BALKANS : Surdulica, voyage au pays des trompettes

von Beatriz Graf (FCE - Comedia Mundi), 22.03.2004, Veröffentlicht in Archipel 111

Chaque année, au mois d’août, des dizaines de milliers de personnes se réunissent lors du grand concours de fanfares à Guca en Serbie centrale. Auparavant, a lieu le concours régional dans la petite ville de Surdulica dans le sud du pays. Située entre la Bulgarie à l’Est, le Kosovo à l’Ouest et la Macédoine au Sud, cette région abrite une des plus importantes communautés de Roms de Serbie. C’est ici que l’on trouve les meilleures fanfares de tout le pays.

Pour la première fois, cette année, des groupes étrangers étaient conviés à participer à la rencontre musicale qui se déroule autour du concours. A l’invitation d’un ami de longue date, Milo Petrovic, coordinateur du réseau Causes Communes Suisse (voir encadré), 16 personnes, dont une partie du groupe musical Comedia Mundi, des membres du FCE et des coopératives Longo maï (dont moi-même) sont parties à la découverte de cette région, de ses habitants et de sa musique.

Nous avons passé cinq jours à Surdulica, en fêtes et rencontres, organisées ou improvisées, un micro à la main, toujours prêts à enregistrer musiques et discussions à bâtons rompus 1.

L’origine des fanfares

«Ici, on naît avec la fanfare, on se marie avec la fanfare, on meurt avec la fanfare» , nous dit Stojan Krstic. On est trompettiste de père en fils, une fanfare est, la plupart du temps, composée de membres de la même famille. Les mélodies sont transmises à l’oreille.

Les premières fanfares apparaissent en Serbie pendant la première guerre mondiale. Mais le chef de la deuxième insurrection serbe contre les Turcs, Milos, avait déjà engagé des orchestres tchèques au milieu du XIXème siècle pour se démarquer de la musique turque. Ces orchestres se produisaient à la cour royale à Kragujevac et plus tard à Belgrade, et n’étaient pas connus du peuple.

Les Roms de Serbie jouaient des instruments traditionnels turcs, comme par exemple le zourle , instrument à vent d’une faible puissance; la trompette venue de Tchécoslovaquie donna une nouvelle force à leur musique.

Les premiers ensembles de cuivre étaient des orchestres de musique militaire, constitués d’hommes qui revenaient de la première guerre mondiale. Selon Milena Sesic, rectrice de la Faculté des Arts de Belgrade que nous avons rencontrée lors de notre passage par la capitale yougoslave, la musique jouée aujourd’hui par les fanfares est un curieux mélange entre différentes traditions et influences allant de la musique militaire à la culture tsigane en passant par des airs traditionnels serbes et même de la musique pop. Les musicologues s’arrachent les cheveux en essayant d’en analyser les origines…

Les fanfares sont devenues célèbres un peu partout dans le monde grâce aux films d’Emir Kusturica et d’autres films sur les Tsiganes. Curieusement, ces films ont, toujours selon Milena, beaucoup contribué à l’unification de l’espace culturel rom, au moins en Yougoslavie. La différence entre la musique des Tsiganes des différentes régions était beaucoup plus grande au début du XXème siècle qu’aujourd’hui. En Vojvodine par exemple, on joue principalement du violon, dans la région de Sumadia de l’accordéon, et les Tsiganes s’adaptent aussi mélodiquement à la musique de leur région. Ils ont cependant repris les musiques de ces films et les reconnaissent comme les leurs; des chansons comme Ederlezi du «Temps des Gitans» ou Mesecina de «Underground» font aujourd’hui partie du répertoire de toutes les fanfares.

La musique peut nous mener plus loin…

Connaissant Milo, nous nous doutions qu’il avait une idée derrière la tête en nous invitant à Surdulica. Nous avons voulu en savoir plus sur cette ville. Pablo Fernandez, un photographe qui exposait ses photos à la maison de la culture pendant le festival, et Milo nous rappellent qu’il s’agit d’un des derniers endroits bombardés par l’OTAN. Plusieurs maisons, le sanatorium et la maison de retraite avaient été touchés, faisant plusieurs dizaines de victimes civiles:

«La politique des frappes aériennes suivait une logique: d’abord des cibles militaires, ensuite les infrastructures – ponts, usines, raffineries, etc. Et puisque les Yougoslaves continuaient à se battre, on est passé à une gestion tout à fait rationnelle du dégât dit ‘collatéral’. Une fois cassées les structures économiques, de commandement et de communication, on a frappé de plein fouet la population.»

Milo explique: «L’OTAN a compris qu’il ne suffisait pas de quelques bombes d’avertissement. Ils avaient sous-estimé la résistance. Ils croyaient peut-être qu’il allait y avoir une insurrection contre Milosevic. Les gens se sont levés, pas pour défendre Milosevic, mais parce que leur vie, leur dignité étaient en danger.»

Milo est allé à Surdulica:

«J’ai voulu voir sur place. J’ai découvert les habitants de cette ville. J’étais très impressionné par leur réaction: ils ont pleuré leurs morts, ils les ont enterrés, et, tout de suite après, ont reconstruit les maisons, le sanatorium… Ils ont recommencé à vivre intensément malgré tout. Ils ont même maintenu le festival 40 jours après les bombardements. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas souffert, mais c’est un signe d’une extrême vitalité.

Ensuite je me suis aperçu de la diversité ethnique et culturelle de cette commune. Depuis plus de huit ans déjà, j’essaye de convaincre mes amis de Causes Communes Suisse de réaliser de nouveaux partenariats en Serbie. Il y en a sept au Montenegro et seulement deux en Serbie qui est beaucoup plus grande! Surdulica correspond aux critères de multiethnicité, il y a une forte communauté tsigane, environ 20 pour cent de la population, il y a une minorité bulgare et un pouvoir local – avec toutes ses faiblesses – ouvert à une coopération internationale. Il existe déjà des sortes de partenariats avec des communes voisines en Bulgarie et en Macédoine.»

