AMERIQUE LATINE : Une nouvelle réalité

09.05.2010, Veröffentlicht in Archipel 157

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Voici la suite de l’article paru dans l’avant-dernier numéro d’Archipel*. Depuis, nous avons appris que Matías Catrileo Quezada, un étudiant de 22 ans à l’Université de Temuco, vient d’être assassiné par des policiers chiliens près de Temuco. Il voulait participer avec un grand groupe de Mapuches à l’occupation pacifique de l’Hacienda du latifundiste Jorge Luchsinger. Des carabiniers armés de mitraillettes qui surveillaient l’hacienda ont immédiatement ouvert le feu et touché Matías Catrileo au poumon.

A environ 100 kilomètres au sud de Concepción, le petit village de Cañete est l’un des noeuds du conflit mapuche: à la Noël 1553, les Mapuches détruisirent le fort Tucapel construit par Pedro de Valdivia et exécutèrent ce dernier. Cinq années plus tard, le grand cacique Caupolican était envoyé au supplice sur la place qui porte aujourd’hui son nom et où s’élèvent d’imposantes figures en bois en hommage de son peuple.

Sur cette même place, quelque 200 Mapuches et étudiants se rassemblèrent une matinée pluvieuse d’avril pour demander la liberté de José Huenchunao, dirigeant de la Coordination des Communautés en conflit Arauco-Malleco (CAM), détenu depuis des semaines dans le cadre de l’offensive déclenchée par l’Etat qui a conduit en prison les principaux dirigeants de la Coordination, dont Hector Llaitul et José Llanquileo.

La communauté Pablo Quintriqueo

Quand la marche s’est dissoute, après avoir parcouru cinq pâtés de maisons entourée d’un important dispositif anti-émeutes, les loncos 1 Jorge et Fernando nous ont emmenés jusqu’à leur communauté. Près de l’un des villages de la zone, dans une espèce de clairière entre les pins, une poignée de maisons précaires forment la communauté Pablo Quintriqueo, «un indigène hispanisé qui vivait dans cette région vers 1800» , explique Mari, assistante sociale mapuche qui vit à Concepción. A la surprise de ceux qui ont visité des communautés andines ou mayas, elle ne comprend que sept familles et s’est formée il y a seulement huit ans; le petit potager derrière les maisons ne peut ravitailler plus de 30 personnes.

Faisant circuler un maté, ils expliquent. Les familles avaient émigré à Concepción et laissé les terrains de leurs ancêtres sur lesquels ils étaient nés et avaient vécu jusqu’à il y a une décennie. Mari s’est mariée avec un huinka (blanc), elle a deux enfants et un bon emploi. Beaucoup de jeunes, comme Hector Llaitul, aujourd’hui emprisonné à Angol, sont diplômés de l’Université de Concepción et ont ensuite créé des organisations en défense de leurs terres et communautés. Quand les forestiers empiétèrent sur leurs terres, ils y retournèrent pour les défendre. «Ce sont au total 1.600 hectares qui sont l’objet de conflits, rien que dans cette communauté» , assurent-ils.

La réalité mapuche

Il n’est pas simple de comprendre la réalité mapuche. Le lonco Jorge, 35 ans, un des plus jeunes du groupe, donne une piste en signalant que «le projet de restructuration du peuple mapuche passe par la récupération du territoire» . De là on peut déduire que les Mapuches vivent une période que d’autres peuples indigènes du continent ont connue il y a un demi-siècle, quand ils s’assurèrent la récupération et le contrôle de terres et de territoires qui leur appartenaient depuis des temps immémoriaux. En second lieu, tout indique que la défaite mapuche est encore trop proche (à peine un siècle) comparée aux trois ou cinq siècles passés depuis l’irruption des Espagnols ou la défaite de Tupac Amaru, selon la chronologie que l’on préfère. La mémoire de la perte de l’indépendance mapuche est encore très fraîche, et cela explique peut-être une tendance qui se transmet dans les conversations: à la différence des Aymaras, Quechuas et Mayas, les Mapuches se mettent dans une position de victimes qui, bien que juste, s’avère incommode.

José Huenchunao affirme que les communautés vivent une nouvelle situation du fait du désespoir existant. Et il lance un avertissement qui ne semble pas démesuré: «Si cette administration politique, si les acteurs de la société civile ne prennent pas en compte notre situation, les conflits qui étaient isolés vont se reproduire avec plus de force et de manière plus coordonnée. Cela peut être beaucoup plus grave, cela peut avoir un coût beaucoup plus grand pour cette société que de rendre une certaine quantité de terres, qui est le minimum que les communautés réclament.» 2

La fin de la Concertación ?

