Amérique Latine: Lignes de fractures

von Cédric Bertaud (FCE - France), 27.05.2003, Veröffentlicht in Archipel 104

Fin janvier 2003 se tenait à Porto Alegre le troisième Forum Social Mondial, à cette occasion trois personnes du Forum Civique Européen sont parties sur le continent latino-américain. Cet article est issu des rencontres, discussions et lectures qu’il nous a été permis de faire à l’occasion de ce voyage.

Nous assistons actuellement à un renforcement de la domination des Etats-Unis sur le monde, avec une volonté très claire d’appropriation des ressources des sous-sols (pétrole, or, uranium, gaz naturel, eau, etc.). Les projecteurs médiatiques éclairent le monde arabe et la guerre en Irak. Pourtant, même si l’Amérique Latine reste dans l’ombre des dernières modes télévisuelles, l’offensive hégémonique américaine est présente et suscite des résistances populaires extrêmement fortes, telles qu’on n'en avait pas vu émerger depuis les années 60-70. Nous vous proposons un survol de la situation du cône sud.

Pour appréhender la réalité du continent sud-américain, il faut étudier la particularité de chaque pays, aussi bien au niveau politique qu’au niveau de la richesse de son sous-sol, de sa composition sociale ou de son histoire. La Bolivie avec ses 80 à 90% d’indigènes et peu de réserves pétrolières n’a rien à voir avec le Venezuela, deuxième pays exportateur de pétrole vers les Etats-Unis, ou avec le Brésil, dixième puissance industrielle mondiale.

Il existe pourtant un point commun entre beaucoup de ces pays, décliné selon les particularités locales: c’est la conjonction de mouvements populaires et de partis politiques présents aux élections, remportant même des succès et s’appuyant sur ces mouvements. Hugo Chavez en 1999 au Venezuela, le colonel Gutierrez en Equateur en 2002, Lula au Brésil en 2003, l’arrivée au second tour de l’élection présidentielle d’Evo Morales en 2002 en Bolivie, tous ont derrière eux des mouvements, même si on ne peut pas mettre au même niveau le soutien à Chavez, créé directement par lui et de haut en bas et l’élection de Lula, issu du PT (Parti des Travailleurs, trotskiste), parti déjà ancien avec des communautés de bases, allié historique du puissant MST (Mouvement des travailleurs Sans Terre, 15 à 20 millions de personnes).

On voit ainsi se dessiner une sorte de bloc d’Etats s’opposant à l’impérialisme américain, car il ne faudrait pas oublier dans cette rapide énumération Cuba et son loquace «Lider maximo». Mais ce bloc ne peut pas être idéalisé non plus, on n’est plus au temps de la guerre froide et l’opposition à l’offensive américaine prend des formes variées et pas nécessairement coordonnées entre elles.

Venezuela, Brésil, Equateur

Au Venezuela, l’affrontement a failli tourner à la guerre civile à deux reprises. D’abord en avril 2002, lors de la tentative du coup d’Etat fomenté par la Fedecamaras (syndicat patronal), très certainement appuyé par la CIA (le coup d’Etat avait été soutenu immédiatement par les Etats-Unis et Javier Solana, commissaire européen aux Relations extérieures). Ensuite lors de la soi-disant grève générale qui a duré deux mois et dont Chavez est sorti renforcé et l’opposition divisée.

Lula, au Brésil, a négocié directement, avant même son élection, avec l’administration de Bush et le FMI. Il a choisi de ne pas s’opposer frontalement aux USA, ce qui le place dans une position difficile vis-à-vis des mouvements qui l’ont porté au pouvoir. Les tensions au sein du PT augmentent, avec une direction que se crispe et des personnes (de la base ou avec mandat électoral) qui dénoncent la «révolution conservatrice» de Lula. Début mars, le MST a relancé une campagne d’occupation de terres et d’édifices publics qui a été dénoncée par le PT, appelant au dialogue. Il semblerait que l’état de grâce de Lula n’ait tenu que trois mois.