Pablo précise: «Les autorités locales semblent assez paradoxales, car le maire est membre du SPS, l’ancien parti de Milosevic, et monarchiste en même temps, donc à peu près aux antipodes de tout ce dont nous venons de débattre, mais il agit localement de façon intelligente.»

Des contradictions certes choquantes, nous dit Milo, mais ce maire, soutient fortement la culture dans sa ville, notamment le festival des fanfares. Milo pense à un partenariat qui pourrait passer par cette culture:

«Il existe cette musique, cette culture, pourquoi ne pas utiliser ce canal? Cela crée une sympathie mutuelle et les conditions psychologiques pour passer ensuite à un autre terrain. La culture peut nous mener bien plus loin! L’année passée, il y avait sept ou huit Suisses à Surdulica, Pablo a exposé ses photos pour la première fois, cette année; avec vous et le groupe de personnes qui est venu à travers le Courrier des Balkans 2, il y a au total presque 80 étrangers, ce qui représente un événement inouï dans l’histoire de Surdulica.»

Tradition et modernisme

Le concours s’est déroulé sur trois jours, 40 fanfares composées de trois trompettistes, quatre joueurs de tuba et deux percussionnistes briguaient le prix de la meilleure trompette, du meilleur tuba, de la meilleure percussion et de la meilleure présentation. Le jury était composé de musicologues et d’ethnologues venus de Belgrade, pas un seul Rom pour juger les fanfares tsiganes. Et, partout des affiches d’entreprises locales ou internationales qui sponsorisent les fanfares et le festival. Pablo explique les enjeux de ce concours:

«Dans cette région, il y a une offre extraordinaire par rapport aux orchestres et une demande totalement insuffisante. Une fanfare ne peut pas vivre localement, elle est obligée de s’expatrier. Et il faut savoir qu’autour des fanfares, ce sont plusieurs familles qui vivent. Donc plus un groupe est primé, plus on lui fera des demandes spécifiques – pour des concerts, des mariages, etc. – et plus il peut augmenter le prix de ses prestations. La musique a des retombées très directement économiques pour les Roms de la région.»

Les trois soirs du concours, les fanfares se rendaient dans le seul grand hôtel de la ville pour faire la fête. Mais surtout, les musiciens venaient pour jouer devant les autorités locales et leurs sponsors. On aime toujours les Tsiganes quand ils font de la musique, on ne les discrimine plus dans le discours officiel, mais on ne s’assoit pas à leur table, on ne les invite pas à boire un coup. Un mode de fonctionnement qu’on ne changera pas si vite, nous dit Milo.

En fait, on assiste à un curieux mélange entre un certain traditionalisme et des idées «modernistes» par rapport au développement économique.

Milo pense qu’il faudra procéder par étapes: «L’année prochaine, il faudrait prendre contact avec plus de gens, s’intéresser à la vie autour de la musique, discuter plus… Peut-être comprendront-ils petit à petit que les privatisations ne sont pas forcément la meilleure ou la seule recette d’un développement économique. Dans deux ou trois ans, on pourra passer à des initiatives plus complexes. L’idéal serait de créer un partenariat stable à long terme.»

Nomades et sédentaires

Pablo rappelle que tous les Roms de la région ne sont pas musiciens. Il y en a qui travaillent dans les barrages, les entreprises, beaucoup sont saisonniers, il y a de nombreux artisans, il existe aussi des enseignants et même des policiers Roms… Avec Milo, ils ont rencontré le forgeron de la ville, un jeune de 21 ans qui a succédé à son père: «Il continue de travailler à Surdulica parce que c’est une région essentiellement agricole, donc il y a toujours une faux ou une barrière à réparer, des constructions métalliques à fabriquer, il trouve toujours du travail, contrairement au vannier qui fait des magnifiques paniers en osier qu’il vend à 14 ou 15 Euros mais qui a beaucoup de mal à concurrencer les bassines en plastique importées de Chine qui ne coûtent que 2 Euros.»

De nombreux Roms partent, surtout en Autriche et en Allemagne et envoient de l’argent à leurs familles. Quelques-uns reviennent riches et construisent des maisons au centre ville tandis que la majorité vit dans les villages des alentours et pratique une petite agriculture familiale.

Mais tous n’ont pas cette chance. Lors de notre passage à Belgrade, nous avons eu l’occasion de discuter avec Ivko Dragisevic, directeur du centre de documentation destiné aux étudiants de la capitale. Pendant les vacances d’été, il y a accueilli des enfants Roms venus d’Allemagne. Les derniers mois, des expulsions brutales de familles entières qui, pour certaines d’entre elles, vivaient en Allemagne depuis des dizaines d’années, se sont multipliées. Ivko et ses amis ont réalisé un film sur leur arrivée à Belgrade où ils se trouvent totalement démunis sans savoir où aller. Ils aimeraient entrer en contact avec des personnes qui tentent d’empêcher ces expulsions, en Allemagne mais aussi dans d’autres pays où ce genre de pratique est malheureusement en train de se développer 3.

Beatriz Graf

FCE - Comedia Mundi

  1. Ce qui a donné une émission d’une heure: «Surdulica, voyage au pays des trompettes», à commander à Radio Zinzine F-04300 Limans (10 euros, port compris, à l’ordre de Radio Zinzine)

  2. Courrier des Balkans: <www.balkans,eu.org>

  3. voir Archipel no 101, janvier 2003, pour tout contact à ce sujet: Caroline Meijers, FCE Suisse, Le Montois CH-2863 Undervelier <montois@datacomm.ch>