Pour les Chiliens de «tout en bas», il n’est pas évident que la démocratie électorale ait amélioré leurs vies. «La stratégie politique de la Concertación 3 , tout au long de ses seize années de gouvernement, a été tournée vers ‘le changement politique et social minimal’ et vers l’extension et l’approfondissement du capitalisme néolibéral dans toutes les sphères de la société. L’administration ‘concertationniste’ a plus gouverné le marché que la société, accentuant ainsi la très mauvaise distribution des revenus, et faisant de la société chilienne - derrière le Brésil - la société la plus inégalitaire du continent latino-américain» , assure le politologue Gomez Leytón4.

Mais des symptômes clairs montrent que le temps de la Concertación est en train de s’épuiser. Il est possible, de plus, que l’appréciation de Henchunao soit juste. La longue résistance du peuple mapuche non seulement ne s’est pas éteinte, mais elle renaît toujours en dépit de la répression. Néanmoins, ces dernières années, au sud du Bío-Bío, les Mapuches ne sont pas seuls à résister au modèle néolibéral sauvage. Les pêcheurs artisanaux de Mehuin et les agriculteurs qui voient leurs eaux contaminées ont déjà opéré diverses protestations. Début mai, les carabiniers ont tué un ouvrier forestier, Rodrigo Cisternas, qui participait à une grève pour l’augmentation des salaires.5

Ce fait représente peut-être le commencement de la fin de la Concertación. Durant plus de 40 jours, les ouvriers de Bosques Arauco, propriété du Groupe Angelini située dans la région Bío Bío, ont fait une grève à laquelle ont participé trois syndicats représentant 6.000 travailleurs. Comme l’entreprise avait accumulé des profits de 40%, les ouvriers ont réclamé une augmentation des salaires du même pourcentage. Après de longues et inutiles négociations, ils en sont venus à la grève. Ils ont encerclé l’usine où les responsables de l’entreprise s’étaient repliés avec trois équipes pour faire échouer la grève. «Voyant que les carabiniers s’amusaient à détruire leurs véhicules, les ouvriers se sont défendus en utilisant du gros outillage, c’est alors que les carabiniers ont assassiné par balle un des grévistes et en ont gravement blessé plusieurs autres» , déclare un communiqué du Mouvement pour l’Assemblée du Peuple (Movimiento por la Asamblea del Pueblo )6.

Dans les derniers mois, le gouvernement de Michelle Bachelet a ouvert trop de fronts. Au conflit avec le peuple mapuche s’ajoute la protestation estudiantine contre la loi d’éducation qui a provoqué l’année dernière des manifestations de centaines de milliers de jeunes. Au début de cette année a éclaté un conflit non résolu en raison de la restructuration des transports publics à Santiago, puisque la mise en route du Transantiago7 porte préjudice aux secteurs populaires. S’ajoute à cela la mort d’un ouvrier dans une région chaude. Il est possible que, comme cela a déjà eu lieu dans d’autres pays de la région, la population chilienne ait commencé à tourner la page du néolibéralisme sauvage.

La démocratie contre les Mapuches

Un ministre de Pinochet se vantait en disant qu’«au Chili il n’y a pas d’indigènes, il n’y a que des Chiliens» . En conséquence, la dictature édicta des décrets pour mettre fin aux exceptions légales en faveur des Mapuches et introduire le concept de propriété individuelle de leurs terres. Mais «priver le peuple mapuche de sa reconnaissance en tant que tel a renforcé l’identité ethnique» , signale Gabriel Salazar, récent lauréat du Prix national d’Histoire.

Au début des années 1980, on a assisté à une «explosion sociale» du peuple mapuche en réponse aux décrets de 1979 qui avaient permis la division de plus de 460.000 hectares de terres indigènes. «La division - relève Salazar - ne respecte pas les espaces qui ont toujours été considérés communs et qui étaient fondamentaux pour la reproduction matérielle et culturelle du peuple mapuche, comme les zones destinées aux bois, aux pâturages et aux cérémonies religieuses. L’augmentation de la population, jointe à la réduction de son territoire, ont contribué à ‘vider’ les communautés de leurs gens et de leur culture» .