Dans un autre ordre d’idée, nous avons l’Equateur. Ce pays, très petit en comparaison des deux premiers, a une certaine importance pétrolière. En 2002, le Colonel Gutierrez a été élu, soutenu, y compris au travers de manifestations populaires assez massives, par presque tous les mouvements et en particulier par la très puissante CONAIE (coordination des organisations indigènes). Il apparaît que Gutierriez n’a pas l’envergure d’un Chavez ou d’un Lula et qu’il développe un discours populiste qui plaît à certaines organisations – et ceci d’autant plus que certains mouvements aimeraient une part du gâteau du pouvoir – mais qui n’est pas le même que celui qu’il tient à la Maison Blanche, entre autres sur un point précis, la base militaire de Manta1. Son démantèlement était une des revendications de certains secteurs indigènes au moment des élections; compte tenu de la taille du pays et de la situation macroéconomique, on voit mal comment Gutierrez pourrait y parvenir ou même simplement empêcher les soldats américains de l’utiliser pour intervenir en Colombie. Il est probable que nous assistions dans les prochaines semaines à un revirement des mouvements ayant porté au pouvoir Gutierrez. Voilà pour les pays qui ont vécu un changement politique significatif, avec l’arrivée au pouvoir de personnes autres que celles issues des mafias bourgeoises régissant traditionnellement ces pays.

Bolivie

A côté, nous avons l’exemple de la Bolivie où la pression populaire a réussi à faire reculer le gouvernement plusieurs fois ces dernières années: 1999-2000, lutte contre la privatisation de l’eau, 2001-2002, lutte contre l’interdiction de cultiver la feuille de coca, 2003, lutte contre l’augmentation des impôts voulue par le FMI. Malgré une répression très forte (une trentaine de morts entre janvier et février 2003 et des centaines de prisonniers), les mouvements de secteurs très divers (urbains et ruraux, jeunes et vieux, etc.) ont réussi à fusionner. Ces mouvements ont trouvé une expression politique au travers du MAS (Mouvement Au Socialisme) et avec le leader des cocaleros 2 Evo Morales. La personnalité d’Evo Morales dérange énormément. Peu après le 11 septembre, l’ambassadeur des Etats-Unis en Bolivie a déclaré: «il ne faudrait pas que monsieur Morales s’étonne s’il lui arrivait quelque chose» . A la mi-mars, la direction du MAS a dénoncé une campagne de presse, orchestrée par la CIA, préparant le terrain et l’ambiance pour l’élimination physique du leader cocalero .

Argentine et Colombie

Deux pays sortent du lot et sont dans une situation assez différente: l’Argentine et la Colombie. Suite à la faillite pure et simple de l’Argentine et à la rébellion populaire des 19 et 20 décembre 2001, il existe là-bas un mouvement d’auto organisation3. C’est sans doute le seul pays de cette région où des mouvements horizontaux, sans hiérarchie et indépendants de tous partis politiques trouvent une expression publique et une place en tant que telle dans la sphère des luttes sociales. Dans tous les pays dont nous avons survolé la situation, la majorité des mouvements sont plutôt centralisés et hiérarchisés. Dans les usines occupées ou chez les piqueteros , on constate un dépassement de la tradition gauchiste, ouvriériste, même si celle-ci existe par ailleurs. Ce mouvement d’auto organisation est encore fragile et relativement faible. Il faudra plusieurs années avant qu’il ne puisse confronter la situation socio-politique, pour autant qu’il continue à tenir et à se développer d’ici là. Le processus d’apprentissage politique et organisationnel, même s’il est plus rapide en raison de la situation sociale, prend du temps. Du temps, ils en ont, car même d’un point de vue capitaliste, il n’existe pas de solution à court terme pour l’Argentine.

