en assemblée générale. Comme dans tous les secteurs en lutte aujourd’hui en Argentine, il y a une grande méfiance à l’égard des mécanismes de représentation politique. Les fractions les plus déterminées du mouvement, comme la Coordinadora Anibal Verón , rejettent tout mécanisme de délégation et revendiquent l’autonomie politique. Il faut dire que les pratiques de cooptation ont largement contribué à corrompre les représentants syndicaux (à l’exception de la Central de los trabadojes argentinos ), aujourd’hui vendus aux partis au pouvoir. Le mouvement piquetero est conscient des dangers de la représentation et met par conséquent un accent particulier sur l’horizontalité de l’organisation et pratique le mandat impératif en cas de délégation pour une négociation.

Le ferment argentin

La situation économique et sociale du pays n’est guère réjouissante (le chômage est passé de 7% en 1992 à 22% en janvier 2002; plus de la moitié de la population, soit 19 millions de personnes, vivent aujourd’hui dans la pauvreté, et près de 9 millions dans l’indigence) dans un pays qui était il y a un an encore parmi les plus riches du continent et il y a quelques décennies parmi les dix puissances économiques mondiales. La vie quotidienne des Argentin-e-s est faite de galère, de misère et de faim. Mais parallèlement, l’espoir collectif et la volonté de lutter, de recréer une dimension commune et de réinventer la solidarité sont plus forts que jamais. Le processus de délégitimation du système politique et du système économique a donné lieu à une avancée surprenante de formes d’organisation et de gestion autonomes.

Certes, les tensions internes aux mouvements, les divergences politiques, les confrontations entre projets différents ne sont pas absents de cette dynamique et contribuent, dans certains cas, à l’enrichir mais aussi, dans d’autres, à la miner et l’affaiblir – comme c’est le cas de certaines assemblées populaires, dissoutes ou désertées suite à des conflits indépassables. En effet, nombreuses sont les tendances politiques hantées par des idéaux d’efficacité et de conquête du pouvoir et de fait hostiles à l’auto-organisation collective, visant plus à utiliser les assemblées qu’à les dynamiser*. Les processus de constitution d’espaces d’autonomie politique et économique ne sont pas à l’abri des sempiternelles tentatives de canalisation politique, susceptibles à moyen terme de vider ces espaces de leur pouvoir de gestion et d’action. Par ailleurs, les instances policières de la répression et du maintien de l’ordre ne manquent pas d’exercer leurs méfaits, de réprimer les mouvements, de criminaliser les activités de résistance, etc.

Nul ne peut dire à l’heure actuelle dans quelle direction cette dynamique va se développer. Mais ce qui est sûr, c’est que l’expérience argentine témoigne d’une formidable exigence d’autonomie du mouvement de résistance, d’une volonté de transformer les rapports interindividuels dans le sens de la solidarité et de la reconnaissance mutuelle, de tentatives d’élaborer – dans l’urgence et la nécessité – des alternatives à un système politique décrédibilisé et un système économique en lambeaux. Une telle expérience libère des énergies considérables permettant l’invention de formes d’organisation collective surpassant le modèle néolibéral et le modèle de la délégation politique. A ce titre, la rébellion populaire argentine apparaît comme un véritable laboratoire de création d’un autre monde… qui reste à inventer collectivement, dans la pensée et l’action.

* On trouve un reflet de cette position dans le livre de François Chesnais et Jean-Phillippe Divès, Que se vayan todos !, Editions Nautilus, Paris, 2002. Les auteurs (issus du trotskisme) déplorent l’absence d’un parti anti-capitaliste „offrant un cadre d’organisation large, permanente et démocratique aux hommes et aux femmes qui se portent à la tête des luttes, dans le but d’aider à centraliser les processus d’auto-organisation" (p. 22)

L’obsession de la centralisation et des avant-gardes éclairées est un vieux réflexe léniniste que certains persistent visiblement à revendiquer.