La démocratie n’a pas non plus été généreuse avec le peuple mapuche. Si la dictature voulait en finir avec eux, misant sur la conversion d’indiens en paysans, avec le gouvernement de la Concertación (à partir de 1990) de nouvelles attentes firent leur apparition. Le président Patricio Aylwin8 créa des espaces et donna son appui à une loi qui fut débattue au Parlement. Néanmoins, à la différence de ce qui s’est produit dans d’autres pays du continent, en 1992, le Parlement rejeta la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT)9 et la reconnaissance constitutionnelle des Mapuches comme peuple, telle que stipulée par les Nations unies.

Actuellement, «le monde indigène rural est partie constituante de la pauvreté structurelle du Chili» , assure Salazar. En 1960, chaque famille mapuche disposait en moyenne de 9,2 hectares alors que l’Etat soutenait qu’il en fallait 50 pour vivre «dignement». Entre 1979 et 1986, on en était à 5,3 hectares, superficie qui est aujourd’hui de seulement 3 hectares par famille. Sous la dictature, les Mapuches ont perdu 200.000 des 300.000 hectares qui leur restaient. L’avancée des entreprises forestières et hydro-électriques sur leurs terres a provoqué une augmentation exponentielle de la pauvreté et de l’émigration.

Désespérées, beaucoup de communautés envahissent les terres dont se sont emparées les entreprises forestières, et pour cela sont accusées de «terrorisme». La Loi antiterroriste de la dictature continue à être appliquée contre les communautés pour incendie de plantations, blocage de routes et désobéissance aux carabiniers.

Actuellement, il existe des dizaines d’organisations mapuches qui oscillent entre collaboration avec les autorités et l’autonomie militante, et il faut souligner la naissance de nouveaux groupes de caractère urbain, en particulier à Santiago, où résident plus de 40% du million de Mapuches qui vivent au Chili selon le recensement de 1992.

* Voir Archipel No 155. La traduction française est de Gérard Jugant et Fausto Giudice, membres de Tlaxcala (http://www.tlaxcala.es/), le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique, traduction revue par l’équipe du RISAL

http://risal.collectifs.net/

et la rédaction d’Archipel

  1. Le terme loncos, ou cacique désigne, en ce qui nous concerne, le notable, chef, leader, détenteur du pouvoir d’une communauté et / ou d’un peuple indien

  2. Entretien avec José Huenchunao.

  3. La (CPD) est la coalition démocrate chrétienne et socialiste qui dirige le Chili depuis la fin de la dictature. Ladite CPD, ou Concertación, a d’abord réuni 17 partis autour de Patricio Aylwin, démocrate-chrétien, du Partido Demócrata Cristiano (DC), qui remporta les élections de 1989. Eduardo Frei, du même parti, lui succéda en 1993, puis ce fut le tour du président Ricardo Lagos, Partido Socialista de Chile (PS) et ancien ministre sous les précédents mandats, d’accéder à la présidence en 2000. Depuis mars 2006, C’est Michelle Bachelet qui préside le pays. La CPD est actuellement formée des organisations suivantes: le Parti socialiste du Chili, le Parti pour la démocratie (PPD), le Parti radical social démocrate, le Parti démocrate-chrétien

  4. Juan Carlos Gómez Leytón, ob. cit.

  5. Lire à ce propos Rodrigo Sáez, Marisol Facuse, Répression du mouvement social au Chili: «Arauco tiene una pena «, RISAL, 25 mai 2007: http://risal.collectifs.net/spip.ph

  6. Communiqué du 5 mai 2007 sur www.piensachile.com.

  7. Lire à ce sujet Antoine Casgrain, Santiago a le mal des transports, RISAL, 18 juin 2007: http://risal.collectifs.net/spip.ph....

  8. Patricio Patricio Aylwin, homme politique chilien, démocrate-chrétien. Il fut président du Chili de 1990 à 1994, après la dictature, pour la Concertación

  9. La Convention 169 de l’Organisation internationale du travail ou Convention relative aux peuples indigènes et tribaux est le seul instrument légal adopté par la communauté internationale pour protéger les droits des peuples indigènes et tribaux. Elle établit des lignes directrices pour favoriser une approche participative en matière de prise de décisions, favorisant ainsi l’autodétermination de tout peuple indigène, tout en fixant des buts, des priorités et des normes minimales. (Note Risal)