Face à tous ces mouvements, l’offensive US passe par la création de la ZLEA4 et par une militarisation de toute l’Amérique Latine. On est très certainement au moment historique où ce continent est le plus fortement militarisé directement par les Américains. Une intervention militaire de grande ampleur n’est pas à exclure dans les prochains temps et si elle a lieu, elle passera par une «vietnamisation» de la situation colombienne.

En 2001, Alvaro Uribe a été élu président de la Colombie, sur un programme d’extrême droite et avec la promesse d’en finir avec la guerre civile qui ensanglante le pays depuis 50 ans (un million de morts, deux millions de déplacés internes). Il existe deux guérillas dans ce pays, les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, marxistes-léninistes durs) et l’ELN (l’Armée de Libération Nationale, guévariste). Face à eux, les paramilitaires d’extrême droite, l’armée colombienne (dont certains éléments font partie des deux) et l’Etat. Les FARC, même si elles y étaient historiquement opposées, trempent dans le trafic de cocaïne, tandis que l’Etat et les paramilitaires en contrôlent la majeure partie. En dehors des groupes armés existent des mouvements populaires (indigènes, afro-colombiens ou paysans) qui se sont souvent trouvés entre deux feux. En 2000, les Etats-Unis, aidés par l’Union Européenne, lançaient le Plan Colombie5 officiellement pour lutter contre le narcotrafic. Après le 11 septembre, le congrès américain a autorisé que le soutien militaire des Etats-Unis (la Colombie est le troisième pays recevant le plus d’aide militaire US, après Israël et l’Egypte.) puisse être utilisé pour lutter contre le terrorisme, donc contre les guérillas. En 2001, le précédent gouvernement de Pastrana avait rompu les négociations avec les FARC et avait repris la zone démilitarisée (de la taille de la Suisse) que les FARC géraient depuis trois ans. Le conflit a donc repris de l’intensité, avec un changement de stratégie de la part des FARC: jusqu’à présent, elles agissaient en zone rurale et en s’appuyant, parfois de force, sur les communautés paysannes. Désormais, elles organisent des actions armées en ville, au cœur même de Bogota.

Le président Uribe mène des négociations secrètes avec les paramilitaires tout en refusant toute discussion avec les FARC et tente parallèlement de mettre sur pied un réseau d’un million d’informateurs rémunérés. Récemment, il a demandé un accroissement de l’aide militaire aux Etats-Unis qui ont envoyé 70 bérets verts pour former l’armée colombienne. En février, les FARC ont descendu un avion et capturé trois agents de la CIA qu’ils veulent échanger contre des prisonniers à eux. Les Etats-Unis ont déjà annoncé publiquement qu’ils seraient prêts à venir défendre leurs infrastructures, en particulier pétrolières.

On sent donc très clairement un engrenage pouvant amener à plus ou moins court terme à une intervention militaire de grande ampleur qui pourrait permettre au passage de «rétablir l’ordre» au Venezuela et en Bolivie, et d’asseoir la mainmise de Washington sur tout le sous-continent.

Cet article mériterait d’aller plus en profondeur sur les situations de chaque pays, mais cela deviendrait un livre. Voilà pour un survol du moment historique particulier que vit l’Amérique Latine, vue au travers du prisme d’un européen blanc. Nous vous proposerons dans les numéros à venir des articles plus détaillés sur les différents pays.

  1. Base militaire construite dans le cadre du Plan Colombie

  2. Petits paysans producteurs de la feuille de coca

  3. Voir Archipel 101, janvier 2003: «Le ferment argentin, des privatisations sauvages à la reconquête du commun» d’Olivier Voirol

  4. Zone de Libre-Échange des Amériques: les négociations pour la création de cette zone ont commencé et les Etats-Unis espèrent qu’elle rentrera en activité en 2004. La volonté est d’étendre à tout le continent américain ce qui a déjà été fait au niveau nord américain avec l’ALENA

  5. Le Plan Colombie: deux milliards de dollars fournis par Washington en matériel militaire, Bruxelles finançant à hauteur de 4 milliards l’aide civile, c’est-à-dire les camps pour les populations déplacées...